Le romantisme serait-il l’une des causes de l’actuelle épidémie du narcissisme ? La question surprend. D’abord, le romantisme n’est-il pas mort depuis plus d’un siècle ? Ensuite, le romantisme est une valorisation de l’imagination et de l’intuition contre la raison, qui s’épanouit dans l’art et la littérature, donc dans la fiction, plus que dans la réalité : « Le fond du romantisme, c’est l’horreur de la réalité et le désir ardent d’y échapper [1] ». Enfin et surtout, les figures de proue du romantisme, de Saint-Preux à Werther en passant par René, ou ses épigônes, de Rousseau à Goethe, sont des écorchés vifs qui semblent plus toxiques pour eux-mêmes que pour leur entourage.
Tout d’abord, un certain nombre d’études actuelles montrent que le romantisme n’est pas mort [2] et qu’il se prolonge, par exemple, dans l’esthétique de l’existence promue par le dernier Foucault [3].
Ensuite, on peut décrire le romantisme comme une revanche de la déesse Imagination sur la déesse Raison qui domine le xviiie siècle scientiste et en partie le siècle suivant. Mais il présente bien d’autres caractéristiques, par exemple : une vision moniste, voire panthéiste de la nature ; une préférence de la qualité sur la quantité ; un primat de l’impulsion (jusqu’à l’inconscience) sur la réflexion (la conscience) ; un traditionalisme ou une nostagie d’un âge d’or versus le progressisme et le modernisme ; le culte du grand homme ou du héros, donc du sublime, pour s’armer contre l’homogénéisation horizontalisante, donc, pour certains, l’aristocratie contre la démocratie ; la vie conçue comme une œuvre d’art, donc comme le fruit d’une poétique, qui est mesurée par une loi transitive indifférente à la morale (« on ne fait pas de bons livres avec de bons sentiments »), plus que le fruit d’une éthique qui est mesurée par une norme immanente ; la griserie du particularisme ou, si l’on se permettait un néologisme, du singularisme (le culte du singulier), contre la grisaille de l’universalisme (la « misérable généralité fantôme [4] ») ; l’authenticité aux antipodes du conformisme.
Progressivement, dans la liste de ces différents traits, nous avons mis en avant ce qui introduit à notre thèse provocante. La personnalité narcissique se définit comme un culte surdimensionné de l’égo et se notifie par des signes majeurs comme la préoccupation démesurée de soi ou la transgression, c’est-à-dire l’assurance que notre unicité nous place au-delà du bien et du mal. Or, le romantisme est d’abord le triomphe d’un individualisme que le monde n’avait jamais connu : c’est dans cette renaissance de l’individualisme […] qu’il faut voir le commencement du Romantisme [5] ». De plus, celui-ci substitue l’authenticité (qui est rapport à soi) à la vérité (qui est relation à la réalité, donc à une donnée commune, universelle). Dans un ouvrage publié en 1951 dont le titre évoque La grande morale d’Aristote, Theodor Adorno observait que « parmi les concepts sur lesquels se replia la morale bourgeoise après la dissolution de ses normes religieuses et la formalisation de ses normes autonomes [Kant], celui d’authenticité occupe la première place [6] ». De fait, des exemples célèbres l’attestent, le romantique cultive sa singularité jusqu’à l’excentricité et la provocation : que l’on songe à George Sand s’habillant en homme et fumant le cigare, au poète Gérard de Nerval promenant un homard vivant tenu en laisse par un ruban bleu sur les marches du Palais Royal à Paris ou. Son égomanie jusqu’à l’égolâtrie se reflète dans le mot de Chateaubriand : « Je parle éternellement de moi [7] ».
Pascal Ide
[1] Émile Faguet, Flaubert, Paris, Hachette, 1899, 51922, p. 28.
[2] Cf. Jean Duchesne, Incurable romantisme ? La pandémie culturelle qui défie la nouvelle évangélisation, coll. « Communio », Paris et Les Plans-sur-Bex, Parole et silence, 2013 ; Claude Romano, La révolution de l’authenticité à l’âge du romantisme. De Goethe à Nietzsche, coll. « L’esprit des signes », Paris, Éd. Mimésis, 2023.
[3] Cf. Michel Foucault, « Une esthétique de l’existence », n° 357, Dits et écrits. IV. 1980-1988, éds. Daniel Defert et François Ewald, Paris, Gallimard, 1994, p. 730-734. Cf. Fabien Nègre, « L’esthétique de l’existence dans le dernier Foucault », Raison présente, 118 (1996), p. 47-71. Art. en ligne ; Robert Tirvaudey, Esthétique de l’existence ou Comment faire de sa vie une œuvre d’art. Essai sur Michel Foucault, coll. « Ouverture philosophique », Paris, L’Harmattan, 2020.
[4] Johann Gottfried von Herder, Une autre philosophie de l’histoire pour contribuer à l’éducation de l’humanité, contribution à beaucoup de contributions du siècle, trad. Max Rouché, Paris, Aubier, 1944, p. 261.
[5] Ferdinand Brunetière, « Extrait de Le mouvement littéraire au xixe siècle, par M. Georges Pellissier, Paris, 1889, Hachette » Revue des Deux Mondes, 15 octobre 1889, p. 867-913, ici p.
[6] Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée, § 99, trad. Éliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral, Paris, Payot, 1991, p. 144.
[7] François-René de Chateaubriand, « Préface », 1811, Itinéraire de Paris à Jérusalem, dans Œuvres romanesques et voyages, éd. Maurice Regard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade » n° 510, Paris, Gallimard, 1969, 2 vol., tome 2, p. 702.