Le cerveau suffit-il pour penser ? Thomas Nagel et la critique du matérialisme des (neuro)sciences

1) Thèse

Thomas Nagel, professeur émérite à l’Université de New York, est l’un des plus importants philosophes américains contemporains. Il est l’auteur de livres traduits dans de nombreuses langues [1]. En 2012, il a publié aux très sérieuses éditions Oxford University Press, un ouvrage intitulé L’esprit et le cosmos [2] qui, de manière inattendue, a « fait le buzz » et l’objet d’un débat dans des revues grand public. L’une d’entre elles s’est même permis de parler de « sottises » [3] ! Pourquoi ? Avec grande clarté et grand courage, Nagel défend que nous devons « abandonner le matérialisme [4] ». Or, ce faisant, il se permet de remettre en question non seulement la thèse quasi-unanime – ce que, dans l’avant-dernière phrase de la conclusion, il appelle le « consensus bien-pensant [5] » – des neurosciences selon laquelle la pensée est le produit du cerveau, mais tout le naturalisme matérialiste qui provient de la révolution scientifique au xviie siècle et de la théorie darwinienne de l’évolution au xixe siècle. Tel est même le sous-titre de l’ouvrage : la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse.

Précisons aussitôt trois points. Tout d’abord, Nagel n’est nullement antiscientifique. Ce qu’il récuse est l’interprétation matérialiste des sciences, non celles-ci. Autrement dit, le naturalisme matérialiste n’est pas une théorie scientifique, contrairement à ce qu’il prétend. Ensuite, Nagel ne nie en rien l’évolution biologique, mais refuse seulement qu’elle soit l’explication des actes propres à l’esprit humain. Enfin, écarter le matérialisme n’est pas faire profession de théisme : « En tant que conception du monde, le théisme n’est pas pour moi plus crédible que le matérialisme [6] ». D’un côté, il écrit que « l’intérêt du théisme, même pour un athée, c’est qu’il essaie d’expliquer d’une autre manière ce que la science physique ne semble pas capable d’expliquer [7] ». Mais de l’autre, il récuse avec insistance ce que le chercheur d’Oxford Richard Swinburne appelle la « probabilité du théisme » [8].

2) Plan

Ce petit livre, simple d’écriture, mais exigeant dans sa lecture, se déploie en quatre chapitres. Le premier expose la thèse générale qui est anti-réductionniste et dénonce le matérialisme particulier des neurosciences et général de la science appliquée à l’homme (chap. 1). Les trois autres chapitres détaillent cette thèse pour trois phénomènes mentaux : la conscience (chap. 2), la cognition (chap. 3) et la valeur (chap. 4). Ils montrent qu’ils sont inexplicables dans le cadre des sciences physiques, biologiques et humaines.

3) Arguments

Thomas Nagel avance différents arguments. D’abord, « la plupart des scientifiques peuvent travailler sans avoir d’avoir d’avis sur les questions générales de cosmologie fondamentale [9] ». Autrement dit, le matérialisme méthodologique des chercheurs ne se convertit pas nécessairement en un matérialisme ontologique.

Ensuite, Nagel fait appel au « sens commun [10] » qu’est l’idée spontanée que nous nous formons de nous-mêmes. Nous ne nous pensons pas comme le produit de notre cerveau. Autrement dit, le fait de conscience et le fait moral existent. Or, comment un processus neuronal explique-t-il la conscience que nous avons de nous-mêmes, la compréhension que nous avons du monde, la valeur – le bien et le mal – que nous attribuons à certaines attitudes quand nous les louons ou les blâmons ? On se souvient que, dans son article le plus célèbre, « Quel effet cela fait-il d’être une chauve-souris ? » [11], Nagel défend l’idée que seule celle-ci pourrait y répondre, autrement dit, qu’aucun observateur ne peut prétendre restituer l’expérience vécue par une chauve-souris, même s’il peut en notifier certaines propriétés structurelles. Il en déduisait que le contenu subjectif, vécu d’un état mental (ce que la philosophie analytique appelle le qualia) échappe à l’investigation scientifique.

Pour la même raison, notre auteur récuse l’explication seulement behavioriste qui prétend reconduire le phénomène mental au seul phénomène comportemental. Assurément, les deux phénomènes sont corrélés, et c’est d’ailleurs « pour nous la preuve principale de leur présence [des processus mentaux] chez les autres êtres vivants ». Toutefois, ces théories behavioristes « laissent de côté quelque chose d’essentiel, situé au-delà des raisons observables externes qui nous font attribuer des états mentaux à autrui, à savoir l’aspect des phénomènes mentaux qui est évident en première personne, le point de vue interne du sujet conscient [12] ». De même, le matérialisme neuroscientifique réduit la pensée à sa seule face extérieure, le processus neuronal ou cérébral.

Nagel convoque un raisonnement qu’on pourrait formaliser ainsi : manifestement, « la nature est telle qu’elle produit des êtres conscients dotés d’un esprit et qu’elle peut être comprise par eux ». Or, « ce sont là des caractéristiques fondamentales de l’univers ». Donc, « l’intelligibilité du monde n’est pas accidentelle » ; des esprits qui se pensent eux-mêmes ne sont pas « des sous-produits de développements contingents dont la véritable explication est donnée en des termes qui ne font pas référence à l’esprit [13] ». Autrement dit, si l’esprit, la signification et la valeur ont « une explication naturelle, ces possibilités étaient inhérentes à l’univers bien avant qu’il y ait de la vie [14] ». Cet argument qui se fonde implicitement sur la prémisse selon laquelle l’esprit est une véritable perfection qui ajoute à la nature, est clairement finaliste. Et, avec cohérence, Nagel n’hésite pas à affirmer qu’il adhère à une vision qui comporte « des éléments téléologiques [15] ». Il s’oppose donc à la vulgate darwinienne réduisant l’émergence de l’esprit à un épiphénomène totalement casuel du cosmos. Mais ajoutons aussitôt que cette téléologie nécessaire pour expliquer l’apparition des organismes vivants et des « organismes de pensée » peut être décrite « en restant au niveau physique [16] », donc, sans faire appel à une intelligence transcendante.

Un autre argument avancé par l’auteur est le refus de réduire le sens à un processus seulement matériel.

 

« On peut expliquer physiquement pourquoi, lorsque je tape ‘3’, ‘+’, ‘5’ et ‘=’ sur ma calculatrice de poche, le chiffre ‘8’ s’affiche à l’écran. Cependant l’explication causale de la forme qui s’affiche à l’écran ne nous dit pas pourquoi le dispositif a donné la bonne réponse. Pour expliquer le résultat sous cette description, nous devons nous reporter à l’algorithme qui commande la calculatrice et à l’intention de l’ingénieur qui l’a matériellement réalisé [17] ».

 

Systématisons l’argumentation. Le cerveau peut être comparé à une machine. Or, si je tape « 3 », « + », « 5 » et « = », sur une calculatrice de poche, le processus matériel causal qui conduit à l’apparition du « 8 » s’affichant sur l’écran n’explique en rien pourquoi cette réponse est la bonne réponse [18]. Donc, de même, les phénomènes biologiques, chimiques, neuronaux n’expliquent en rien la pensée. En découplant le processus matériel du sens, Nagel rejoint un argument déjà développé par l’un des pionniers de l’information en France, Jacques Arsac : la machine transforme les impulsions électriques en signaux, mais seul l’homme en déchiffre la signification [19].

Un argument original me semble pouvoir être reconduit à la rétorsion (ou réfutation interne), même si Nagel ni ne le nomme comme tel, ni ne l’explicite systématiquement [20]. Il prend deux formes, me semble-t-il. La première concerne le sujet, c’est-à-dire l’acte de connaissance scientifique. D’un mot, « toute explication évolutionniste de la place de la raison présuppose la validité de la raison et ne peut pas la confirmer sans circularité [21] ». Ce que la raison refuse in actu signato, il le pratique in actu exercito. En effet, d’un côté, la science prétend expliquer l’émergence de la raison comme d’un processus matériel ; de l’autre, le scientifique exerce cette raison, donc est à distance même de cet acte dont il prétend rendre compte.

L’autre concerne l’objet, c’est-à-dire le monde qu’étudie le chercheur. D’un côté, celui-ci fait de l’intelligibilité du monde un surgissement aléatoire. De l’autre, son activité présuppose cette rationalité. Donc, « on ne peut pas vraiment comprendre la vision scientifique du monde si l’on ne suppose pas que l’intelligibilité du monde, telle qu’elle est décrite par les lois que la science a découvertes, fait elle-même partie de l’explication la plus profonde de la raison pour laquelle les choses sont comme elles sont [22] ». Et Nagel d’ajouter un signe révélateur, là encore tiré de la pratique de la science qui en sait plus que ce que le scientifique en interprète idéologiquement :

 

« Quand pour les mêmes données, nous préférons une explication à une autre parce qu’elle est plus simple et demande moins d’hypothèses arbitraires, ce n’est pas seulement une question d’esthétique, c’est parce que nous pensons que l’explication qui donne une compréhension plus large a, pour cette simple raison, plus de chances d’être vraie [23] ».

4) Conclusion

Une conséquence de cette argumentation est que les sciences requièrent la régulation philosophique, certes, pas quant à leur contenu, mais quant à leur interprétation : « C’est notamment à la philosophie d’étudier les limites de la connaissance scientifique contemporaine, même dans ses formes les plus élaborées et les plus fructueuses [24] ».

Comment ne pas se réjouir qu’un philosophe de cette notoriété s’attaque à l’une des affirmations les plus massives et les plus indiscutées de la science ? De manière plus générale, Nagel cherche aussi à recrédibiliser notre « sens commun », nos « jugements ordinaires [25] », face à la toute-puissance terroriste du discours scientifique.

Nous verrons plus bas un autre ouvrage défendre une thèse similaire, mais à partir d’autres arguments, qui sont de l’ordre de l’objection et non pas de la réduction à l’absurde. Autrement dit, enfin, un frémissement se fait sentir dans le monde universitaire. Les chercheurs osent secouer le joug si pesant – osons-le dire, si idéologique – du matérialisme omniprésent.

Ajoutons que notre plaidoyer pro-Nagel n’est pas inconditionnel. En effet, autant sa réfutation est claire, autant la proposition de remplacement ne l’est pas : entre refus du matérialisme et refus du théisme, que propose notre auteur ? Assurément, une conception non matérialiste de l’esprit ; assurément aussi, une vision finaliste : Nagel affirme vouloir renouveler « la conception aristotélicienne de la nature [26] ». Or, cette vision se veut non théiste, donc non intentionnelle. Mais, dès lors, comment rendre compte des processus téléologiques présents dans le cosmos ? Nagel va-t-il défendre la seule option aujourd’hui présente : « une forme de monisme universel ou de panpsychisme [27] » ?

Pascal Ide

[1] Cf. Thomas Nagel, The View from Nowhere : Le Point de vue de nulle part, trad. Sonia Kronlund, Paris, Éd. de l’Éclat, 1993.

[2] Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos. Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse, trad. François Loth et Dominique Berlioz, Paris, Vrin, 2018.

[3] Cf. Brian Leiter et Michael Weisberg, « Do You Only Have a Brain? On Thomas Nagel », The Nation, 3 octobre 2012, disponible en ligne.

[4] Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos, p. 65.

[5] Ibid., p. 187.

[6] Ibid., p. 38.

[7] Ibid., p. 37.

[8] Cf. Richard Swinburne, La probabilité du théisme, trad. Paul Clavier, Paris, Vrin, 2015.

[9] Ibid., p. 10.

[10] Par exemple, Ibid., p. 47.

[11] Cf. Thomas Nagel, « What Is It Like to Be a Bat? », The Philosophical Review, 83 (1974) n° 4, p. 435-450.

[12] Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos, p. 60. Souligné par moi.

[13] Ibid., p. 31.

[14] Ibid., p. 51

[15] Ibid., p. 53. Cf. Ibid., p. 41.

[16] Ibid., p. 137.

[17] Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos, p. 74.

[18] Ibid., p. 74.

[19] Cf. Les machines à penser. Des ordinateurs et des hommes, Paris, Seuil, 1987.

[20] Sur ce raisonnement appliqué au naturalisme matérialiste de la science, cf. Jim Slagle, The Epistemological Skyhook. Determinism, Naturalism, and Self-Defeat, London, Routledge, 2016.

[21] Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos, p. 120-121.

[22] Ibid., p. 30.

[23] Ibid., p. 30-31.

[24] Ibid., p. 9.

[25] Ibid., p. 47.

[26] Ibid., p. 101.

[27] Ibid., p. 129.

11.7.2025
 

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