« Guéri, par la raison, des faiblesses vulgaires [1] ».
L’idéal intellectuel proposé au xviie siècle par les philosophes rationalistes (au premier rang desquels Descartes) ne fut pas sans exercer une influence sur les femmes. C’est ce dont témoignent deux pièces de Molière, Les précieuses ridicules et Les Femmes savantes. Nous nous limiterons à cette dernière qui, jouée en 1672, est sans doute celle qu’il a le plus travaillée : son avant-dernière pièce ne lui a pas demandé moins de quatre ans. L’on y trouve sa philosophie de l’homme : sur les relations corps-âme, en positif et en négatif dans ses attaques contre un mauvais cartésianisme (1) et sur les relations homme-femme (2). On y découvre en prime, son éthique des relations de la raison et de la sensibilité (3). Et ces trois relations sont étroitement tressées.
1) Opposition de l’âme et du corps
Partons du plus évident : la séparation du corps et de l’esprit.
Le corps, pour la précieuse Philaminte, n’est qu’une « guenille » qui ne mérite pas « seulement qu’on y pense » (II, 7, v. 539-540). Ce mépris trouve ses justifications philosophiques dans le dualisme cartésien dont Bélise présente le résumé dans sa conception d’un amour « épuré comme l’astre du jour » : « La substance qui pense y peut être reçue ; / Mais nous en bannissons la substance étendue ». (V, 3, v. 1684-1686)
Ce dualisme corps-âme se réfracte aussitôt en dualisme sens-raison ou plutôt se mue en gouvernement cornélien. L’opposition se situe dès lors entre d’un côté « les sens » et de l’autre « la raison ». Et la relation entre les deux membres est celle de l’« empire » de « la raison sur les sens » (I, 1, v. 101), autrement dit de la toute-puissance (I, 2, v. 182) face à qui affirme que l’amour « se gouverne autrement » que « par choix et par sagesse » (V, 1, v. 1501 et 1503). Philaminte rêve que leur « académie » retranche « de ces syllabes sales / Qui dans les plus beaux mots produisent des scandales » (III, 3, v. 913-914). Car, doublant, évaluant et fondant la différence corps-âme, on trouve celle du pur et de l’impur : « les sales désirs » s’opposent au « feu pur et net » des « honnêtes soupirs » (IV, 2, v. 1204-1208).
Le fondement épistémologique et psychologique est l’idéalisme rompant avec le réel. Un signe en est que l’argumentation du précieux, de l’intellectuel qui prétend justifier sa passion comme un système et prend une forme non-réfutable, ce qui piège son intellect et le rend à jamais incapable de se savoir blessé. L’exemple le plus comique est Bélise qui prend la demande de Clitandre pour une demande en mariage. Même la ferme et claire dénégation du jeune homme est réinterprétée en sens contraire (I, 4, v. 291-294). Ce simple exemple montre combien la surenchère interprétative occulte toute référence extérieure au discours et rend caduque la force de vérité du réel (« je veux être pendu si je vous aime » : v. 323) face à celui qui veut « penser ce qui n’est pas » (v. 310). À Ariste qui demande à Bélise donnant quatre nom d’hommes qui l’aiment : « Ils vous l’ont dit ? », la précieuse répond, superbe : « Ils m’ont su révérer si fort jusqu’à ce jour, / Qu’ils ne m’ont jamais dit un mot de leur amour ». (II, 3, v. 380 à 382)
Voilà aussi un bon exemple à retourner contre l’imaginaire féminin.
2) L’incommunicabilité entre les personnes
Or, cette conception anthropologique engendre d’elle-même une attitude non seulement éthique mais sociologique. Rupture d’avec soi, donc rupture d’avec l’autre.
En un mot, celui qui nie son corps ne peut que se retrouver seul. À Armande la précieuse qui traite « de mépris les sens et la matière », sa sœur Henriette conseille : « Mariez-vous, ma sœur, à la philosophie » (I, 1, v. 35 et 44).
À un moindre niveau, lorsque « raisonner » devient « l’emploi de toute ma maison » (II, 7, v. 597), ce n’est pas seulement le mariage qui est compromis, mais toute vie domestique. Donc l’économique en général. L’anarchie guette, car chacun oublie son rôle : « J’ai des serviteurs, et ne suis point servi ». (II,7, v. 602)
Molière a pointé l’erreur fontale : le spiritualisme est un orgueil masqué. Les prétendues « hauteurs » d’Armande qui a rejeté Clitandre et maintenant le regrette, ne sont que « folle fierté » (I, 2, v. 200 ; cf. IV, 3, v. 1244). Mais n’oublions pas la cause cachée : la mollesse qui est faiblesse et non douceur, de Chrysale. En termes psychologiques, il serait aisé de diagnostiquer une faiblesse de l’instance paternelle qui met de l’ordre dans le foyer. En effet, comme le dit gentiment sa fille Henriette, « Il a reçu du ciel certaine bonté d’âme / Qui le soumet d’abord à ce que veut sa femme ». (I,3, v. 207-208)
3) « En vérité, ma guenille m’est chère »
N’ayons pas la naïveté de croire que Molière plaide pour le matérialisme contre le spiritualisme. Face à qui prétend que « l’esprit doit sur le corps prendre le pas devant » (II, 7, v. 546), Molière répond : « mon âme et mon corps marchent de compagnie » (IV, 3, v. 1218). De plus, lui qui joua le rôle de Chrysale, prononce contre son épouse cette parole fameuse entre toutes : « Oui, mon corps est moi-même, et j’en veux prendre soin. / Guenille, si l’on veut ; ma guenille m’est chère ». (II, 7, v. 542-543) Molière refuse de se laisser enfermer dans les dialectiques simplistes. À Philaminte qui l’accuse de « chérir l’ignorance » et veut l’enfermer dans la thèse extrême et unilatérale « de haïr surtout l’esprit et la science » (IV,3, v. 1273-1274), Clitandre répond avec respect (I, 3, v. 227) que « cette vérité veut quelque adoucissement ». Et il propose une distinction : « Je hais seulement / La science et l’esprit qui gâtent les personnes ». (IV,3, v. 1275-1277) De même, à Armande qui veut réserver « à l’esprit seul […] tous les transports » (IV, 2, v. 1211-1212), Clitandre oppose non pas le matérialisme grossier du corps seul, mais un « J’aime avec tout moi-même », c’est-à-dire avec « toute la personne » (v. 1225-1226), entendons corps et esprit. Enfin, face au rhéteur retors qu’est Trissotin, Clitandre réussit à garder le sens de la finesse et de la distinction : il contredit au désincarné « Le savoir garde en soi son mérite éminent » par l’excellent : « Le savoir, dans un fat, devient impertinent » (IV, 3, v. 1303-1304) où se lit en filigrane la distinction aristotélicienne de la vertu intellectuelle et de la vertu morale. Toutes marques d’équilibre qui sont le signe du philosophe, même si Clitandre n’en a pas les titres.
Sur les relations homme-femme, c’est encore Clitandre qui est le porte-parole des conventions dramaturgiques. Mais ses affirmations sur « les femmes-docteurs » qui « ne sont point de mon goût » (I, 3, v. 217) n’ont-elles pas un relent machiste ? Ce n’est pas si sûr à en croire la suite immédiate. Clitandre distingue la bonté du savoir et son autocélébration : « Je consens qu’une femme ait des clartés de tout : / Mais je ne lui veut point la passion choquante / De se rendre savante afin d’être savante » (v. 218-220). Ce qui est ici visé, c’est la science complaisante qui boucle sur soi et s’enivre d’elle-même (IV, 3, v. 1378). Et, au fond, plus encore, c’est l’orgueil de celui qui aime se « barbouiller de grec et de latin » (IV, 3, v. 1375) : « je veux […] qu’elle ait du savoir sans vouloir qu’on le sache » (v. 223 et 224). Molière retrouve les mêmes accents que Saint Paul fustigeant « la science qui enfle » face à « la charité qui édifie » (I Corinthiens 8, v. ).
Pour Molière, la démonstration de la vérité de sa position n’est pas philosophique, mais vitale. Il suffit de laisser parler les faits… ou les prétendus sages. Déjà, le corps, la passion se vengent dans le dépit d’Armande. Derrière ces apparences, il pointe avec humour et parfois ironie, la contradiction insoluble de celui qui prétend nier son corps : constamment, il doit nier ses passions et contrevenir à son bonheur. Armande qui croit mépriser « ce vulgaire dessein » du mariage (I, 1, v. 4) est, de ce point de vue, attendrissante ou plutôt digne de compassion. Elle qui s’entend dire de la part de sa mère : « Et vous avez l’appui de la philosophie, / Pour voir d’un œil content couronner leur ardeur ». (V, 4, v. 1172-1173) Les deux systèmes ne sont pas équivalents.
Sans parler des secrets destins des pulsions. Ainsi Bélise s’apprêtant à écouter une poésie de Trissotin : « Je sens d’aise mon cœur tressaillir par avance. / J’aime la poésie avec entêtement, / Et surtout quand les vers sont tournés galamment ». (II, 9, v. 756-758) Le vocabulaire est celui de la conquête amoureuse. Bélise vivrait-elle un transfert ?
Du moins Philaminte n’est-elle pas ce « vrai sage », parfaitement maître de soi, tel que « perdant toute chose, à soi-même il se reste » (V, 4, v. 1707-1708) ? Mais quelques vers plus loin, apprenant le retournement de situation et en partie éclairée, elle ne peut retenir son sentiment qui, de surcroît, n’est pas de pure charité : « J’en ai la joie au cœur, / Par le chagrin qu’aura ce lâche déserteur » (V, 4, v. 1765-1766).
Les relations dévoilent tôt ou tard leur vérité, au-delà du masque des mondanités et des arguties : que l’on pense à la vénalité vite démasquée de Trissotin (V, 4), mais aussi à sa susceptibilité et à sa colère proverbiale (III, 3). Ces quelques exemples nous montrent nos philosophes en flagrant délit d’exercice des trois convoitises fondamentales épinglées par saint Jean (1 Jn 2,16).
Pascal Ide
[1] Molière, Les Femmes savantes, V, 2, v. 1545. Nous citons successivement l’Acte (en chiffres romains), la scène et le vers. Le texte de la pièce est en accès libre sur Internet.