« Pourquoi est-il si agréable de se casser la tête sur des casse-tête ? », demande le préfacier d’un ouvrage qui en propose plus de mille [1] ! Il répond de manière générale, que ce désir l’on « a le sentiment, ce faisant, d’exercer des facultés spécifiquement humaines ». De fait, il parle bien de cette joie de la curiosité (au sens moderne du terme) qui est l’autre nom de la « joie de la vérité [gaudium de veritate] » dont parle saint Augustin et constitue l’une des facettes du désir naturel de voir Dieu (la joie étant le sentiment qui achève l’attrait, comme la possession du bien présent est la finalité du désir qui l’attire depuis l’avenir). Mais ce n’est pas nommer la raison spécifique de ce plaisir que l’on pourrait soupçonner d’être un rien sadique, qui consiste à multiplier les obstacles entre le sujet désirant et le bien désiré, entre l’attente-atteinte et l’étreinte.
Une étude postée sur le site il y a deux étés, en relation avec un cours à venir sur les blessures de l’intelligence, émettait l’hypothèse que la solution des énigmes (dont le casse-tête n’est qu’une espèce, mais de choix) est un chemin de guérison pour l’intelligence [2].
Disons les choses positivement, à partir d’un autre constat : « Les casse-tête qui procurent le plus grand plaisir sont sans doute ceux qui font sortir du cadre de référence habituel de la pensée [3] ». Ce qui est proposé comme une joie particulière (même si c’est la plus grande de toutes) devrait être généralisé. En effet, l’esprit humain n’est pas seulement fait pour la vérité, mais pour la vérité nouvelle, donc pour la découverte de vérités encore inconnues. Il se joue également ici une loi universelle qu’il faudra développer ailleurs : la personne (et pas seulement son esprit), plus, la nature, osons-le dire, Dieu (au moins en son économie), sont héraclitéens plus que parménidiens [4] ! Et la raison en est non pas seulement ni d’abord subjective – une propension qui soulève tout sum vers un sursum –, mais objective : la nouveauté permanente de ce qui se donne à désirer et, derrière le don, le Donateur qui « fait toutes choses nouvelles » (Ap 21,5). Mais ne nous attardons pas sur ce principe épectatique pour l’appliquer à notre raisonnement et conclure. Or, la nouveauté par excellence n’est pas matérielle, mais formelle ; elle ne réside pas dans le texte, mais dans le méta-texte ; elle ne se rencontre pas dans l’application de principes déjà connus à une situation inconnue, mais dans des principes eux-mêmes encore inconnus ; elle n’est pas bornée par un point de vue maîtrisé, mais ouvre à l’infinité d’une perspective qui ne peut se laisser même deviner ; elle n’est pas en attente latente et est à peine ébauchée dans la potentialité désirante, mais survient comme l’inouï de l’Ereignis, comme l’événement de l’avènement (dont on a toutefois, à l’inverse, trop salué la survenue incausée). Voilà pourquoi notre pensée (pneumatique encore plus que noétique) aspire tant à sortir du cadre, à casser le cadre, donc à casser cette boule finie qu’est une tête, donc au casse-tête – sans toutefois la décourager, ce qui montre bien que l’invention n’est pas création et que le tout inédit à composer demeure en sommeil dans les parties décomposées.
Et, après ces développements abstraits, la récompense de quelques casse-tête concrets ! Malheureusement, le livre cité ci-dessus propose presque exclusivement « le genre » qui « intéresse le plus » l’auteur : « les constructions d’éléments emboités et entrecroisés [5] ». Or, je ne peux les représenter par un récit et encore moins vous les faire expérimenter [6]. J’en proposerai donc d’autres, en l’occurrence cinq :
- Qu’est-ce qu’on peut écraser avec le pied droit mais pas avec le pied gauche ?
- Un homme propose à deux cavaliers : « Je donnerai une pièce d’or à celui dont le cheval arrivera en dernier à l’arbre qui est là-bas ». Les deux hommes réfléchissent un instant, se demandent comment éviter d’y passe un temps infini. Puis soudain, l’un d’eux a une idée dont il fait part à l’autre cavalier. Aussitôt, ils sautent en selle et partent vers l’arbre au triple galop. Pourquoi ?
- Vous souhaitez couper un gâteau aux pommes en huit parts égales en seulement trois coups de couteau. Comment vous y prenez-vous ?
- Un homme aveugle doit prendre deux comprimés rouges et deux comprimés bleus quotidiennement, à raison d’un blanc et un rouge le matin, puis d’un blanc et un rouge le soir. Un jour, il mélange les quatre pilules. Pourtant, sans aide, il réussit à les prendre correctement. Comment a-t-il fait ?
- Voici une suite de nombre : 1 11 21 1211 111221 312211. Quel est le nombre suivant ?
La solution, la semaine prochaine… tant le désir se creuse de l’attente et la joie de trouver s’accroît de l’effort d’avoir non pas attendu, mais cherché !
Rappelez-vous : vous ne trouverez que si vous acceptez de changer de cadre ! Et ne déléguez pas votre inventivité à (ni ne vous faites voler votre joie par) cette Toile faussement omnisciente !
Réponse
- Le pied gauche !
- Les cavaliers ont échangé leur cheval !
- Il coupe d’abord le gâteau en deux parts égales avec un coup de couteau vertical, puis en quatre parts égales avec, de nouveau, un coup de couteau vertical, enfin en huit parts égales, et là réside l’astuce, avec un coup de couteau horizontal !
- Il a coupé les comprimés en deux !
- 13112221. Plus précisément, il faudrait écrire, en introduisant un espace après chaque couple de nombres : 13 11 22 21. En fait, il s’agit de lire la suite non pas comme un texte, mais comme un méta-texte, de sorte que le nombre suivant décrit le nombre précédent (en l’occurrence : « un 3 ; un 1 ; deux 2 ; deux 1 »). Oui, c’était difficile ! Oui, il fallait y penser ! De fait, cette énigme mathématique très astucieuse a fait l’objet d’une élaboration (sinon d’une invention par le mathématicien britannique John Horton Conway, et est connue sous le nom de « suite de Conway » [7].
Avez-vous noté combien chaque solution d’énigmes demandait de sortir du cadre ? Avez-vous senti que, avec l’entraînement, votre intelligence commence à prendre l’habitude de quitter ses habitudes… ? Nouveau paradoxe !
Pascal Ide
[1] Willem L van der Poel, « Introduction », Pieter van Delft et Jack Botermans, avec la coll. de Chris Cooper et de Charmian Murley, Creative puzzles of the world : 1000 casse-tête du monde entier, trad. Didier Pemerle, Paris, Chêne, 1977 (1987), p. 9-10, ici p. 10.
[2] Cf. site pascalide.fr : « Résoudre des énigmes, chemin pour guérir l’intelligence ».
[3] Willem L van der Poel, « Introduction », p. 10. Souligné par moi.
[4] Cf. Tali Sharot et Cass R. Sunstein, Regarder d’un œil neuf. Comment réapprendre à voir ce qui se trouve sous nos yeux, Paris, Odile Jacob, 2025.
[5] Willem L van der Poel, « Introduction », p. 10.
[6] Je pense en particulier à ce casse-tête trop peu présente sur le sol français des labyrinthes notamment arborés (cf. Ibid., p. 134-141).
[7] Cf. John Horton Conway, Open Problems in Communications and Computation, Wonderful Chemistry of Audioactive Decay, New York, Springer Verlag, 1987, p. 173-188. En ligne.