Dans ce roman-monde qu’est Le pavillon des cancéreux, le lecteur croise les pas d’un couple très attachant, Nicolas Ivanovitch et Hélène Alexandrovna Kadmine. De leur histoire et de leur relation aux multiples personnages de la fresque immense brossée par Soljénitsyne, retenons seulement que le couple a énormément souffert, que l’époux fut un gynécologue qui, avec générosité et sérénité, a aidé les femmes à accoucher « dans les douleurs » et à donner la vie, et enfin que l’épouse a dû supporter au quotidien une belle-mère intransigeante jusqu’à en être étouffante dont une erreur a conduit les Kadmine à se retrouver séparés et incarcérés dans un camp de travail pendant dix années.
Mais, par un heureux hasard de l’administration soviétique, le couple va être réuni après avoir purgé sa peine. Telle est la communion extérieure qui offre le cadre : ils sont (heureusement) contraints à vivre ensemble, à la fois en exil, donc dans le même lieu, et pour toujours, donc pendant la même durée. Or, loin d’être seulement extérieure, cette communion est intime, puisque, malgré le long éloignement, donc l’absence de communication, et, bien pire, la responsabilité de ce tyran que fut la mère de Nicolas Ivanovitch, les époux continuent à s’aimer. Ajouterai-je que, dans une inclusion riche de sens, les conjoints se retrouvent dans un même espace-temps comme leur amour est né dans une rencontre dont l’essence est d’être rapprochement, coïncidence spatio-temporelle de deux personnes sans lien amoureux préalable ?
Deux autres signes, inattendus, vont confirmer cette communion d’amour. Tout d’abord, au fin fond de la taïga, à Ouch-Terek, l’homme et la femme habitent dans une cabane qui est peuplée d’animaux. Or, étrangement, ces derniers sont spontanément domestiqués, sans avoir besoin d’être dressés. Le narrateur en offre une première explication, somme toute évidente, ce qui ne veut pas dire banale : « Les Kadmine n’aiment pas leurs bêtes pour leur peau, mais pour leur personnalité [1] ». Retranscrit dans les catégories de l’éthique animalière, on dirait aujourd’hui, qu’ils aiment ces animaux non point pour leur valeur d’utilité, c’est-à-dire pour eux, les humains, mais pour leur valeur intrinsèque, c’est-à-dire pour eux-mêmes, les animaux. Autrement dit, le couple les aime de manière désintéressée et non pas utilitariste. Or, qui dit domestique dit domus, « maison ». Ainsi, cette générosité crée une familiarité. Mais là ne réside pas la raison la plus profonde. Le récit ajoute une interprétation encore plus surprenante que le fait : « Cette communauté d’âmes qui émane des époux se transmet sans dressage, presque instantanément, à leurs animaux [2] ». En cascade et comme par résonance (ce phénomène pneumatique qui caractérise les communautés), la communion des époux s’est transmise à leur relation aux animaux qui est devenue communion. En retour, l’évidence stupéfiante de cette complicité prélapsaire entre hommes et bêtes se traduit et se trahit la communio personarum. Voire, l’immédiateté chronologique (« presque instantanément ») révèle ontochroniquement une im-médiation ontologique entre les vivants ici rassemblée. Or, telle est l’essence de la communion : ce « nous » qui, pour être symbolisé par le « ils » des dons, est dynamique unité maximale d’un « je » et d’un « tu ».
Un autre signe non-humain atteste cette communion conjugale. Le logement qui les accueille est tellement pauvre qu’il est dénué de tout meuble. Nicolas Ivanovitch et Hélène Alexandrovna décident de commander au menuisier du village d’Ouch-Terek une table ronde. Pour nous, rien d’étonnant ; en revanche, ce meuble suscite la plus vive surprise chez l’artisan qui s’exécute en l’exécutant. Or, la rotondité est riche d’un sens général, la perfection de la figure géométrique achevée, et d’une symbolique (informative et performative) spécifique, en l’occurrence, communionnelle : la parité des emplacements indiscernables ; l’égalité des différentes sujets qui s’attablent (tel était le sens que les chevaliers dits de la table ronde donnaient au meuble éponyme) ; la proximité optimale des échanges. Il suffit de comparer la circularité aux autres formes, par exemple, carrée et rectangulaire, pour qu’éclate l’évidence de cette signification, qui est autant expression qu’effectuation. Ainsi, derechef, le couple Kadmine vibre de cette existence partagée qu’est la communion intersubjective. C’est ce que la femme exprime dans une exclamation émerveillée : « Ah, Oleg ! Comme nous vivons bien maintenant ! Savez-vous que mon enfance mise à part, c’est l’époque la plus heureuse de ma vie [3] ! » En effet, la signature affective (la Stimmung) de la communion n’est pas seulement la paix devenue concorde, mais un débordement, un surcroît de joie qu’est le bonheur. C’est ce que souligne à son tour le narrateur en commentant :
« Et c’est qu’elle a raison ! Ce n’est pas le niveau de vie qui fait le bonheur des hommes mais bien la liaison des cœurs et notre point de vue sur notre vie. Or l’un et l’autre sont toujours en notre pouvoir, et l’homme est toujours heureux s’il le veut, et personne ne peut l’en empêcher [4] ».
Pascal Ide
[1] Alexandre Soljénitsyne, Le pavillon des cancéreux, trad. Alfreda et Michel Aucouturier, Lucile et Georges Nivat, Jean-Paul Sémon, Paris, Julliard, 1968, p. 415.
[2] Ibid.
[3] Ibid., p. 410. Souligné par moi.
[4] Ibid. Souligné par moi.