La Métaphysique de l’enfance selon Gustav Siewerth. Note introductive

En 1957, paraissait Metaphysik der Kindheit, de Gustav Siewerth dans la maison d’édition fondée par Hans-Urs von Balthasar, son ami et admirateur [1]. Mario Saint-Pierre, spécialiste de Balthasar, raconte que lorsque le théologien suisse reçut l’ouvrage, il resta comme saisi, sans pouvoir rien dire, tant le contenu du livre était en résonance profonde avec les intuitions fontales qu’il portait sans pour autant les avoir explicitées.

En 2001, Métaphysique de l’enfance est enfin publié en français [2]. Le titre allemand est devenu le sous-titre de la traduction française. L’éditeur, pour des raisons de lisibilité, a opté pour Aux sources de l’amour qui correspond bien au contenu, mais occulte la clarifiante simplicité de la titulature originale.

Comme je l’explique dans une autre note consacrée à l’anthropologie de Siewerth, j’avais le projet d’analyser ce texte singulièrement difficile [3]. J’en suis resté à ces notes introductives et une brève reprise à la lumière du don. Je livre donc tel quel un travail très inabouti rédigé à la parution de cette traduction.

1) Objet

Le titre allemand embrasse l’objet tant matériel que formel. Ce livre parle de l’enfance, depuis la conception jusqu’à la première maturation. Le terminus ad quem n’est pas défini pour des raisons très pensées qui seront exposées en leur temps. Il demeure que Siewerth porte surtout son attention sur la toute petite enfance et ne développe guère les étapes de son développement.

La perspective adoptée est résolument métaphysique. Siewerth écarte le point de vue psychologique qui est jugé trop réductionniste et même le point de vue de la seule anthropologie philosophique. Il fera peu appel aux catégories d’âme, corps, facultés, opérations, qu’il présuppose connues et dont il craint l’utilisation dualiste, ainsi qu’on le verra. L’ouvrage demande à la métaphysique ses lumières ultimes : en effet, pour comprendre ce qu’est l’enfant, il faut faire appel aux notions d’être et d’amour dans toute leur extension analogique ; il faut aussi remonter à Dieu dont les parents sont l’archétype. « Ce sont constamment l’être, qui est un, et l’être-là, rendu plus lumineux à partir de cet acte d’être, qui portent l’unité intérieure des développements ». (p. 7/24) L’auteur a donc pour intention d’exposer une « métaphysique de l’être-enfant » (p. 8/25).

Enfin, même si l’ouvrage traite parfois de pédagogie, c’est plus à titre de corollaire et d’application (on pourrait dire la même chose de telle ou telle considération éthique). D’ailleurs, la faillite d’une bonne partie de la pédagogie actuelle, estime Siewerth dans un diagnostic qui n’est pas tendre mais a la compétence d’un pédagogue de métier, tient à l’effondrement de son sous-bassement métaphysique (p. 8-9/25-26). Et si Siewerth s’est largement inspiré de Maria Montessori et lui consacre tout un chapitre, le sixième, il rend d’abord hommage à la plus (sinon la seule) métaphysicienne des pédagogues, lui empruntant en premier lieu ses intuitions ontologiques et ne faisant presque pas appel à ses idées pédagogiques maîtresses, plus connues ; ceux avec qui il dialogue en premier lieu sont ses interlocuteurs de toujours : saint Thomas, Heidegger et ici, dans une moindre mesure, Hegel.

2) Sources

Dès la première page de l’avant-propos, Siewerth explicite trois sources de sa pensée : saint Thomas d’Aquin, Martin Heidegger et Maria Montessori (p. 7/24). Son histoire l’explique en partie. En 1931, il soutint une thèse de doctorat de philosophie dont le titre était « La métaphysique de la connaissance selon saint Thomas d’Aquin » et en 1936, il demanda son habilitation au professorat avec une seconde thèse intitulée : L’apriorité de la connaissance humaine comme fondement unitaire de la philosophie systématique de Thomas d’Aquin ; or, Heidegger était membre du jury de la seconde thèse, ce qui fut d’ailleurs catastrophique pour le jeune professeur [4]. Dès lors, à partir de 1945, Siewerth a poursuivi une carrière de pédagogue, ce qui l’a conduit à rencontrer les travaux de Maria Montessori. Robert Givord voit dans cette douloureuse bifurcation une réalité qui n’est pas dénuée de sens : « On ne peut s’empêcher de se demander si cet incident [la rupture avec l’université quant à la philosophie], qui paraissait briser la carrière de M. Siewerth, n’a pas un côté providentiel : sans lui, M. Siewerth serait-il aujourd’hui à la tête de l’Académie pédagogique (École Normale) d’Aix-la-Chapelle, où il remplit avec tant de bonheur sa tâche d’éducateur de futurs enseignants [5] ».

À Thomas, l’auteur emprunte ses catégories anthropologiques, épistémologiques et métaphysiques. Du moins prend-il soin de se distinguer, non sans polémique, de la néo-scolastique qui est « empêtrée dans des concepts didactiques abstraits ». (p. 8/24) A Heidegger, il emprunte les concepts de son herméneutique du Dasein. C’est presque à chaque page que l’on rencontre les notions essentielles de la métaphysique existentiale développée par Sein und Zeit : angoisse (Angst), être-là (Dasein), situation d’être jeté (Geworfenheit), souci ou sollicitude (Sorge), tonalité affective (Stimmung), déchéance (Verfall), gérance ou règne (Walten), Essence ou être (Wesen), etc. Loin de les réfuter (p. 7/24), Siewerth en montre la validité pour les situer dans une anthropologie élargie. Plus encore que les concepts de Heidegger, c’est son grand projet qu’il reprend, proposant une toute autre analytique existentiale de l’enfant (chap. 3), voire sa méthode, en cherchant à déchiffrer la vérité originaire de l’enfance que l’habitude a occultée : c’est d’ailleurs au nom de ce retour à l’origine qu’il se positionne face au philosophe allemand. Enfin, Siewerth s’est fondé sur les travaux de la célèbre pédagogue italienne susnommée, surtout son « livre si précieux Kinder sind anders [6] ».

Il faut dire enfin un mot d’une source à la fois plus discrète et peut-être plus décisive : la langue allemande. Comme ses grands prédécesseurs, Hegel et Heidegger, Siewerth est convaincu que « la vigueur originelle de notre langue allemande si profonde […] constitue le véhicule privilégié et irremplaçable d’une pensée métaphysique ». (p. 8/25) [7] Or, cette richesse tient notamment à son enracinement dans une origine. Parlant de la langue allemande comme de « la plus expressive de toutes », Siewerth ajoute qu’elle « a engendré le plus céleste […] de tous les mots [8] », à savoir l’amour. C’est donc qu’il conçoit la langue comme une puissance d’engendrement. Entendre une langue est entendre le bruissement du mot jaillissant à sa naissance. De fait, constamment Siewerth interroge sa signification plus radicale et rapproche les mots par le jeu de leurs étymologies. La pensée siewerthienne épouse ce mouvement de reditus consubstantiel à la langue allemande. Cela explique partiellement la difficulté de cette pensée.

3) Difficultés

La lecture de Metaphysik der Kindheit est difficile et cette arduité tient à au moins cinq causes. Abstraite, la langue de Siewerth est avare en illustrations. Si elle ne dédaigne pas, à l’occasion, donner un exemple, concret par définition, son explication est souvent aussi abstraite que le reste de l’exposé ! Et les images elles-mêmes sont conceptuellement très chargées. Les Allemands disent de son style que c’est un « style pompeux ». Jaillissement permanent de l’expression. C’est dans la langue elle-même que se laisse entendre l’appel de l’origine cher à Heidegger. Par ailleurs, l’exposé de Siewerth est constamment prégnant de présupposés philosophiques qu’il explicite peu et qui appartiennent à des horizons aussi divers que Thomas d’Aquin, Hegel et Heidegger. En outre, Siewerth présuppose connus les acquis de ses différents ouvrages [9], par exemple la notion de cœur qui est au centre de son petit livre capital, L’homme et son corps [10]. De plus, sa pensée intuitive est assez rétive aux classifications ; elle est à l’image des concepts clés qui la structure : le cœur, l’origine aussi riche de contenu qu’indifférenciée dans son organisation. Enfin, circulaire ou plutôt hélicoïdale, la forma mentis de Siewerth revient constamment sur les mêmes concepts clés non sans les enrichir et progresser. Sa phrase, souvent longue et peu fluide, multiplie les conjonctives, comme si l’auteur souhaitait ramasser en chacune d’elle l’ensemble de sa pensée. La traduction de Thierry Avalle – une gageure – n’évite ni n’élimine la difficulté ; elle a du moins pour elle le mérite de la littéralité (ce qui, paradoxalement, n’exclut pas, par moments, une certaine poésie).

Ces difficultés font que j’expliciterai l’ouvrage comme je l’ai compris, sans prétendre en épuiser la richesse : certaines propositions sont d’une telle richesse qu’il est impossible d’en rendre compte dans une analytique conceptuelle. En tout cas, nous ne perdrons pas notre temps à étudier en détail le contenu de Metaphysik der Kindheit, car non seulement il s’agit probablement du plus grand ouvrage philosophique écrit sur l’enfance, mais, nous dit un spécialiste, il « récapitule, dans ce qui reste sans doute son meilleur livre, toute la pensée de G. Siewerth [11] ».

4) Importance

Dans un ouvrage polémique, mais intéressant sur l’éthique parentale, Jean-Marc Ghitti traite de l’autorité parentale. Sans naïveté, il constate qu’elle est la forme la moins pure des autorités car elle se trouve en tension avec la relation affective unissant l’enfant aux parents. Partant de là, il distingue trois sortes de mise en œuvre de l’autorité. La première instrumentalise l’enfant, c’est-à-dire fait servir celui-ci à une autre fin que lui-même ; sans pouvoir être totalement abolie, elle doit demeurer subordonnée. La seconde inverse la hiérarchie et place l’enfant au centre (le « pédocentrisme »), autrement dit promeut l’enfant par lui-même et pour lui-même. Autant le premier modèle fut présent autrefois, autant le second, d’inspiration rousseauiste, prédomine dans la pédagogie actuelle Il doit être corrigé par un modèle relationnel qui dissymétrise les relations sans toutefois les hiérarchiser. Enfin, l’auteur prône une relation d’autorité fondée sur la détresse de l’enfant qui convoque les parents à la sollicitude. Celle-ci se caractérise par la triple référence à l’espace, l’histoire et la culture. Cette perspective négative s’étaye sur une vision plus générale de l’éthique : « ce qui éveille à l’éthique, est l’expérience de la souffrance » ; or, celle-ci suscite deux sentiments : « la compassion » et, inversement, « l’indignation à l’égard de ce qui blesse la dignité humaine [12] ».

À cette option et optique trop pessimiste, s’opposent orthogonalement celles de Siewert ou de Maria Montessori.

5) Plan

Après avoir énoncé (plus que justifié) la perspective générale de l’ouvrage, qui est métaphysique (chap. 1), Siewerth déploie sa métaphysique de l’enfance en quatre chapitres (chap. 2-5). Les trois premiers concernent le seuil de la vie – son essence (chap. 2), les différents aspects existentiaux (chap. 3) et son contraire, le mal (chap. 4) – et le dernier la maturation de l’enfant (chap. 5). Enfin, Siewerth montre le lien entre ses développements et ceux de Maria Montessori, ce qui est l’occasion pour lui de résoudre quelques questions pédagogiques (chap. 6), avant de conclure sur ses intuitions fondamentales (chap. 7).

Plutôt que suivre Siewerth pas à pas, j’ai préféré remonter aux intuitions fondatrices dirigeant le propos. Elles sont, me semble-t-il, au nombre de trois :

– La première, d’ordre anthropologique, est la présence originaire, chez le petit enfant, du cœur [13].

– La deuxième, d’ordre métaphysique, est l’ouverture originaire de l’enfant à l’être [14].

– La troisième, d’ordre éthique et pédagogique, est l’unité d’amour originaire entre l’enfant et ses parents, singulièrement sa mère [15].

Ces trois intuitions concernent l’origine. L’exposé le justifiera, mais on ne peut manquer de s’étonner. Très souvent, on comprend l’enfant à partir de ce qu’il va devenir, la pleine maturation. Siewerth, tout à l’inverse, le saisit à partir de sa source où l’eau est plus pure. Pour lui, l’acte, au sens métaphysique aristotélicien, n’est pas seulement ni d’abord final, mais originaire.

Ces considérations doivent être bordées, en amont, par une présentation plus générale du cadre, notamment des théories erronées de l’éducation et, en aval, par un certain nombre d’applications plus concrètes sur la maturation de l’enfant, le mal et la pédagogie de Maria Montessori.

Pour exposer les trois principes fondant la métaphysique siewerthienne de l’enfance, je ferai volontiers appel à d’autres ouvrages que celui que nous analysons, d’autant que, dans cet écrit de sagesse, l’auteur suppose connues les conclusions auxquelles ses autres ouvrages aboutissent. Je n’hésiterai pas à introduire des systématisations là où l’auteur en reste à des énumérations apparemment indéfinies ou disperse les réflexions en des lieux divers. De même, je m’aiderai autant que cela sera possible des exemples donnés par Metaphysik der Kindheit pour en montrer le caractère non pas d’abord illustratif, mais fondateur.

6) Brève reprise à la lumière du don

Répétons-le, ces notes datent d’il y a un quart de siècle, alors que j’avais seulement ébauché la dynamique ternaire : réception, appropriation et donation. Or, de fait, Siewerth articule les trois moments du don : « l’être, […] clarté éclaircissante, puissance qui charge de pouvoir, éclat captivant, […], autant de réalités [réception] qui placent le cœur [appropriation], arrivé à bon port, en situation de réponse et de responsabilité [donation] » (p. 13/31). Plus encore, il ne les juxtapose pas, mais les compose, en parlant de l’être comme de la « puissance qui charge de pouvoir ». Voyons-le plus en détail.

a) La réception ou moment originaire

Une fois, un seule, Siewerth distingue trois origines : « l’homme est à l’origine enfant de Dieu, de l’homme et de la terre » (p. 14/32). Ces trois origines renvoient, bien évidemment, au triangle des ontologies régionales : Dieu, homme, monde.

Chez Siewerth, la mère n’unifie pas l’enfant mais ses potentialités déjà là. Son rôle est d’ouvrir ses capacités et de leur donner un objet autant qu’un lieu d’unification. Autrement dit, la spontanéité de l’enfant n’est pas totale (il n’est pas Dieu), mais doit être acclimatée.

Cette origine est béatifiante. Voilà pourquoi Siewerth se refuse à l’interprétation heideggérienne qui voit dans l’homme un être jeté là dans la facticité et la déchéance. Cette situation, selon lui, n’est pas première mais seconde, car elle fut précédée par le don de celui qui l’a appelé à la vie, donc par l’amour : « quand l’être humain entre dans l’existence et s’aperçoit de sa facticité, l’interprétation interpellante du procréateur existant historiquement l’a toujours devancé » (note 50, p. 14/32. Souligné par moi). Il « n’est pas seulement ‘jeté’ mais d’abord ‘accueilli’, non pas ‘exposé’ mais ‘mis à l’abri’ ». (p. 14/32)

b) Le don 2 ou le cœur

Cette réception ouvre à une appropriation : « l’homme est dans son être une unité de liberté et de conception, unité de la profondeur d’un secret ». (p. 17/35)

En quoi consiste cette profondeur qui est aussi le principe d’unité ? Siewerth insiste extrêmement sur le cœur qui est le point de départ de toute éducation. Ce cœur est le lieu de l’unité, le centre le plus intime, depuis toujours déjà en accord avec la totalité de la réalité, avec l’être, avec Dieu.

L’homme et son corps consacre un long développement cette unité cordiale auquel je renvoie. Je noterai seulement que l’information de la matière corporelle est immédiate. Aussi l’organisation des facultés, leur hiérarchie et même leur conflit demeurent-ils toujours enveloppés dans une unité plus radicale et plus profonde d’où procède l’organisation. En effet, tout ordre procède à partir d’un premier. Et c’est ce que Siewerth appelle le cœur, « le centre vital de l’homme un [16] ». Ce cœur qui est indissolublement charnel et spirituel et d’où tout sourd. En outre, ce principe d’unité et d’opération est source de notre individualité personnelle. Donc « tout ce qu’est l’homme, il l’est par son ‘cœur’, ce fond et cet abîme de notre nature [17] », qui unifie notre être. « Ce cœur est le mystère suprême de l’être humain, plus vaste, plus profond, plus insondable, que tout ce qui est «purement spirituel». […] Le cœur est le centre où notre vie se rassemble, la mémoire de notre durée, l’arbre aux rameaux multiples de notre existence, le point d’arrivée de tout avenir, le lit du fleuve où s’amasse le présent, et le fond de vallée qui recueille toutes les eaux ruisselantes du passé [18] ». Et il y en a ainsi plus d’une page… Le cœur est lieu à la fois d’ouverture et d’intériorité : « Caractérisé à la fois par son ouverture illimitée due à la lumière spirituelle et par son intimité solitaire profondément enracinée, le cœur est le centre impénétrable où se condense l’existence humaine, et il est en même temps accordé à la totalité de l’être [19] ».

Autrement dit, Siewerth fait appel à la distinction entre agir et être, accident et substance. Redécouvrir l’unité de l’homme sans nier l’évidence de sa complexité, voire de la dualité, du déchirement qui le traverse, demande que l’on redécouvre les virtualités d’une notion si décriée, la substance. « Entre l’idée et l’expérience semble établi un certain abîme que toute notre force tente en vain de franchir. Néanmoins notre aspiration éternelle subsiste qui est de surmonter cette distance par la raison, l’intelligence, la force imaginative [20] ».

c) La donation

Plus discret, le troisième moment n’échappe pourtant pas à l’analyse siewerthienne de l’être. Siewerth en parle surtout à l’occasion de l’origine de l’enfant. Afin de bien expliquer que l’enfant s’enracine et jaillit d’un acte d’amour, celui des parents, il doit montrer que l’engendrement est un pur acte d’amour. « L’«engendrement» est une œuvre de l’homme tout entier. Cette réalité est dans son extension non restreinte la possibilité naturelle la plus haute, la plus substantielle de l’homme ». (p. 16/34) En effet, l’engendrement comporte l’acte sexuel de la procréation qui relève de la nature et de la pulsion ; mais il est plus encore l’amour procréateur des époux et parents. Or, cet amour procréateur porte une nouvelle vie, est conception (et réception active) d’une vie dont le fondement est divin. Voilà pourquo, pour Siewerth , en cela disciple de Hegel, l’amour est un arrachement à l’immédiateté de la nature : l’engendrement « surmonte l’étroitesse de la nature » et « la volonté propre des pulsions » pour ouvrir au don même de Dieu. Il dit même que « les époux sacrifient leur nature à l’amour dans l’espace de l’être-là, c’est-à-dire qu’ils renoncent à eux-mêmes – ce qui les fait grandir – » (p. 16/34).

d) Connexion entre les moments du don

Siewerth souligne le lien entre les moments du don. Il s’explicite en termes de surabondance, celui-ci étant exprimé par le terme, très fréquent sous sa plume, de jaillissement. Siewerth pense le fondement non pas de manière statique mais comme une source, un jaillissement permanent. C’est en jaillissant que Dieu crée, donne l’être. C’est en jaillissant que l’être-là se pose et donne. Voilà pourquoi le cœur est une notion tellement centrale : un acte digne de ce nom doit être posé à partir de la source la plus profonde de notre être, doit jaillir du plus profond, là où il touche en quelque sorte le don originaire ; bref, de notre cœur.

7) Conclusion

Les trois pôles de la métaphysique siewerthienne de l’enfance recouvrent les quatre causes d’Aristote : le cœur correspond aux causes intrinsèques, l’ouverture à l’être est la finalité et l’amour des parents est la cause efficiente disposant l’enfant à cette ouverture.

Chacun de ces pôles souligne la plénitude, voire la surplénitude de l’origine. On a suggéré la place que tient la langue allemande dans cette importance accordée au commencement. Mais il y va plus encore d’un regard jeté sur la réalité. Siewerth est fasciné par le jaillissement caractéristique de l’origine. Pour lui, le commencement est plus riche que le développement. Il est donné au début comme une source. Si bien qu’il est comme menacé de voir dans les développements un éloignement de l’origine, voire une perte à jamais irréparable.

Faut-il dire, non sans polémique, avec Emmanuel Tourpe, que « la métaphysique de Gustav Siewerth ne se présente rien moins que comme l’interprétation la plus avancée de saint Thomas d’Aquin [21] » ?

Pascal Ide

[1] Gustav Siewerth, Metaphysik der Kindheit, Einsiedeln, Johannes Verlag, 1957, 21962.

[2] Id., Aux sources de l’amour. Métaphysique de l’enfance, présentation et trad. par Thierry Avalle, préliminaires d’Emmanuel Tourpe, coll. « Essais de l’École cathédrale », Saint Maur, Parole et silence, 2001. Je citerai l’ouvrage en donnant, entre parenthèses, la page de l’éd. allemande suivie de celle de la trad. française.

[3] Cf. site pascalide.fr : « L’homme et son corps. L’anthropologie philosophique de Gustav Siewerth ».

[4] Heidegger s’opposa à ce projet, pour lui démodé, d’une philosophie d’inspiration chrétienne, de sorte que Siewerth n’obtint jamais de chaire universitaire de philosophie.

[5] Avertissement de Gustav Siewerth, L’homme et son corps, trad. Robert Givord, Paris, Plon, 1957, p. 33.

[6] C’est une traduction de l’ouvrage italien Le secret de l’enfance. L’essentiel de celui-ci se retrouve dans l’édition française de L’enfant, 1936, trad. Georgette J. J. Bernard, Paris, DDB, 1936, nouvelle édition, coll. « Formation », 1997. Je le disais, la présence de Hegel semble plus discrète, quoique réelle. Nous verrons, chemin faisant, que Siewerth lui emprunte tel ou tel concept ou outil.

[7] Robert Givord a souligné aussi qu’« un trait remarquable » de la pensée philosophique de Siewerth « est l’intime union entre la pensée et la langue allemande » (« Avertissement », Gustav Siewerth, L’homme et son corps, p. 34).

[8] L’homme et son corps, p. 120. C’est moi qui souligne.

[9] Pour un premier bon exposé systématique de la pensée de l’auteur, cf. Manuel Cabada Castro, L’être et Dieu chez G. Siewerth, trad. Emmanuel Tourpe et A. Chereau, Louvain-la-Neuve, Éd. de l’Institut supérieure de philosophie, Leuven-Paris, Peeters, 1997. Pour une analyse plus technique, cf. Emmanuel Tourpe, Siewerth « après » Siewerth. Le lien idéal de l’amour dans le thomisme spéculatif de Gustav Siewerth et la visée d’un réalisme transcendantal, coll. « Bibliothèque philosophique de Louvain » n° 49, Louvain-la-Neuve, Éd. de l’Institut Supérieur de Philosophie, Leuven-Paris, Peeters, 1998.

[10] Gustav Siewerth, L’homme et son corps L’ouvrage date de 1953.

[11] Emmanuel Tourpe, « Considérations préliminaires », Gustav Siewerth, Aux sources de l’amour, p. 7.

[12] Jean-Marc Ghitti, Pour une éthique parentale. Essai sur la parentalité contemporaine, coll. « Recherches morales », Paris, Le Cerf, 2005, p. 219.

[13] Ce livre est l’un des trois qui ont été traduits en français (cf. ci-dessus).

[14] Ici, il faut convoquer toute la métaphysique de Siewerth, notamment son grand ouvrage, Le destin de la métaphysique.

[15] Sur la pédagogie, cf. l’article essentiel et peut-être le plus important de Gustav Siewerth sur l’éducation : « Das Wesen der Erziehung und das Haus des Menschen [L’essence de l’éducation et la maison de l’homme] », Mitteilungsblatt des Aachener Bundes und der Pädagogiescen Akademie, Aix-la-Chapelle, Cahiers 11-12, octobre 1950.

[16] L’homme et son corps, p. 53. Souligné dans le texte.

[17] Ibid., p. 54.

[18] Ibid., p. 123. Cf. p. 123 s. Souligné dans le texte.

[19] Ibid., p. 130. Saint Thomas n’en a-t-il pas l’intuition lorsqu’il traite de l’ordre de procession des facultés ?

[20] Wolfgang Gœthe, La métamorphose des plantes, trad. Henriette Bideau, Paris, Ed. Triades, 1975. Les lettres sont citées à partir de la seconde édition, entièrement refondue, 1992, p. 104.

[21] Emmanuel Tourpe, « Considérations préliminaires » de Gustav Siewerth, Aux sources de l’amour, p. 7.

8.9.2025
 

Les commentaires sont fermés.