Le souffle dans l’Ancien Testament selon Daniel Lys

Dans une longue enquête, qui conjugue heureusement philologie et théologie, Daniel Lys propose une détermination suggestive et même puissante de ce terme si difficile, à la limite de l’intraduisible, qu’est « Rûach » [1]. Tout en tentant de récapituler l’évolution de ce terme éminemment polysémique, il l’interprète à partir d’un certain nombre de catégories (notamment cosmos-homme-Dieu), voire de couples catégoriels : eau-air, statique (vent)-dynamique (souffle), créature-Créateur, matériel-spirituel, nature-grâce, être-relation.

1) Exposé

Passons la répartition des 389 occurrences de ruah (qui, comparativement aux 754 emplois de nèphèsh, est à peu près deux fois moins présent), et les savantes statistiques, pour ne retenir qu’une première conclusion intéressante : « à l’origine, c’est avant tout Dieu que concerne ruah ; au contraire, après l’exil, ruah sert surtout à désigner l’homme [2] ». Précisons aussi d’emblée que ruah désigne non pas l’air, mais le vent, c’est-à-dire l’élément considéré de manière non pas statique, mais dynamique.

  1. Alors que dans les civilisations du Proche-Orient ancien, le vent est une force naturelle divinisée (au point qu’il a d’abord présenté une signification spirituelle au lieu d’être transposé du plan physique au plan spirituel, du fait de sa mobilité, de sa puissance, de son action à distance et de son invisibilité mystérieuse), jamais en Israël, la ruah n’est considérée comme un dieu, voire comme un attribut divin, même dans les textes les plus anciens. La raison en est sa ferme profession de foi monothéiste. Ainsi, en Gn 1, au mythe accadien d’origine de l’Enuma Elish où le vent combat les eaux, la Bible oppose l’histoire vécue où Dieu est maître du vent. Par exemple, dans une des versions les plus primitives de la libération du peuple élu par la traversée de la Mer Rouge, le vent est nettement distingué de Dieu dont il constitue la monture ou sort de ses narines comme la colère (cf. 2 S 22,11.16). Cela apparaît encore plus clairement dans la version ultérieure d’Ex 14,21b. D’ailleurs, ce travail de démythisation se poursuit en deux directions, lorsque ruah en vient à désigner l’orientation (la rose des vents) et le rien (le caractère insaisissable du vent devient symbole de néant et de mensonge).

Il faut toutefois ajouter que, si le vent apparaît nettement dédivinisé, son action naturelle n’est jamais séparée de la main de Dieu qui en est à la fois le créateur et l’utilisateur (cf. Am 4,13 ; Jr 10,13 ; Dn 7,2), notamment pour châtier (en lien avec le vannage) ou pour sauver (cf. Gn 8,1). Autrement dit, la Bible évite tout autant l’interprétation animiste ou mythologique que l’interprétation purement scientifique ou, mieux, sécularisée, pour en faire une créature dont Dieu est le maître (cf. Pr 30,4 ; Jb 28,25 et 37,21 ; Qo 11,5).

  1. Si Israël récuse le sens divin du vent, refuse-t-il tout sens spirituel ? Est-il seulement « vent » (ou, chez l’homme ou l’animal « souffle ») ou bien est-il « esprit » ? Le nom ruah désigne et la réalité cosmologique du vent et une réalité spirituelle, jusque, dans une occurrence très ancienne, où il exprime un esprit qui fait partie de la cour de Dieu (cf. 1 R 22,21) [3]. Autrement dit, la Bible ne va nullement nier l’emploi divin que les autres religions font de l’esprit. Mais, là encore, elle le fait en opérant un déplacement important et significatif, lié à la transcendance de Dieu qui jamais ne peut se confondre avec la créature. La solution va derechef consister à voir dans la ruah non pas une réalité close et absolue, mais une réalité relationnelle « qui va exprimer l’action de Dieu à distance ». Et cette action se dédouble en « action extérieure » d’ordre cosmologique et « action intérieure » à l’homme [4]. Alors que l’hébreu emploie un seul mot, ruah, le français les désigne par deux, voire trois, substantifs différents : le vent ou le souffle (en tant qu’il est « actionné » par Dieu) ; l’esprit (en tant qu’il est inspiré par Dieu). On notera d’ailleurs que, au fur et à mesure où l’on avance dans l’histoire du texte, « le rôle du souffle de Dieu sur la nature est laissé de côté (la délivrance d’Égypte sera l’objet de son action directe, sans qu’il soit question de ruah), et l’action de ruah a essentiellement pour objet et surtout pour sujet, œuvrant en intériorité [5]». Remarquons enfin que le lien entre création et salut est étroit, voire tend vers l’identification, au nom de la gratuite intervention de Dieu [6].
  2. Après les sens cosmologique et théologique qui viennent d’être précisés (dans leur unité cosmothéologique), le troisième sens est anthropologique. Dans un premier temps, ruah désigne une réalité naturelle précaire, c’est-à-dire faible, lorsqu’elle est laissée à elle-même, on dirait aujourd’hui dans sa réalité physiologique de souffle, mais aussi psychique de principe vital ; en revanche, si elle est renouvelée par Dieu, elle est puissante (cf. Gn 7,22 ; 6,3 ; Is 29,10). Mais, à partir de Dt 2,30, se produit un net changement : la ruah devient une réalité humaine, « centre personnel » et « volontaire », propre à l’homme. Or, et cela est très significatif, même alors, l’esprit de l’homme n’est pas séparé de Dieu, puisqu’il y est parlé de « Dieu [qui] endurcit l’esprit de l’homme ». Allons plus loin, et là réside sans doute l’apport le plus original de notre auteur : la ruah doit être compris comme essentiellement relationnelle. Pour l’exprimer dans son lexique, l’esprit n’est pas un « être » ou une « entité », mais une « relation » : « l’esprit de l’homme est authentique dans la mesure où il n’est pas autonome [7]». Traduisons dans le langage de la métaphysique : Daniel Lys entend par « être » ou « entité » ce qui est « autonome », c’est-à-dire ce qui possède son principe de subsistance hors Dieu, c’est-à-dire ce que la métaphysique aristotélicienne appelle « substance ». En ce sens, la ruah se distingue de la nèphèsh –- terme sur lequel Lys a rédigé précédemment une autre monographie [8] – que l’on peut, approximativement, traduire par « âme » et qui, elle, est une entité autonome en l’homme. Selon une suggestive analogie, « de même qu’il n’y a de souffle que renouvelé à chaque instant, de même il n’y a d’esprit que relationnel [9]». Aussi l’exégète parle-t-il de « dépendance relationnelle [10] ».

Avançons d’un pas. En quoi consiste cette relation ? Bien que la ruah soit une réalité anthropologique, elle demeure essentiellement reliée à Dieu et, en ce sens, théologique. C’est ce qu’atteste autant la littérature prophétique (Isaïe, Zacharie, Malachie, Aggée, etc.) que la littérature sapientielle (cf., par exemple Pr 29,23) : la ruah « n’a de réalité […] que dans la relation avec Dieu [11] ». Plus concrètement, cette relation de dépendance à Dieu se comprend comme une relation dialogale : « l’homme est esprit dans la mesure où il écoute la parole de Dieu et lui répond » ; or, de même le souffle est va-et-vient [12]. Inversement, de même que, sans souffle, l’homme meurt, de même, sans la relation à Dieu, la ruah s’efface. Voilà pourquoi jamais elle ne désigne un spectre, un esprit décorporé : car celui-ci est une entité autonome qui ne dépend plus de Dieu [13].

Précisons enfin que la Bible emploie un seul mot pour désigner l’animation physique (la respiration) et l’animation spirituelle (l’inspiration). Est-ce à dire qu’elle confond matière et esprit, voire nature et grâce ? D’abord, nous l’avons vu, l’hébreu possède un terme pour dire « haleine », neshâmah, et un terme aussi pour dire « âme », nèphesh. Mais ici elle conserve un mot pour montrer que ce que l’on peut distinguer, on doit d’abord l’unir : « l’esprit de l’homme n’a de réalité que dans la dépendance de l’esprit de Dieu [14] » ; le péché réside justement dans cette séparation, voilà pourquoi les idoles comme les orgueilleux, n’ont pas de souffle. Dès lors, l’hébreu ne nie nullement les différences notamment entre Dieu et la créature, mais les contemple dans leur unité articulée, ce que notre auteur nomme ainsi : l’esprit de Dieu est à l’esprit de l’homme ce que le « souffle (vivifiant) de Dieu » est au « souffle (vivifié) de l’homme [15] ».

  1. Daniel Lys ajoute un dernier développement qui va préciser encore davantage cette relation qu’est l’esprit (cela en résonance avec Jn 3,8). En effet, l’unicité du terme ruah ne doit pas être considérée seulement comme un fait, mais comme un choix. D’autres termes, ainsi que nous l’avons vu, autant que le contexte, permettent d’affirmer, contre tout monisme – dont « la forme la plus abrupte […] est sans doute le panthéisme spinoziste [16]» –, que la distinction est maintenue entre Dieu et la créature, ainsi qu’entre la matière et l’esprit (donc que les trois ordres de Pascal sont présents). Dès lors, comment comprendre la relation qu’est ruah ? La ruah « de quelqu’un ne peut être que l’origine ou le résultat d’une relation personnelle […]. C’est bien soi-même, mais pas comme un double de soi identique à soi, mais distinct de soi : c’est soi-même se communiquant. [La] ruah c’est la capacité communielle de l’être, qu’il s’agisse de Dieu ou de l’homme, établissant la relation, mais excluant la confusion [17]». La ruah se comprend donc comme une communication, c’est-à-dire comme « action de Dieu et réponse (et responsabilité) de l’homme [18] ».

Une nouvelle fois, la différence avec la nèphèsh permet de le faire ressortir. Alors que cette dernière relève de ce que Lys appelle « l’être », c’est-à-dire au fond le « moi », jamais la ruah, elle, n’est synonyme de nèphèsh ou de « moi ». Par exemple ruhy, qui dérive de ruah, n’est jamais employé comme équivalent au pronom personnel de la première personne (« je ») ; or, ce pronom désigne justement l’entité personnelle. Par exemple, en Is 30,1, qui semble établir un parallèle entre « moi » et « ma ruah », en fait, le sens est « ce qui vient de moi » et « ma ruah » ; or, justement, la ruah est ce qui vient de Dieu et non pas ce qui subsiste en soi-même [19]. Ainsi, « la nèphèsh est le résultat de la basar [chair] animée par la ruach [20] ».

2) Une brève évaluation théologique [21]

Deux conclusions de l’exégète protestant qui ne vont pas sans présupposés doivent être discutées. La première concerne la survie de la ruah après la mort. La formulation de Lys n’est pas sans ambiguïté : « L’homme n’a ruah qu’autant que Dieu lui ‘donne’ ruah et quand l’homme meurt, il ne laisse pas ruah comme on laisse derrière soi un objet dont on est propriétaire, et si ruah ‘retourne’ à Dieu, ce n’est pas comme une entité, même en tant que centre décisif de l’être, car il n’y a de centre décisif que s’il y a un être de chair et d’os en cette création où nous sommes et dans notre condition que décrit l’A. T., et le sens de souffle rappelle sans équivoque cela. Ainsi donc, ruah n’a pas de réalité anthropologique indépendamment du corps, mais n’est pas un produit du corps : c’est le résultat de l’action de Dieu, qui est libre [22] ». Certes, plus loin, dans une note, Lys défend une subsistance de la personne « en Christ » : « Qu’est-ce qui survivra entre notre mort et notre résurrection ? En tout cas rien de nous-mêmes par nous-mêmes […]. Il s’agit d’être ‘en Christ’ [23] ». Mais cette présence dans le Christ s’accompagne-t-elle d’une véritable subsistance de l’âme séparée, au titre non pas d’abord de la rédemption, mais de la création ?

De même et pour la même précompréhension théologique, notre auteur n’efface-t-il pas trop la différence entre nature et grâce ? « Il ne saurait y avoir de sagesse naturelle, et le premier pas de la sagesse est de reconnaître cela [24] ». Ne souligne-t-il pas de manière trop unilatérale la débilité de la nature humaine impliquée par la ruah ?

En ce sens, Claude Tresmontant est à la fois plus imprécis, et plus précis que Lys : « Dans l’Ancien Testament, comme dans le Nouveau Testament, il est souvent difficile de discerner s’il s’agit de la ruah, du pneuma de Dieu ou du pneuma de l’homme. Cette difficulté est significative. L’esprit en l’homme est une participation [25] ». Lys qui cite ce passage s’y oppose en s’opposant au concept de « participation » qu’il estime « dualiste [26] ». Si le philosophe Tresmontant est plus imprécis, parce qu’il ignore les fines nuances des analyses exégétiques de Lys, il est en revanche plus précis, en maintenant une consistance à la ruah.

3) Relecture à la lumière du don

Nous retiendrons trois points de cette fine et profonde analyse de la Rûach vétérotestamentaire. Primo, la relationnalité essentielle au vent-souffle-esprit devient celle de l’Esprit comme être relationnel, comme « être-entre ». Secundo, même si l’évolution sémantique de ruah va vers une concentration anthropologique et bientôt théologique, la signification ne cesse jamais d’être polysémique et d’intégrer les résonances cosmologiques (le vent) et anthropologiques corporelles (le souffle en l’homme), continuité analogique qui est au cœur de cette argumentation que nous nommons induction scalaire. Tertio, comment ne pas noter que, à l’instar du souffle, la relation qu’est essentiellement la ruah est rythmée par la donation et la réception, qui accorde la primauté au don gratuit de Dieu et à l’homme un statut responsif ? Précisons. Cette donation ou communication est tournée vers la communion. Certes, trop passive, la puissance d’affirmation de l’homme doit être mieux soulignée. Mais, à travers le Nèphesh, Lys affirme l’auto-possession de l’esprit, ce que nous appelons l’appropriation.

Pascal Ide

[1] Cf. Daniel Lys, « Rûach ». Le souffle dans l’Ancien Testament, coll. « Études d’histoire et de philosophie religieuses » n° 62, Paris, p.u.f., 1962. Nous suivrons surtout le long bilan, p. 329-363. Je n’ai pas vérifié quelle fut la réception et les éventuelles objections qui furent opposés à cette étude.

[2] Ibid., p. 336.

[3] Ibid., p. 342.

[4] Ibid., p. 344.

[5] Ibid., p. 345.

[6] Cf. Ibid., p. 346.

[7] Ibid., p. 350.

[8] Cf. Daniel Lys, Nèphesh. Histoire de l’âme dans la révélation d’Israël au sein des religions proche-orientales, coll. « Études d’histoire et de philosophie religieuses » n° 50, Paris, p.u.f., 1959.

[9] « Rûach », p. 350.

[10] Ibid., p. 357.

[11] Ibid., p. 351.

[12] Ibid., p. 352.

[13] Cf. la longue note 1, Ibid., p. 353.

[14] Ibid., p. 354.

[15] Ibid., p. 358.

[16] Ibid., p. 279, note 2.

[17] Ibid., p. 360. Souligné par moi.

[18] Ibid.

[19] Cf. Ibid., p. 360, note 1.

[20] Edmond. Jacob, Théologie de l’Ancien Testament, Neuchâtel, Paris, Delachaux et Niestlé, 1955, p. 131. Cité Ibid., note 1, p. 362.

[21] Ajoutons que cette étude confirme très largement ou plutôt fonde le travail de Lubac (qui, je n’ai plus souvenir, doit le citer) et donc l’anthropologie tripartite dans son interprétation non plus irénéenne, mais origénienne.

[22] « Rûach », p. 356. Souligné dans le texte.

[23] Ibid., p. 359, note 2.

[24] Ibid., p. 358.

[25] Claude Tresmontant, Essai sur la pensée hébraïque, coll. « Lectio divina » n° 12, Paris, Le Cerf, 1953, p. 110. Cf. Ibid., p. 125.

[26] « Rûach », p. 357, note 1.

7.10.2025
 

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