Action de Dieu, action de l’homme dans un texte de saint Irénée de Lyon

 

« Si donc tu es l’ouvrage de Dieu, attends patiemment la main de ton artiste, qui fait toutes choses en temps opportun. Présente-lui un cœur souple et docile et garde la forme que t’a donnée cet artiste, en ayant en toi l’eau qui vient de lui et faute de laquelle, en t’endurcissant, tu rejetterais l’empreinte de ses doigts. En gardant cette conformation, tu monteras à la perfection, car par l’art de Dieu va être cachée l’argile qui est en toi. Sa main a créé ta substance : elle te revêtira d’or pur et d’argent au-dedans et au-dehors, et elle te parera si bien, que le Roi lui-même sera épris de ta beauté. Mais si en t’endurcissant, tu repousses son art et te montres mécontent de qui t’a fait homme, par ton ingratitude envers Dieu, tu as rejeté tout ensemble et son art et la vie : car faire est le propre de la bonté de Dieu, et être fait est le propre de la bonté de l’homme. Si donc tu lui livres ce qui est de toi, c’est-à-dire la foi en lui et la soumission, tu recevras le bénéfice de son art, et tu seras le parfait ouvrage de Dieu [1] ».

 

En ce dense passage qui, comme presque toutes les pages de l’évêque de Lyon, contient de manière fractale l’intégralité de la Révélation, nous retrouvons bien des thèmes irénéens : l’image biblique du Créateur-artisan potier ; la forme reçue dans le cœur ; inversement, l’endurcissement qui résiste à Dieu ; la progressivité de l’œuvre divine ou loi d’accoutumance ; etc. [2]

Limitons-nous au chiasme des actions divine et humaine : Irénée pense ce croisement à partir de la donation et de la réception. D’un côté, Dieu donne activement : « faire est le propre […] de Dieu » et et amativement : « faire est le propre de la bonté de Dieu ». Le don étant un acte relationnel, Dieu donne à l’homme. Il ne donne pas seulement l’être créé (« Sa main a créé ta substance »), mais un achèvement (« parfait ouvrage de Dieu ») qui n’est rien moins qu’une nouvelle « forme » stable possédant « l’empreinte » de Dieu, [3]. S’il est un surplus (d’où la métaphore du vêtement : « revêtira »), ce don n’est pas seulement extérieur (« au-dehors ») ou accidentel, il est intérieur (« au-dedans ») et constitue « la bonté de l’homme », ainsi que sa « beauté ».

De l’autre, l’homme, précisément, son « cœur », reçoit le don divin (« tu recevras le bénéfice de son art ») : en ce sens, il est passif (« être fait est le propre de la bonté de l’homme »). Pour autant, sa liberté est activement convoquée : en plein, pour accueillir ce don avec « un cœur souple et docile » ; en creux, pour ne pas s’endurcir et rejeter la forme ou l’empreinte divine, selon l’heureuse métaphore de l’argile sans l’eau de l’Esprit ou de la grâce (« en t’endurcissant, tu rejetterais l’empreinte de ses doigts »). Sa liberté est engagée non pas seulement de manière ponctuelle ou momentanée, mais sur la durée, puisque l’homme doit « attend[re] patiemment la main de ton artiste, qui fait toutes choses en temps opportun ». Or, la patience (vertu irénéenne par excellence !) est une active disposition. Ainsi, en s’entraînant, l’homme se dilate activement pour recevoir le don divin qu’il attend et donc désire.

Or, ces vertus par lesquelles l’homme, « ouvrage de Dieu », se dispose à recevoir « son art » se concentrent au fond dans les trois théologales : nous venons de voir que la patience rime avec l’espérance ; par ailleurs, « la foi » est livraison de soi, donc amour, et « soumission », donc réception aimante (« tu lui livres ce qui est de toi, c’est-à-dire la foi en lui et la soumission »). Comme ce que sera bientôt appelé vertus théologales sont les dons divins par excellence, c’est donc par ces grâces que l’homme se prépare à la Grâce. Ainsi, outre l’exercice de sa liberté, l’homme a besoin de « l’eau qui vient de » Dieu, c’est-à-dire sa vie divine, pour s’élever vers Lui (« monter à la perfection »). La dilatation passive donnée par la bonté divine double donc la dilatation active venue de la liberté humaine.

L’on observera enfin que tout ce passage se présente non pas comme une description, ni même comme une prescription, mais comme une exhortation au lecteur, donc une prière, une demande à lui adressée pour qu’il reçoive le don de ces paroles comme une invitation à s’émerveiller et demeurer vigilant. C’est comme si, dans sa forme même, donc en un style adapté à son contenu, le texte épousait la loi de la dilatation passive…

Pascal Ide

[1] Irénée de Lyon, Contre les hérésies, L. IV, 39, 2.

[2] Pour une relecture de la théologie irénéenne à la lumière du don, cf. site pascalide.fr : « Le don chez saint Irénée de Lyon ».

[3] Cette distinction est parfois relue à la lumière de Gn 1,26 : le don de l’être créé est au don de la divinisation ce que l’image est à la ressemblance.

12.9.2025
 

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