L’espérance, tournée vers l’avenir ou vers le présent ?

Catherine de Sienne à un grand prélat (qui n’est pas nommé) :

 

« Je vous en prise, faites que [le Seigneur] n’ait jamais à vous adresser ces paroles acerbes, en manière de réprimande : ‘Maudit sois-tu, toi qui n’as rien dit’. Ah ! assez de silence, criez en cent mille langues. Je vois qu’à force de silence le monde est corrompu, l’Épouse du Christ est toute pâle, elle a perdu ses couleurs, parce qu’on lui suce le sang, le sang du Christ qui est donné par grâce et non par obligation [1] ».

 

Dans son Libellus consacré aux origines de l’ordre des Dominicains, le bienheureux Jourdain de Saxe raconte l’amitié qui le liait à Henri, chanoine d’Utrecht, qui devint prieur du couvent de Cologne. Or, ils avaient découvert ensemble une parole biblique qui est resté toute leur vie une source de force et de joie : « Stemus stimul » (Is 50,8), ce qui peut se traduire par : « Restons ensemble » ; « Tenons debout ensemble » ; « Tenons le coup ensemble ». Ainsi, le propre de l’amitié est cette unité durable, ce soutien mutuel.

 

« Gardons indéfectible la confession de l’espérance, car celui qui a promis est fidèle » (He 10,23).

 

Jésus est le médiateur au moment de la mort, dans cet instant :

 

« De la vie terrestre à celle du ciel, d’une rive à l’autre, la distance est grande ; personne ne saurait la franchir sans le passeur, l’homme Fils de Dieu qui relie le ciel et la terre. […] Il faut donc qu’il soit là dans l’instant du franchissement, qu’il soit la route qui met en route, la porte qui introduit, qu’il soit Christ notre Pâque [cf. 1 Co 5,7], c’est-à-dire notre passage [2] ».

L’espérance : tournée vers l’avenir ou vers le présent ?

La doctrine traditionnelle affirme que, à l’instar de la passion d’espoir, la vertu d’espérance est tournée vers l’avenir : le salut promis et, en dernière instance, l’union définitive à Dieu dans l’éternité. « Gardons indéfectible la confession de l’espérance, car celui qui a promis est fidèle » (He 10,23) ; « Cet Esprit, il l’a répandu sur nous à profusion, par Jésus Christ notre Sauveur, afin que, justifiés par la grâce du Christ, nous obtenions en espérance l’héritage de la vie éternelle » (Tt 3,6-7) [3]. Or, dans un ouvrage qui porte sur l’espérance, Éric de Clermont-Tonnerre dit tout au contraire que la vertu théologale est centrée sur le présent et récuse l’ouverture à l’avenir :

 

« Il y a donc plusieurs conditions à l’espérance. Tout d’abord il s’agit d’accueillir le présent tel qu’il est, sans ‘misérabilisme’ ou ‘illusion’. Ensuite, il s’agit de donner qualité à l’aujourd’hui en s’engageant dans le travail long et patient qui consiste à la fois à révéler inlassablement les brisures du monde et de l’homme, et à déclarer sans cesse sa dignité et son inachèvement. […] Espérer, ce n’est pas se tourner vers un avenir hypothétique, mais c’est discerner ce qui advient et peut advenir dans le présent : une communion possible […]. Espérer ce n’est pas projeter dans le futur un idéal, c’est marcher et progresser en traversant le présent inachevé, c’est affronter les différences, la pesanteur et l’insécurité. […] Car la ‘terre promise’ […] n’est pas pour demain […]. Il est difficile à l’homme d’accepter l’inachevé, de respecter le temps qu’il faut pour que l’homme soit un homme […]. L’homme n’accepte pas le présent inachevé. […] Cette difficulté à accepter le temps s’est très tôt théorisée dans ce qu’on appelle les courants gnostiques [4] ».

 

La critique de l’ancien prieur provincial de la Province de France des dominicains est forte, puisqu’elle accuse ceux qui, en espérant, se tournent vers l’avenir, de dérive gnostique. L’argument n’est pas sans rejoindre la critique marxiste selon laquelle la religion en général et l’espérance en particulier invitent le croyant (l’espérant !) à désinvestir l’engagement dans le présent et la lutte émancipatrice contre les aliénations, et, plus actuelle, la critique bouddhiste selon laquelle l’espérance donne consistance à un avenir qui n’existe pas et qui, source d’illusion, devient source de toute souffrance (combien de désirs et d’attentes ne se réaliseront pas !).

L’on pourrait noter que marxistes et bouddhistes ont dû critiquer leur vision et intégrer, pour les premiers, le principe espérance [5] et, pour les seconds, l’espérance active [6]. Mais cela n’irait pas au cœur de la problématique. Assurément, l’espérance peut être instrumentalisée pour refuser impatiemment « le présent inachevé », ce qui est de la toute-puissance, ou, peut-être plus souvent, pour fuir un présent souvent trop douloureux et trop décourageant ; mais une telle espérance est alors découplée des autres vertus théologales, notamment la charité, qui vit de l’attention à l’autre, donc au présent.

Éric de Clermont-Tonnerre dit toutefois quelque chose de juste, qu’il convient toutefois de réinterpréter. En l’occurrence, je propose de distinguer l’espérance active et ce que j’appelle l’espérance élargie [7]. Or, si la première a pour objet la promesse de Dieu qui jamais ne déçoit (cf. Rm 5,5) et est donc tournée vers l’avenir, comme il est dit plus haut, la seconde, en revanche, invite à s’abandonner avec confiance à l’instant présent, afin de se recevoir de Dieu. Et, dans cet aban-don, elle reçoit pleinement le don divin, beaucoup plus que l’espérance active qui mesure celui-ci à ce que l’homme maîtrise. En ce sens, il est donc juste de valoriser ce second visage de l’espérance, ainsi que le propose le père dominicain.

Mais, d’une part, ce deuxième visage ne s’oppose pas au premier et le suppose, comme le don du Saint-Esprit (qui fait entrer dans l’abandon) suppose la vertu théologale. D’autre part et surtout, l’espérance élargie n’est pas tournée ni seulement ni d’abord vers le présent, mais vers l’avenir, pour qu’advienne pleinement la promesse divine : en se refusant au déni, à la fuite dans l’idéal rêvé, à l’impatience, elle agrandit la capacité présente pour que l’avenir puisse s’y verser et s’y inviter. Telle est l’attitude de Marie [8] qui, à l’école de son Fils [9], refuse d’anticiper son « Heure » (Jn 2,4), permet l’accomplissement de la promesse. En ce sens, en revanche, la proposition d’Éric de Clermont-Tonnerre cède trop à la rhétorique des oppositions unilatérales et s’inscrit trop en réaction contre la grande tradition ecclésiale (qui demande, il est vrai, que soient distinguées différentes formes ou divers degrés d’espérance).

Pascal Ide

[1] Lettre à un grand prélat, Catherine de Sienne, Lettres. Tome I. Aux papes aux cardinaux et aux évêques, trad., Paris, Le Cerf, 2008, p. 202.

[2] François-Xavier Durwell, Le Christ, l’homme et la mort, Paris et Montréal, Éd. Médiaspaul et Éd. Paulines, 1991, p. 22-24.

[3] Ce sont les deux citations qui accompagnent la définition que le Catéchisme de l’Église catholique donne de l’espérance (n. 1817). Cf. les titres de deux paragraphes : « L’avènement glorieux du Christ, espérance d’Israël », n. 673 ; « L’espérance des cieux nouveaux et de la terre nouvelle », n. 1042.

[4] Éric Tillette de Clermont-Tonnerre, Fierté de l’espérance, Paris, Salvator, 2020, p. 175-176.

[5] Cf. Ernst Bloch, Le principe espérance, 1959, trad. Françoise Wuilmart, coll. « Bibliothèque de philosophie » n° 18, Paris, Gallimard, 1976-1981, 3 tomes.

[6] Cf. Joanna Macy et Chris Johnstone, L’espérance en mouvement. Comment faire face au triste état de notre monde sans devenir fous, trad. Claire Carré et Françoise Ferrand, coll. « Fondations écologiques », Genève, Labor et Fides, 2018.

[7] Cf. Pascal Ide, L’espérance de Dieu, Paris, DDB, 2025.

[8] Cf. Id., « Le temps de la Vierge Marie », Étienne Richer (éd.), Études Mariales. Bulletin de la Société Française d’Études Mariales, Abbeville, F. Paillard Éd., 2025, à paraître.

[9] « Que Jésus ait du temps à sa disposition – écrit Balthasar – signifie avant tout qu’il n’anticipe pas la volonté du Père. Il ne fait pas la seule chose que nous – hommes plongés dans le péché – voulons toujours faire : sauter par-dessus le temps et par-dessus les desseins divins qu’il contient, dans une sorte d’éternité usurpée, des ‘vues d’en-haut’ et des ‘assurances’ pour l’avenir » (Hans Urs von Balthasar, Théologie de l’histoire, trad. Robert Givord, Préface d’Albert Béguin, Paris, Plon, 1955, nouv. éd. entièrement revue, Paris, Plon, 21960, coll. « Le Signe », Paris, Fayard, 41981, p. 47).

1.12.2025
 

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