Ce texte est celui de Douglas Fox, « L’incroyable théorie du neurone mécanique », Cerveau & Psycho, 105 (décembre 2018), p. 16-24. Je me suis permis de changer l’ordre et d’intercaler une divisio textus (un plan). Mes ajouts sont toujours indiqués en italiques.
1) Thèse
a) Le modèle dominant : le modèle électrique
1’) Énoncé
D’après la théorie dominante, le signal nerveux est transmis par la membrane qui enveloppe l’axone. Cette membrane est composée de lipides et de canaux capables de s’ouvrir temporairement pour laisser passer les ions sodium et potassium (des particules chargées électriquement). Les ouvertures et fermetures se succèdent le long de l’axone, créant un pic de tension électrique qui se propage.
2’) Historique
Le signal nerveux est rapide. Marchez sur une punaise et votre cerveau ressentira de la douleur en une fraction de seconde. On estime que la vitesse du signal atteint 30 mètres par seconde. Il se propage le long des fibres nerveuses, qui ressemblent à des cylindres de la taille d’un cheveu. Ces fibres sont protégées par une gaine de cellules graisseuses et baignent dans un fluide riche en ions sodium et potassium, chargés électriquement. Au milieu du XXe siècle, les chercheurs ont appris à implanter des électrodes dans les neurones pour mesurer la tension de cette enveloppe membranaire. Ils ont découvert qu’elle grimpe pendant plusieurs millièmes de seconde au passage du signal nerveux. En 1952, deux scientifiques britanniques, Alan Hodgkin et Andrew Huxley, ont noté que ce pic intervient au moment où un courant d’ions sodium traverse la membrane, du milieu extérieur vers le milieu intérieur. Le modèle Hodgkin-Huxley est alors devenu le fondement de la neurophysiologie moderne. Ces résultats ont valu le prix Nobel aux deux chercheurs en 1963.
b) Difficultés du modèle dominant
Néanmoins, plusieurs scientifiques ont continué à publier des travaux prenant le contre-pied du modèle établi.
L’un des mystères les plus entêtants du monde médical est le suivant. Les médecins pratiquent l’anesthésie générale depuis plus de 170 ans maintenant. Ils ont découvert des dizaines de molécules qui, administrées à des doses de plus en plus élevées, éteignent les fonctions nerveuses et cérébrales dans un ordre immuable : en premier, la mémorisation, puis la douleur, et enfin la conscience. À très haute dose, la respiration finit également par s’arrêter. Une séquence qui se répète chez tous les animaux, de l’homme à la mouche.
Pourtant, personne ne sait vraiment comment fonctionne un anesthésique. Les structures moléculaires du protoxyde d’azote – communément appelé gaz hilarant –, de l’éther, du sévoflurane et du xénon sont si différentes qu’il paraît difficile de penser que ces molécules agissent toutes de la même façon, en se liant à des protéines identiques dans les cellules.
c) Un nouveau modèle : le modèle mécanique
1’) Énoncé
Selon cette théorie, le signal nerveux se propage aussi dans l’enveloppe membranaire de l’axone, mais comme une onde mécanique. À son passage, l’onde compresse les molécules lipidiques de la membrane, qui opèrent une brève transition de phase : elles forment un état qualifié de « cristal liquide », ce qui entraîne une dilatation et une émission de chaleur. Une fois l’onde passée, les molécules retrouvent leur état initial et réabsorbent la chaleur émise.
2’) Historique
Un chercheur dont nous parlerons plus bas, Heimburg, pense que les anesthésiques fonctionnent d’une manière radicalement différente : ils changeraient les propriétés mécaniques des nerfs. Si cette hypothèse se confirmait, cela reviendrait à dire que les neurones sont des machines mécaniques, et non électriques, comme les scientifiques le croient depuis des dizaines d’années. Selon Heimburg, les impulsions électriques ne sont que les effets secondaires de l’onde de choc physique qui parcourt le nerf, un peu à la manière d’une onde sonore. Pour lui, les anesthésiques endorment les nerfs en se glissant dans les membranes graisseuses qui gainent ces derniers. Ces membranes s’assoupliraient alors et deviendraient trop lâches pour transmettre l’onde de choc, telles des cordes de guitares trop détendues pour vibrer.
J’ai été tenté ce jour-là de reléguer Heimburg au rang de marginal. Mais depuis, ses collègues et lui ont présenté de nombreux éléments qui font réfléchir : ils ont notamment mesuré la progression des ondes mécaniques le long des fibres nerveuses, ainsi que l’ampleur et la vitesse de contraction des membranes, et ont montré que les anesthésiques altèrent ces facteurs.
2) Histoire et exposé
a) Première élaboration du modèle (Ichiji Tasaki)
Ichiji Tasaki, neurobiologiste confirmé aux National Institutes of Health de Bethesda, dans le Maryland, fut l’un d’eux.
1’) Les faits
Il a constaté trois faits que n’explique pas le modèle dominant :
- En 1979, il a mené une expérience étonnante. Les yeux rivés au microscope, il a réussi à déposer une fine feuille de platine brillante sur quelques fibres nerveuses de crabe, puis a dirigé un rayon laser sur le dispositif. Son objectif ? Suivre les changements physiques des fibres – dilatations ou contractions – en analysant les modifications de la réflexion lumineuse au passage de l’impulsion nerveuse. Kunihiko Isawa, alors en doctorat dans son laboratoire, l’a aidé à effectuer des centaines de mesures. Au bout d’une semaine, la réponse était claire : à chaque impulsion, les fibres se dilataient pendant quelques millièmes de seconde. Certes, le gonflement était infime : la membrane de la cellule ne se soulevait que de 7 petits milliardièmes de mètre. Mais il se superposait parfaitement au passage de l’impulsion, confortant Tasaki dans l’idée que le duo Hodgkin-Huxley était dans l’erreur.
- D’autres résultats, qu’il avait obtenus dix ans plus tôt, suggéraient que les molécules de la membrane changent brièvement de configuration à ce moment.
- Enfin, les chercheurs ont réalisé une troisième observation étrange, alors qu’ils tentaient de quantifier le dégagement de chaleur classiquement attendu au passage d’une impulsion électrique : si la température de la fibre nerveuse montait brutalement de plusieurs millionièmes de degrés, elle redescendait aussitôt, sans qu’aucune dissipation de chaleur ne soit mesurée. Les fibres réabsorbaient la majorité de l’énergie émise, en quelques millièmes de seconde seulement.
2’) Nouvelle théorie
Pour Tasaki, la dilatation transitoire, le changement de configuration des molécules et l’étrange comportement de la chaleur appelaient une conclusion évidente : le signal nerveux n’est pas qu’électrique, il est aussi mécanique. Les scientifiques qui n’observaient les neurones qu’avec des électrodes manquaient une partie de l’action.
Tasaki a passé le reste de sa vie à analyser et mesurer ces changements. Il est parvenu à la conclusion qu’ils ne se déclenchent pas dans la membrane cellulaire elle-même, mais dans une matrice de filaments de protéines et de carbohydrates située juste en dessous. D’après lui, ces filaments absorbent des ions potassium et de l’eau au passage du courant – d’où la dilatation et la hausse de température. Avant un retour à la normale à la fin de l’impulsion.
b) Réception critique
1’) Les raisons de la marginalisation
Certaines sont intellectuelles : Au fil de ses recherches, le neurobiologiste s’est peu à peu marginalisé.
D’autres sont humaines.
D’autres facteurs ont joué en sa défaveur. D’abord le fait qu’il ait grandi au Japon et parlait un anglais emprunté. « Il fallait être très érudit pour tenir une conversation avec lui », explique Peter Basser, chef du service neurosciences aux NIH, qui l’a côtoyé pendant vingt ans. « Et à mon sens, nombreux sont ceux qui ne mesuraient pas sa profondeur et sa perspicacité ».
Autre facteur défavorable : Tasaki n’a pas inspiré de jeunes étudiants qui auraient repris le flambeau.
Le schisme idéologique s’est matérialisé dans la rivalité qui l’a opposé à Kenneth Cole, un autre éminent neuroscientifique des NIH, défenseur du courant majoritaire. Si leurs laboratoires occupaient le même bâtiment entre les années 1950 et 1970, les deux hommes se sont à peine adressé la parole pendant quinze ans. Sauf lors de présentations publiques, où celui qui était dans l’assistance prenait un malin plaisir à poser des questions délicates.
2’) Conséquences
Tasaki a quitté son laboratoire au moment de la réorganisation des NIH en 1997, pour en rejoindre un autre, plus modeste. Il a continué à travailler 7 jours sur 7, même après 90 ans. Un jour de promenade, en décembre 2008, il a perdu l’équilibre et sa tête a heurté le sol. Il est mort une semaine plus tard, à l’âge de 98 ans.
À l’époque, on ne parlait déjà plus de lui. Selon Adrian Parsegian, un ancien chercheur des NIH, ses découvertes ont « été considérées comme non fondamentales » pour l’étude du signal nerveux – plutôt comme un effet secondaire de l’impulsion électrique. Les interrogations sous-jacentes « sont restées sans réponse ».
c) Seconde élaboration (Thomas Heimburg)
Le physicien Thomas Heimburg exerce à l’institut Niels Bohr de Copenhague. Il ne s’est pas contenté de reprendre les thèses de Iasaki, il les a enrichies.
Il a découvert les travaux de Tasaki au milieu des années 1980, alors qu’il était en doctorat à l’institut Max Planck de chimie biophysique, à Göttingen, en Allemagne. Il s’y est immergé durant de longues sessions à la bibliothèque, se forgeant sa propre compréhension des données.
1’) Exposé
a’) Premier apport : la transition liquide-cristallin
D’après lui, l’onde mécanique, les variations optiques et la hausse de température transitoire prennent leur source à l’intérieur de la membrane graisseuse des nerfs – et non dans les protéines et les filaments de carbohydrates qui la sous-tendent, comme le pensait Tasaki.
À la fin des années 1990, Heimburg a repris le flambeau, compressant des membranes de synthèse afin d’observer leur réponse à une onde de choc mécanique. Ces travaux ont révélé un élément fondamental : les molécules lipidiques sont normalement « fluides » – elles peuvent se déplacer à l’intérieur de la membrane et ont une certaine marge de manœuvre dans leur orientation –, mais elles sont proches d’un état que les chimistes appellent « phase de transition ». Comprimez-les à peine, et elles se condensent en un cristal hautement ordonné.
Pour Heimburg, il n’y avait aucun doute, l’impulsion nerveuse était une onde mécanique qui se propageait dans la membrane. L’arrivée de cette onde transformerait les lipides en un cristal liquide – un changement de phase qui libère un peu de chaleur, à l’image de l’eau qui gèle. À la fin de l’impulsion, quelques millièmes de seconde plus tard, la membrane retrouverait son état fluide initial tout en réabsorbant la chaleur relâchée. Cette transition brève entraînerait aussi une dilatation transitoire de la membrane cellulaire, comme l’avaient découvert en leur temps Tasaki et Isawa en plaçant une feuille de platine sous un rayon laser.
b’) Deuxième apport : le lien au pic de tension
Mais ce n’est pas tout. Heimburg a aussi montré que l’onde mécanique et le passage à l’état de cristal liquide étaient peut-être liés au pic de tension qui apparaît lors de l’impulsion. Il a en effet réussi à provoquer ce changement de phase juste en appliquant une tension à la membrane. Il s’est d’ailleurs étonné qu’aucun électrophysicien ne l’ait jamais évoqué, alors que nombre d’entre eux effectuent ce type de manipulation depuis 70 ans.
c’) Troisième apport : la capacité piézoélectrique ou électromécanique
Les schémas des manuels scientifiques présentent les membranes des cellules comme des enveloppes fines et passives. Mais les physiciens commencent à réaliser qu’elles ont des propriétés étonnantes. Elles appartiennent à une catégorie d’éléments qualifiés de piézoélectriques, qui ont pour particularité de convertir des forces mécaniques en forces électriques, et vice versa. Les montres à quartz fonctionnent sur ce principe. Cela signifie qu’une impulsion électrique circule toujours de conserve avec une onde mécanique le long de la membrane.
d’) La théorie des solitons
Heimburg a regroupées ses idées sous l’appellation de « théorie des solitons ». En effet, les solitons constituent un type d’ondes qui conservent leur forme pendant leur trajet. Il a décrit cette théorie en 2005 et l’a publié dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences of the USA (PNAS) [1].
2’) Confirmation et prolongement
a’) Première découverte : observation de l’onde mécanique
Quand Heimburg et son collègue Andrew Jackson ont pour la première fois publié leur théorie en 2005, aucun d’eux n’avait encore observé ces impulsions électromécaniques. Un des anciens étudiants d’Heimburg a comblé ce manque. En 2009, Matthias Schneider, aujourd’hui biophysicien à l’université technique de Dortmund, a annoncé qu’il avait déclenché une onde mécanique dans une membrane artificielle en lui appliquant un courant électrique. Cette tension correspondait à celle mesurée dans la membrane des cellules. L’onde de choc progressait à environ 50 mètres par seconde, une vitesse proche de celle à laquelle les signaux nerveux voyagent de votre pied à votre cerveau lorsque vous marchez sur une punaise. Trois ans plus tard, en 2012, Schneider a confirmé que les impulsions électrique et mécanique constituent les deux éléments d’un même ensemble : l’onde membranaire.
b’) Deuxième découverte : la loi du « tout ou rien »
Mais sa découverte la plus importante était encore à venir. Une caractéristique essentielle d’une impulsion nerveuse est qu’elle est « tout ou rien ». Elle n’augmente pas progressivement avec l’intensité des signaux entrants, mais se déclenche seulement à partir d’un certain seuil. Or, en 2015, Schneider a constaté que c’est aussi le cas des ondes électromécaniques sur ses membranes artificielles. Le basculement semble se produire quand la membrane est suffisamment comprimée pour prendre la forme d’un cristal liquide. Seulement à ce moment-là, explique le chercheur, « vous avez une impulsion. »
3’) Les sources de la découverte
D’où vient l’intérêt d’Heimburg pour cette théorie « marginale » sur le fonctionnement des nerfs et de l’anesthésie ? Pour le découvrir, je suis allé le rencontrer dans son bureau de l’institut Niels Bohr, la semaine où j’ai assisté à ses expériences à l’hôpital.
a’) Première source : la thermodynamique
Sa bibliothèque était bien celle d’un physicien, et pas d’un biologiste. Elle comprenait notamment des ouvrages d’Hermann von Helmholtz, qui donna le coup d’envoi de la thermodynamique au milieu du XIXe siècle, en affirmant que l’énergie change de forme, mais ne peut être ni créée, ni détruite. Helmholtz a aussi mesuré la vitesse du signal nerveux. « Il est essentiel de relire ces textes anciens », affirme Heimburg. Ils relatent la découverte graduelle de liens fondamentaux entre énergie, température, pression, tension et transitions de phase. Et sont à l’origine de ses idées sur la fonction nerveuse. Ce physicien de formation ne tarit pas d’éloges sur sa source d’inspiration : « La thermodynamique est la discipline scientifique la plus profonde qui soit. Si vous la connaissez, vous êtes un sage ».
b’) Deuxième source : une nouvelle explication de l’anesthésie
Heimburg a vite pointé des faiblesses dans l’explication de l’anesthésie communément admise. Les biologistes pensent que les anesthésiques désactivent le nerf en se liant aux canaux ioniques – ces valves de la membrane nerveuse par lesquelles transitent les ions sodium ou potassium –, qu’ils obstrueraient. En empêchant le passage des ions, ils bloqueraient la propagation du signal électrique. Mais comment des substances aux structures moléculaires aussi variables pourraient-elles toutes boucher les mêmes canaux ioniques ? Ce paradigme est « ridicule », ironisait Heimburg, avec une pointe de frustration. Quelque chose de « plus profond, plus complexe » restait à découvrir.
c’) Troisième source : le rôle de la structure lipophile dans les propriétés physiques
1’’) Expérience
Un vieil ouvrage, intitulé Studien über die Narkose (Études sur l’anesthésie) et publié en 1901 par le biologiste britannique Ernest Overton, devait achever de forger les idées du physicien. Ce livre relate une expérience astucieuse. Overton a versé des dizaines d’anesthésiques différents dans des fioles d’eau, où surnageait une couche d’huile d’olive. Puis il les a secouées, mélangeant l’eau et l’huile, avant de les laisser décanter. Après que les deux liquides furent de nouveau séparés, il a mesuré la quantité de médicament contenue dans chacun d’eux. Résultat : plus l’anesthésique était efficace, plus il s’incorporait en grande quantité dans l’huile. Un résultat qui sera confirmé plus tard avec les produits modernes.
2’’) Application
Que déduire de cette étrange manipulation ? L’huile d’olive et les membranes cellulaires sont composées des mêmes molécules lipidiques, appelées « acides gras ». Si les anesthésiques se mélangent à l’huile, ils s’incorporent sans doute aussi aux membranes des cellules. Et altéreraient leurs propriétés physiques.
Les expériences menées ensuite sur les membranes de synthèse vont dans le même sens. Heimburg a remarqué qu’infuser une membrane avec un anesthésique l’empêche de prendre la configuration d’un cristal liquide. L’anesthésique abaisse la température et élève la pression auxquelles le lipide fluide se change en cristal – au même titre que le sel ou le sucre abaisse le point de solidification de l’eau.
Heimburg en a conclu que ce blocage de la transition de phase empêche le signal mécanique de se répandre dans la fibre nerveuse, d’où « l’endormissement » des nerfs. Et que cet effet doit être réversible. Le physicien a prédit qu’il est possible de solidifier une membrane anesthésiée en lui administrant un courant relativement fort, car cela ferait monter la pression à une valeur suffisante. C’est ce que les médecins ont tenté sur le bras de la jeune cobaye, à l’hôpital de Copenhague. Et en effet, les chocs électriques de plus en plus puissants ont fini par prendre le pas sur les anesthésiques.
Autre solution pour inactiver ces produits : augmenter directement la pression physique sur la membrane. Des biologistes l’avaient déjà réalisé en 1942, dans une expérience pour le moins originale. Ils ont d’abord anesthésié des têtards grâce à de l’éthanol et de l’uréthane, au point que les batraciens n’étaient plus capables de nager. Puis ils les ont placés dans une chambre hyperbare et ont augmenté la pression jusqu’à 136 fois celle de l’atmosphère. L’effet de l’anesthésique s’est alors dissipé, et les têtards se sont remis à nager. Quand la pression est retombée, les animaux se sont à nouveau figés.
3) Réception critique
Sitôt la publication de l’article, en 2005, Heimburg a fait face à une levée de boucliers, et ceci malgré le crédit porté à cette revue scientifique. Aujourd’hui, Heimburg s’agace du peu d’enthousiasme suscité par ses idées
a) Objection concernant le contenu : Heimburg refuse en bloc la théorie électrique (la théorie des canaux ioniques)
1’) Énoncé de l’objection
Une de ses opposantes, Catherine Morris, neurobiologiste émérite à l’Ottawa Hospital Research Institute, m’a expliqué que l’ensemble de ses travaux transpire la suffisance. Pour elle, le physicien croit tout savoir sur la biologie, alors que ce n’est pas son domaine d’origine. Ce qu’elle résume d’un trait d’esprit : « Cela m’évoque certains physiciens qui disent : “Nous pouvons, de manière approximative, considérer une vache comme un point” ».
2’) Évaluation de l’objection
En un sens, la réaction de Morris est compréhensible. C’est une chose de dire que les nerfs sont aussi mécaniques qu’électriques. Mais c’en est une autre de rejeter en bloc le rôle joué par les canaux ioniques dans la transmission du signal nerveux. Or c’est exactement ce que font Heimburg et Schneider : pour eux, peu importe que d’autres scientifiques aient découvert des centaines de protéines transmembranaires, ou que le flux d’ions puisse être altéré sélectivement par des molécules, ou encore que certaines mutations introduites artificiellement dans les protéines modifient le cours du signal électrique. « C’est ignorer allègrement tout un pan de la biologie », lance Morris, qui a passé plus de trente ans à étudier ces protéines constitutives des canaux ioniques.
3’) Réponse unilatérale de Heimburg
a’) Exposé
Heimburg et Schneider reconnaissent que ces protéines doivent avoir une fonction. Mais ils pointent des expériences, parfois réalisées par Heimburg lui-même, qui montrent que les ions peuvent traverser une membrane de synthèse même en l’absence de « protéines-canaux ». Les flux d’ions passeraient par des trous transitoires, qui apparaissent quand la membrane opère une transition de phase et se transforme en cristal liquide. Pour les deux physiciens, ce mécanisme est transposable à l’ensemble des fibres nerveuses du corps et du cerveau.
Leur scepticisme reflète une tendance culturelle en physique : la croyance que tout phénomène doit s’expliquer grâce aux lois de la thermodynamique. Les biologistes, d’après eux, ont négligé ces lois en portant toute leur attention sur les protéines. La mise au ban de la théorie de Tasaki vient sans doute de cette divergence. Il « n’aimait pas le terme de “canaux ioniques” », m’a confié son ancienne post-doc Kuni Iwasa, quand nous nous sommes rencontrés à la fin de l’année 2017. « Son regard iconoclaste a sans doute poussé Tasaki à découvrir des choses que les autres n’ont pas vues. Mais au bout du compte, ça ne l’a pas aidé ».
b’) Confirmation
Ce que confirme Brian Salzberg. Spécialiste de la physique des nerfs à l’université de Pennsylvanie, il a commencé sa carrière dans les neurosciences en 1971, croisant de temps à autre Tasaki. « C’était un expérimentateur très fin, et je suis convaincu qu’il a mesuré des changements réels » de l’épaisseur des nerfs, m’a confié Salzberg il y a quelques mois. « Mais son interprétation était fausse ». Pour Salzberg, les fibres nerveuses se dilatent temporairement sous l’effet d’une tension en partie parce que des molécules d’eau pénètrent dans la membrane, en empruntant les canaux ioniques par où passe aussi le sodium ; ces molécules sortiraient ensuite par les canaux qu’utilisent les ions potassium. Si Tasaki avait accepté l’idée des canaux ioniques, il aurait sans doute été ouvert à d’autres interprétations de l’onde mécanique.
b) Objection de méthode
Mais un autre facteur, lié aux tours et détours de l’histoire, a peut-être contribué à le marginaliser. Et c’est une leçon pour la recherche actuelle.
1’) Énoncé
Tasaki était un ingénieur hors pair, qui a fait ses armes à Tokyo pendant la Seconde Guerre mondiale. Pour pallier la pénurie d’équipements, il a développé ses propres instruments à partir des composants électriques disponibles. Bien plus tard, aux États-Unis, il a utilisé ses compétences pour développer des outils uniques, capables de mesurer la chaleur ou la dilatation des cellules nerveuses.
Ces équipements n’ont jamais été utilisés par d’autres chercheurs. Trop complexes. Pour le signal nerveux électrique, les choses étaient différentes. Les scientifiques ont mis au point des méthodes de mesure facilement applicables, consistant par exemple à insérer une électrode dans une membrane cellulaire. À mesure que ces techniques ont envahi les laboratoires, la vision électrique du signal nerveux a fait son chemin. « Il existe des biais culturels, admet Parsegian. Les gens observent à travers un outil qu’ils pensent comprendre et n’utilisent pas celui qu’ils ne comprennent pas. Cela influence leurs idées ».
2’) Réponse
Aujourd’hui, l’écart technique tend à disparaître, comme le montrent les travaux qu’Heimburg a menés entre 2011 et 2018. Le chercheur a repris chaque expérience ancienne l’une après l’autre, en utilisant des outils modernes qui lui ont permis de clarifier certains éléments. En 2014, Heimburg a ainsi décliné l’expérience des têtards anesthésiés avec des membranes de synthèse plutôt que des animaux : quand il a franchi la barre des 160 atmosphères, l’effet des anesthésiques s’est effectivement inversé, mais cette fois, Heimburg a pu relier directement ces résultats aux changements de phase à l’intérieur de la membrane. Deux ans plus tard, il a utilisé les techniques de microscopie pour mesurer avec précision, dans une cellule unique, l’onde mécanique détectée par Tasaki et Isawa en 1979.
4) Confirmations en attente
a) Par Heimburg
Heimburg, âgé aujourd’hui de 58 ans, recherche un financement pour ce qui pourrait bien être l’expérience la plus critique de sa carrière : mesurer la chaleur au passage d’un signal nerveux « élémentaire », appelé potentiel d’action. Là où Tasaki s’était penché sur des paquets de fibres, Heimburg compte se servir d’un processeur capable de mesurer la chaleur émise par un seul neurone. Cette expérience pourrait répondre à une critique clé adressée à sa théorie : les brefs changements de phase de la membrane devraient émettre, et réabsorber, plus de chaleur que ce qu’avait mesuré Tasaki. Heimburg affirme que les anciens appareils sous-évaluaient systématiquement la chaleur émise : comme ils observaient tout un paquet de neurones, s’allumant sans doute en léger décalage, la réabsorption de chaleur après le passage des premières impulsions venait compenser les émissions provoquées par celui des suivantes.
b) Par d’autres chercheurs
Plus significatif encore : d’autres chercheurs, qui n’ont pas été formatés par ces vieilles querelles de clochers, ont rejoint les rangs.
1’) Nongjian Tao
C’est le cas de Nongjian Tao, spécialiste des biocapteurs à l’université d’État de l’Arizona. Ce chercheur utilise des lasers pour sonder les impulsions mécaniques qui surviennent dans une cellule unique – comme Tasaki et Isawa en leur temps, mais il dirige la lumière directement sur le nerf plutôt que sur un miroir de platine, ce qui augmente la précision des mesures. Il espère observer le comportement individuel de centaines de neurones structurés en réseaux. Ces travaux pourraient répondre à une question clé.
2’) Simon Laughlin
« L’existence de ces effets [mécaniques] ne fait aucun doute aujourd’hui », explique Simon Laughlin, neuroscientifique à l’université de Cambridge. « La question est plutôt de savoir si les neurones s’en servent pour accomplir quelque chose d’utile ».
Pour Laughlin, les ondes mécaniques pourraient notamment affecter les canaux ioniques – qu’il étudie depuis quarante-cinq ans. Des expériences récentes montrent que ces petites valves protéiques sont très sensibles aux forces mécaniques qui règnent dans la membrane. Si les ondes aidaient à les ouvrir et à les fermer, cela changerait profondément notre compréhension du cerveau – et donc de la pensée, qui est engendrée par l’activité neuronale. Les canaux ioniques sont connus pour leur instabilité : même de minuscules oscillations thermiques déclenchent leur ouverture ou leur fermeture intempestive. Les théoriciens de l’information tentent depuis des décennies de comprendre comment le cerveau parvient à de telles performances cognitives à partir d’éléments aussi peu fiables. Les ondes mécaniques pourraient contribuer à l’expliquer, conditionnant l’ouverture et la fermeture des canaux.
Plusieurs éléments vont dans ce sens. Certains neurones du cortex des mammifères ne respectent pas la théorie de Hodgkin-Huxley. Quand ils s’allument à des fréquences élevées, leurs canaux ioniques s’ouvrent plus rapidement, et de façon plus collective, que ce qu’on attendrait. Peut-être parce que les canaux réagissent en masse à un changement soudain dans la membrane : l’arrivée d’une onde mécanique. Cela décuplerait la vitesse à laquelle ils transmettent l’information et jouerait un rôle clé dans la cognition. Dans ce sens, l’influx nerveux serait à la fois électrique et mécanique.
c) Conclusion
Heimburg et Schneider occupent une place un peu particulière dans tout cela. Ils pourraient aussi bien partager un jour un prix Nobel que tomber dans les oubliettes de la science, figés dans cette même intransigeance qui a isolé Tasaki. L’intérêt d’experts comme Laughlin et Tao pour les ondes mécaniques leur semble-t-il porteur d’espoir ? « La plupart des chercheurs essaient seulement de venir au secours du modèle d’Hodgkin-Huxley en le combinant avec notre vision », m’affirmait Heimburg en février dernier. « Personnellement, je n’accepterai aucune sorte de compromis entre les deux modèles ».
5) Brève interprétation philosophique
D’un mot, le modèle usuel très largement majoritaire est que le signal nerveux se propage le long des neurones sous la forme d’ondes électriques. Toutefois, ce modèle n’explique pas tout et certains chercheurs (qui sont des physiciens et pas seulement des biologistes) pensent que la circulation du signal le long des fibres neuronales fait appel à des ondes mécaniques, comme le son. Cette explication suscite de profondes résistances, parce qu’il bouscule le modèle dominant, mais aussi parce que les promoteurs de l’hypothèse alternative sont aussi unilatéraux que leurs adversaires. Et si la vérité intégrait les deux modèles, électrique et mécanique ? Quoi qu’il en soit, si cette théorie et ces découvertes s’avéraient fondées, ce serait une immense révolution dans la compréhension du fonctionnement cérébral, voire de la totalité du corps humain.
Pour ma part, je trouve que ce second modèle est passionnant pour deux raisons. Tout d’abord, il rentre en résonance (sic !) avec les autres théories vibratoires qui fleurissent à droite et à gauche, qu’il s’agisse des ondes électromagnétiques, des ondes sonores ou d’autres ondes encore. Ensuite, il entre dans le cadre d’une anthropologie de l’amour-don qui cherche à comprendre comment il est possible qu’une âme spirituelle puisse informer, s’unir au corps humain jusqu’à former un être un ; or, une telle unité requiert que le corps humain soit, pour une part et pour la part supérieure, composée d’une matière subtile ou plutôt sensible à des processus extrêmement subtils, ce qui, justement caractérise les ondes mécaniques [2].
Ce que nous disons ici est à mettre en résonance avec un article à paraître : « Cerveau et neurosciences », François de Muizon (éd.), Vocabulaire théologique du corps, Paris, Le Cerf, 2026.
[1] Cf. Thomas Heimburg et Andrew D. Jackson, « On soliton propagation in biomembranes and nerves », Proceedings of the National Academy of Sciences USA, 102 (2005), p. 9790–9795.
[2] Cf. Pascal Ide, Les médecines alternatives. Des clés pour discerner, Paris, Artège, 2021, p. 73-83.