« Père, entre tes mains, je remets mon esprit »

« Père, entre tes mains, je remets mon esprit [Πάτερ, εἰς χεῖράς σου παραθήσομαι τὸ πνεῦμά μου] » (Lc 23,46). Tels sont les tous derniers mots de Jésus avant sa mort. Ils sont riches d’une profusion à jamais indicible. Égrénons-les, proposant une interprétation parmi d’autres.

 

« Père… ». De même que la première parole de Jésus, en l’occurrence, lors du recouvrement au temple de Jérusalem, s’adresse à son Père – « Ne saviez-vous pas qu’il me faut être aux affaires de mon Père ? » (Lc 2,49), de même en est-il de ses ultimes mots, qui font donc inclusion, attestant combien, pour le Fils éternel, avant même que pour toute créature, le Père, « le Seigneur Dieu tout-puissant », est « l’Alpha et l’Oméga » (Ap 1,8). Les relations entre le Père et le Fils ne sont que prière. Aussi, dans un acte d’action de grâce infini, Jésus se tourne-t-il vers Celui qui est la Source et le Terme de tout.

 

« … je… ». Unique est le « je » du Christ : c’est celui de la Personne éternelle du Fils qui, en assumant notre nature humaine, est devenu le Christ « pour nous et notre salut ». De même que, pendant toute sa Passion, Jésus n’a cessé de regarder son Père, dans un acte de douloureux amour, puisant dans sa philanthropie toute l’énergie pour mener sa mission jusqu’à sa consommation, de même achève-t-il de se recevoir de Celui avec qui il est « un » (Jn 10,30).

 

« … remets… ». Le verbe « remettre » est aussi celui qui signifie « transmettre » et est traduit en latin « tradidit », où le substantif tradition se lit en transparence. Or, transmettre, c’est communiquer, donner. Entre le Père et le Fils, les relations ne sont de prière que parce qu’elles sont des relations de totale donation mutuelle, donc de communion. Et nous arrivons aux deux expressions les plus intriguantes.

 

« … mon esprit… ». De quel « esprit », pneuma, parle-t-on ? Il nous faut éviter deux erreurs symétriques. La première serait d’imaginer que Jésus nous livre, purement et simplement, l’Esprit-Saint. D’abord, parce qu’il est explicitement dit qu’il expire, c’est-à-dire perd son propre esprit. Or, celui-ci anime son corps humain qui, osons-le dire, le temps de la descente aux enfers, devient donc un cadavre. Ensuite, parce qu’une telle christologie est implicitement apollinariste, c’est-à-dire confond l’âme humaine de Jésus avec sa divinité, et ainsi peut conduire à confondre son esprit humain (créé, fini) avec l’Esprit divin qu’est l’Esprit Saint (incréé et infini).

L’erreur opposée serait de limiter ce don à la simple remise, dont on a vu qu’elle était abandonnée et aimante, par Jésus de son esprit humain. En effet, le contexte particulièrement solennel montre qu’il ne se contente pas d’achever son existence terrestre comme le sage socratique. Nous venons de le dire, le « je » qui parle est le « Je » de la deuxième Personne divine. Jésus remet toute sa mission à son Père ; or, cette mission filiale ne fait qu’un avec la mission de l’Esprit (qui est son Esprit).

Nous devons donc clairement conclure que pneuma désigne et l’âme humaine (c’est-à-dire l’esprit créé animant son corps) de Jésus et l’Esprit-Saint. Mais il faut dire plus, beaucoup plus. Pendant sa vie publique, Jésus n’a cessé de donner, davantage, de se donner : dans ses paroles de vérité où en se disant, il apparaissait comme le témoin (en grec, le « martyr »), c’est-à-dire comme celui qui atteste la Vérité au péril de sa vie ; et dans ses actes de puissance qui sont toujours des actes de compassion aimante. Pendant sa Passion, Jésus se donne jusqu’à livrer sa vie pour ceux qu’il aime (Jn 15,13), jusqu’à « l’extrême » (Jn 13,1). Mais, s’il a donné sa vie, il n’a pas encore donné ce qui le fait si vivant qu’il peut affirmer qu’il est « la vie » à deux reprises (Jn 11,25 ; 14,6) : l’Esprit qui est « le Seigneur vivifiant » (Credo). Il n’a pas encore tout donné de son être. Or, l’être de celui qui s’appelle « Christ », le « Messie », l’« Oint » n’est qu’Esprit : il est tout rempli par l’Esprit qui l’a façonné depuis l’origine (cf. Lc 1,35). Donc, en remettant l’Esprit, l’ultime acte du Christ est la donation la plus intime et la plus ultime qui soit. Et ce Don ne peut qu’être destiné en retour au Donateur paternel qui l’a insufflé en lui dans l’éternité. Alors que le don de l’esprit est, pour l’homme Jésus, une perte conduisant à la mort voulue par amour, le don de l’Esprit est, pour le Fils de Dieu, le plus grand gain produisant la plus haute Vie, la vie éternelle qu’il recevra par la Résurrection.

 

« … entre tes mains ». Pourquoi « entre tes mains » et non pas « dans ton cœur » (ou « dans ta bouche » en un saint baiser qui est échange de souffles, selon l’interprétation traditionnelle du verset inaugural du Cantique des Cantiques) ? Bibliquement, le cœur est l’organe symbolique de l’intériorité alors que la main est l’organe symbolique de l’effectivité, c’est-à-dire de l’action. L’Esprit que le Fils remet totalement entre les mains de son Père est destiné à façonner l’Église qui est l’œuvre par excellence de l’Esprit (ainsi que l’affirme aussi le Credo). Ainsi, en mentionnant les mains actives du Père créateur et recréateur, Jésus réfute l’objection selon laquelle la boucle patrifiliale ferme plus qu’elle n’ouvre, en anticipant l’intégration en elle de la cascade ecclésiale. Autant il remet son esprit (âme humaine) à son Père, autant il transmet son Esprit à l’Église, non sans l’avoir remis à son Père (à l’Ascension qui, en ce sens, constitue une seule fête avec Pâques et Pentecôte). Dit autrement, celui qui remet son Esprit n’est pas le seul Christ-Tête, mais, anticipativement-eschatologiquement, l’entièreté de son Corps qui est l’humanité sauvée. Dit encore autrement, Jésus fait retour au Père non point à l’identique après l’Odyssée de sa vie terrestre, ni n’accomplit purement et simplement un être divin qui serait en déficit d’être dans une processualité, mais il enrichit mystérieusement la Très Sainte Trinité de cette humanité à qui elle a tout donné, car cette humanité est devenue tout pour lui dans la liberté de l’amour.

Mais comment peut-on remettre un souffle entre des mains qui ne peuvent que le laisser s’échapper ? C’est parce que seules les mains du Père sont assez vastes pour contenir l’Esprit et assez puissantes pour le modeler et ainsi façonner l’Église qui, pour être d’abord pneumatique, est aussi organique, et ne peut avoir une visibilité structurée et hiérarchique que parce que cette organisation jaillit de l’Esprit. De même que, par son acte créateur, le Père (en son Fils) a façonné un corps visible auquel il insuffle l’esprit de vie et qui, en Adam, contient germinalement l’humanité, de même, par son acte recréateur, donne-t-il à l’Esprit reçu de son Fils le Corps, lui aussi en germe, que l’Esprit modèle pour constituer l’Église.

Pascal Ide

 

19.4.2025
 

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