Ambroise Gardeil et l’expérience immédiate de l’âme : Annexe

Annexe. Q. D. De veritate, q. 10, a. 8 : « L’esprit se connaît-il lui-même par son essence ou par une espèce ? »

A) Topique

1) Il semble que ce soit par une espèce [species]

1° Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « notre intelligence ne pense rien sans phantasme ». Or aucun phantasme de l’essence même de l’âme ne peut être reçu. Il est donc nécessaire que notre esprit se pense lui-même par quelque autre espèce abstraite des phantasmes.

2° Les choses que l’on voit par leur essence sont connues en toute certitude et sans erreur. Or beaucoup se sont trompés au sujet de l’esprit humain, puisque certains disaient qu’il était air, d’autres qu’il était feu, et qu’ils affirmaient à son sujet beaucoup d’autres inepties. L’esprit ne se voit donc pas luimême par son essence.

3° [Le répondant] disait que l’esprit voit par son essence qu’il existe ; cependant il peut se tromper en recherchant ce qu’il est. En sens contraire: savoir une chose par son essence, c’est savoir d’elle ce qu’elle est, puisque l’essence de la réalité est identique à sa quiddité. Si donc l’âme se voyait elle-même par son essence, n’importe qui saurait sans erreur, au sujet de son âme, ce qu’elle est ; et l’on voit manifestement que c’est faux.

4° Notre âme est une forme unie à la matière. Or toute forme de cette sorte est connue par abstraction de l’espèce depuis la matière et les circonstances matérielles. L’âme est donc connue par une espèce abstraite.

5° Penser n’est pas seulement l’acte de l’âme, mais celui du composé, comme il est dit au premier livre sur l’Âme. Or tout acte de ce genre est commun à l’âme et au corps. Il est donc nécessaire que, lorsqu’on pense, il y ait toujours quelque chose du côté du corps. Or cela n’aurait pas lieu si l’esprit se voyait lui-même par son essence, sans aucune espèce abstraite des sens corporels. L’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

6° Le Philosophe dit au troisième livre sur l’Âme que l’intelligence se pense comme elle pense les autres choses. Or elle ne pense pas les autres choses par leur essence mais par des espèces. Donc l’esprit non plus ne se pense pas lui-même par son essence.

7° On connaît les puissances par leurs actes, et les actes par leurs objets. Or l’essence de l’âme ne peut être connue que si ses puissances sont connues, puisque la puissance d’une réalité fait connaître la réalité elle-même. Il est donc nécessaire qu’elle connaisse son essence par ses actes et par les espèces de ses objets.

8° L’intelligible est à l’intelligence ce que le sensible est au sens. Or une certaine distance est requise entre le sens et le sensible, et de là vient que l’œil ne puisse se voir luimême. Une certaine distance est donc requise aussi dans la connaissance intellectuelle, si bien que que l’intelligence ne peut jamais se penser par son essence.

9° Selon le Philosophe au premier livre des Seconds Analytiques, la démonstration circulaire est impossible, car il s’ensuivrait que quelque chose serait manifesté par soi-même, et ainsi il s’ensuivrait que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi, ce qui est impossible. Or, si l’esprit se voit lui-même par son essence, ce qui est connu sera identique à ce par quoi l’on connaît. Le même inconvénient s’ensuit donc, c’est-àdire que quelque chose serait antérieur à soi et plus connu que soi.

10° Denys dit au septième chapitre des Noms divins que l’âme connaît la vérité des existants par un certain cercle. Or le mouvement circulaire va du même au même. Il semble donc que l’âme, sortant d’elle-même lorsqu’elle pense, revienne par les réalités extérieures à la connaissance de soi-même ; et ainsi, elle ne se pensera point par son essence.

11° Tant que demeure la cause, son effet demeure. Si donc l’esprit se voyait par son essence à cause de ce que cette essence lui est présente, il la verrait toujours, puisqu’elle lui est toujours présente. Puis donc qu’il est impossible de penser plusieurs choses en même temps, il ne penserait jamais rien d’autre.

12° Les choses postérieures sont plus composées que les antérieures. Or penser est postérieur à être. On rencontre donc dans l’intelligence de l’âme une plus grande composition que dans son être. Or, dans l’âme, ce qui est n’est pas identique à ce par quoi il est. Ce qui est pensé n’est donc pas non plus en elle identique à ce par quoi il est pensé ; et ainsi, l’esprit ne se voit pas lui-même par son essence.

13° Le même ne peut pas être la forme d’une chose et formellement déterminé par cette chose. Or l’intelligence, puisqu’elle est une certaine puissance de l’âme, est comme une certaine forme de son essence. Il est donc impossible que l’essence de l’âme soit la forme de l’intelligence ; or ce par quoi une chose est intelligée est la forme de l’intelligence ; l’esprit ne se voit donc pas lui-même par son essence.

14° L’âme est une certaine substance qui subsiste par soi, mais les formes intelligibles ne sont pas subsistantes par soi, sinon la science qui consiste en de telles formes intelligibles ne serait pas du genre accident. L’essence de l’âme ne peut donc pas être comme la forme intelligible par laquelle l’esprit se verrait lui-même.

15° Puisqu’on distingue les actes et les mouvements par leurs termes, les intelligibles qui sont d’une même espèce sont pensés de la même façon du point de vue de l’espèce. Or l’âme de Pierre est de la même espèce que celle de Paul. L’âme de Pierre se pense donc ellemême comme elle pense l’âme de Paul. Or elle ne pense pas l’âme de Paul par son essence, puisqu’elle en est absente. Elle ne se pense donc pas non plus elle-même par son essence.

16° La forme est plus simple que ce qui est formellement déterminé par elle. Or l’esprit n’est pas plus simple que lui-même. Il n’est donc pas formellement déterminé par luimême ; puis donc qu’il est formellement déterminé par ce par quoi il connaît, il ne se connaîtra pas par lui-même.

2) En sens contraire

1° Saint Augustin dit au neuvième livre sur la Trinité: «L’esprit se connaît lui-même par lui-même, étant incorporel. Car s’il ne se connaît, il ne s’aime pas. »

2° À propos de 2 Co 12, 2 : « Je connais un homme, etc. », la Glose dit : « Par cette vision que l’on appelle intellectuelle sont vues les réalités qui ne sont ni corps ni choses ayant la moindre trace de ressemblance avec des formes corporelles. Tels sont l’esprit lui-même et toute sainte affection de l’âme. » Or, comme il est dit dans la même glose, « la vision intellectuelle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes ». L’esprit ne se connaît donc pas lui-même par une chose qui ne lui serait pas identique.

3° Comme il est dit au troisième livre sur l’Âme, « dans les choses immatérielles, il y a identité entre le pensé et ce par quoi il est pensé». Or l’esprit est une certaine réalité immatérielle. Il est donc pensé par son essence.

4° Tout ce qui est présent à l’intelligence comme intelligible est pensé par l’intelligence. Or l’essence même de l’âme est présente à l’intelligence à la façon d’un intelligible : en effet, elle lui est présente par sa vérité, et la vérité est la raison de l’acte de penser comme la bonté est la raison de l’acte d’aimer ; l’esprit se pense donc lui-même par son essence.

5° L’espèce par laquelle une chose est pensée est plus simple que la chose qui est pensée par son intermédiaire. Or l’âme n’a pas d’espèce plus simple qu’elle, et qui puisse être abstraite d’elle. L’âme ne se pense donc point par une espèce, mais par son essence.

6° Toute science a lieu par assimilation de celui qui sait à ce qui est su. Or rien d’autre n’est plus semblable à l’âme que son essence. Elle ne se pense donc par rien d’autre que par son essence.

7° Ce qui est cause de ce que d’autres soient connaissables, n’est pas connu par autre chose que par soi-même. Or l’âme est cause de ce que les autres réalités matérielles soient connaissables : en effet, elles sont intelligibles dans la mesure où nous les rendons intelligibles, comme dit le Commentateur au deuxième livre de la Métaphysique. L’âme se pense donc seulement par elle-même.

8° La science qui concerne l’âme est très certaine, suivant le Philosophe au premier livre sur l’Âme. Or le plus certain n’est pas connu au moyen du moins certain. On n’a donc pas la science de l’âme par un autre moyen qu’elle-même.

9° Toute espèce par laquelle notre âme pense, est abstraite des choses sensibles. Or il n’est aucun sensible duquel l’âme puisse abstraire sa propre quiddité. L’âme ne se connaît donc pas elle-même par une ressemblance.

10° De même que la lumière corporelle fait que toutes choses soient visibles en acte, de même l’âme fait par sa lumière que toutes les choses matérielles soient actuellement intelligibles, comme on le voit clairement au troisième livre sur l’Âme. Or la lumière corporelle est vue par elle-même, non par une ressemblance d’elle-même. Donc l’âme, elle aussi, est pensée par son essence, non par une ressemblance.

11° Comme dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme, « l’intellect agent n’est pas tantôt pensant et tantôt non», mais il pense toujours. Or il ne pense toujours que lui-même, et il ne pourrait même pas cela s’il se pensait par une espèce abstraite des sens, car alors il ne se penserait pas avant l’abstraction. Notre esprit se pense donc par son essence.

B) Réponse (le plan est rajouté par moi)

1) Sens de la question (première distinction)

Lorsqu’on se demande si l’on connaît une chose par son essence, cette question peut s’entendre de deux façons. D’abord, en sorte que l’expression « par son essence » se réfère à la réalité connue elle-même ; on comprend alors comme connu par son essence ce dont on connaît l’essence, et non ce dont on ne connaît pas l’essence, mais certains de ses accidents. Ensuite, en sorte que cette expression se réfère à ce par quoi une chose est connue ; on comprend alors qu’une chose est connue par son essence parce que l’essence même est ce par quoi l’on connaît. Et c’est de cette façon que l’on se demande présentement si l’âme se pense elle-même par son essence.

2) Réponse à la question

a) Principe

Et pour voir clairement cette question, il faut savoir que chacun peut avoir sur l’âme deux connaissances, comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité [1] : l’une par laquelle l’âme de chacun se connaît seulement quant à ce qui lui est propre [proprium], l’autre par laquelle l’âme est connue quant à ce qui est commun [commune] à toutes les âmes. Cette connaissance que l’on a de toute âme en général est donc celle par laquelle on connaît la nature de l’âme, mais la connaissance que l’on a de l’âme quant à ce qui lui est propre est la connaissance de l’âme en tant qu’elle a l’être en tel individu. C’est pourquoi cette dernière connaissance fait connaître si l’âme existe, comme lorsqu’on perçoit que l’on a une âme ; et l’autre fait savoir ce qu’est l’âme et quels sont ses accidents par soi.

b) Application

1’) Connaissance de ce qui est propre à cette âme

Donc, en ce qui concerne la première connaissance, il faut distinguer, car connaître une chose se réalise en habitus ou en acte.

  1. Ainsi, quant à la connaissance actuelle par laquelle on considère en acte que l’on a une âme, je dis ceci : on intellige l’âme par ses actes. En effet, on perçoit que l’on a une âme, que l’on vit et que l’on est, parce qu’on perçoit que l’on sent, que l’on intellige et que l’on exerce d’autres œuvres de la vie comme celles-ci ; et c’est pourquoi le Philosophe dit au neuvième livre de l’Éthique : « Nous sentons que nous sentons, et intelligeons que nous intelligeons ; or, nous apercevoir que nous sentons ou intelligeons, c’est nous apercevoir que nous sommes [2] ». Or, nul ne perçoit que c’est soi qui intellige, si ce n’est parce qu’il intellige quelque chose : car intelliger quelque chose est antérieur à intelliger que l’on intellige ; voilà pourquoi l’âme parvient à percevoir actuellement qu’elle est, par ce qu’elle intellige ou sent.
  2. Mais quant à la connaissance habituelle, je dis ceci : l’âme se voit par son essence, c’est-à-dire que, du fait même que son essence lui est présente, elle est capable de passer à l’acte de connaissance d’elle-même ; de même, dès lors qu’on a l’habitus d’une science, par la présence même de l’habitus on est capable de percevoir les choses qui se trouvent sous cet habitus. Mais pour que l’âme perçoive qu’elle existe, et qu’elle soit attentive à ce qui se passe en elle, aucun habitus n’est requis, mais il suffit pour cela de la seule essence de l’âme, qui est présente à l’esprit : c’est d’elle, en effet, qu’émanent les actes en lesquels elle est actuellement perçue.
2’) Connaissance de ce qui est commun à toutes les âmes
a’) Principe de distinction

Mais si nous parlons de la connaissance de l’âme qui a lieu lorsque l’esprit humain est défini par une connaissance spéciale ou générale, alors il semble qu’il faille à nouveau distinguer. Pour la connaissance, en effet, il est nécessaire que deux choses concourent : l’appréhension, et le jugement sur la réalité appréhendée ; aussi la connaissance par laquelle on connaît la nature de l’âme peut-elle être considérée et quant à l’appréhension, et quant au jugement.

b’) Application

1’’) Connaissance par appréhension

a’’) Exposé

Si donc on la considère quant à l’appréhension, je dis ceci : nous connaissons la nature de l’âme par les espèces que nous abstrayons des sens. En effet, notre âme tient la dernière place dans le genre des substances intellectuelles, comme la matière prime dans le genre des substances sensibles, ainsi que le Commentateur le montre au troisième livre sur l’Âme [3]. En effet, de même que la matière prime est en puissance à toutes les formes sensibles, de même notre intellect possible est en puissance à toutes les formes intelligibles ; c’est pourquoi il est comme une pure puissance dans l’ordre des intelligibles, comme la matière dans l’ordre des sensibles. Voilà pourquoi, de même que la matière n’est sensible que par une forme qui lui survient, de même l’intellect possible n’est intelligible que par une espèce surajoutée. Donc, notre esprit ne peut se penser de telle façon qu’il s’appréhende lui-même immédiatement, mais parce qu’il appréhende les autres choses il arrive à se connaître, tout comme la nature de la matière première est connue par le fait même qu’elle est réceptrice de telles formes.

b’’) Confirmation

On en a l’évidence lorsqu’on regarde la façon dont les philosophes ont recherché la nature de l’âme. En effet, observant que l’âme humaine connaît les natures universelles des réalités, ils perçurent que l’espèce par laquelle nous pensons est immatérielle, sinon elle serait individuée, et ainsi, elle ne mènerait pas à la connaissance de l’universel. Et de ce que l’espèce intelligible est immatérielle, ils déduisirent que l’intelligence est une certaine réalité qui ne dépend pas de la matière, et de là, ils s’avancèrent dans la connaissance des autres propriétés de l’âme intellective. Et c’est ce que dit le Philosophe au troisième livre sur l’Âme : « l’intelligence est intelligible comme les autres intelligibles [4] » ; ce que le Commentateur expose en disant que « l’intelligence est pensée au moyen d’une intention qui est en elle comme les autres intelligibles [5] » ; et cette intention n’est rien d’autre que l’espèce intelligible. Mais cette intention est dans l’intelligence comme intelligible en acte, au lieu que dans les autres réalités elle est comme intelligible en puissance.

2’’) Connaissance par jugement

Mais si l’on considère la connaissance que nous avons de la nature de l’âme quant au jugement qui nous fait déclarer qu’il en est comme nous l’avions appréhendé par la déduction susmentionnée, alors nous avons connaissance de l’âme en tant que « nous avons une intuition de l’inviolable vérité, d’après laquelle nous définissons de façon parfaite, du mieux que nous pouvons, non ce qu’est l’âme de tel ou tel homme, mais ce qu’elle doit être d’après les raisons éternelles [6] », comme dit saint Augustin au neuvième livre sur la Trinité ; or nous avons l’intuition de cette inviolable vérité dans sa ressemblance, qui est empreinte sur notre esprit en tant que nous connaissons naturellement certaines choses comme évidentes par soi, et d’après lesquelles nous examinons toutes les autres, jugeant de tout selon elles.

3) Conclusion

Ainsi donc, il est clair que notre esprit se connaît lui-même d’une certaine façon par son essence, comme dit saint Augustin ; d’une autre façon par une intention ou par une espèce, comme disent le Philosophe [7] et le Commentateur [8] ; d’une autre encore par intuition de la vérité inviolable, comme dit aussi saint Augustin [9].

Il faut donc répondre en outre à l’une et l’autre série d’arguments, de la façon suivante.

C) Réponse aux objections

1) Aux objections selon lesquelles il semble que ce soit par une espèce

1° Notre intelligence ne peut rien penser actuellement avant d’abstraire à partir des phantasmes ; et elle ne peut pas non plus avoir une connaissance habituelle de choses autres qu’elle – c’est-àdire qui ne sont pas en elle – avant l’abstraction susdite, attendu que les espèces des autres intelligibles ne lui sont pas innées. Mais son essence lui est innée, de sorte qu’il ne lui est pas nécessaire de l’acquérir à partir des phantasmes ; de même, l’agent naturel ne fournit pas non plus à la matière son essence, mais seulement sa forme, qui est à la matière naturelle ce que la forme intelligible est à la matière sensible, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme. Voilà pourquoi l’esprit, avant d’abstraire à partir des phantasmes, a une connaissance habituelle de soi, par laquelle il peut percevoir qu’il existe.

2° Nul jamais ne se trompe parce qu’il ne percevrait pas qu’il vit: cela relève en effet de la connaissance par laquelle quelqu’un connaît de façon singulière ce qui se passe dans son âme ; et quant à cette connaissance, on a dit que l’âme est connue par son essence de façon habituelle. Mais il arrive à beaucoup d’errer dans la connaissance de la nature même de l’âme en son espèce ; et de ce point de vue, cette partie des objections conclut vrai.

3° On voit dès lors clairement la solution au troisième argument.

4° Bien que l’âme soit unie à la matière comme forme de la matière, cependant elle n’est pas soumise à la matière au point d’être rendue matérielle et donc non intelligible en acte mais seulement en puissance par abstraction depuis la matière.

5° Cette objection vaut pour la connaissance actuelle, par laquelle l’âme ne se perçoit exister qu’en percevant son acte et son objet, comme on l’a dit.

6° Cette parole du Philosophe doit être entendue en ce sens que l’intelligence pense d’elle-même ce qu’elle est, et non en ce sens qu’elle a habituellement connaissance de son existence.

7° Et il faut répondre semblablement au septième argument.

8° L’opération sensitive s’accomplit par l’action du sensible sur le sens, qui est une action locale, et c’est pourquoi elle requiert une distance déterminée ; par contre, l’opération de l’intelligence n’est pas déterminée à un lieu, il n’en va donc pas de même.

9° On dit de deux façons que l’on connaît une chose par une autre. D’abord comme lorsqu’on passe de la connaissance de cette autre à la connaissance de la première, et l’on dit en ce sens que l’on connaît les conclusions par les principes ; et de cette façon, on ne peut pas connaître une chose par ellemême. Ensuite, on dit que l’on connaît une chose par une autre comme par ce en quoi la première est connue, et dans ce cas il n’est pas nécessaire que ce par quoi l’on connaît soit connu d’une autre connaissance que ce qui, par cela, est connu. Rien n’empêche donc que quelque chose soit connu par soi-même, comme Dieu se connaît lui-même par soi ; et ainsi, l’âme se connaît elle-même aussi d’une certaine façon par son essence.

10° On remarque un certain cercle dans la connaissance de l’âme dans la mesure où elle recherche en raisonnant la vérité des existants ; donc Denys dit cela pour montrer en quoi la connaissance de l’âme est inférieure à celle de l’ange. Or voici en quoi se fonde cette circularité : la raison, partant des principes, parvient aux conclusions par la voie d’invention, et par la voie de jugement elle examine les conclusions trouvées en les réduisant analytiquement à des principes. Cela est donc étranger à notre propos.

11° De même qu’il n’est pas nécessaire que soit toujours pensé en acte ce dont la connaissance est possédée habituellement par des espèces existant dans l’intelligence, de même il n’est pas nécessaire que soit toujours pensé actuellement l’esprit lui-même, dont la connaissance est habituellement en nous parce que son essence même est présente à notre intelligence.

12° Ce qui est pensé et ce par quoi il est pensé n’ont pas entre eux le même rapport que ce qui est et ce par quoi il est. En effet, si être est l’acte de l’étant, penser n’est pas l’acte de ce qui est pensé, mais de celui qui pense ; ce par quoi une chose est pensée se rapporte donc à celui qui pense comme ce par quoi une chose est se rapporte à ce qu’elle est. Voilà pourquoi, de même que, dans l’âme, ce par quoi elle est diffère de ce qu’elle est, de même ce par quoi elle pense, c’està-dire la puissance intellective, qui est le principe de l’acte de penser, diffère de son essence. Et il n’en découle pas nécessairement que l’espèce par laquelle elle est pensée diffère de ce qui est pensé.

13° La puissance intellective est la forme de l’âme elle-même quant à l’acte d’être, attendu qu’elle a l’être dans l’âme comme une propriété a l’être dans un sujet ; mais quant à l’acte d’intelliger, rien n’empêche que ce soit l’inverse.

14° La connaissance par laquelle l’âme se connaît elle-même est dans le genre accident non quant à ce par quoi elle est connue de façon habituelle, mais seulement quant à l’acte de connaissance, qui est un certain accident ; c’est pourquoi saint Augustin dit aussi, au neuvième livre sur la Trinité, que la connaissance est substantiellement dans l’esprit en tant que l’esprit se connaît lui-même.

15° Cette objection vaut pour la connaissance de l’âme telle qu’on la connaît quant à la nature de l’espèce, qui est commune à toutes les âmes.

16° Lorsque l’esprit se pense luimême, il n’est pas lui-même la forme de l’esprit, car rien n’est la forme de soi-même ; mais il se comporte à la façon d’une forme, en tant que son action, par laquelle il se connaît, a pour terme luimême. Il n’est donc pas nécessaire qu’il soit plus simple que luimême, sauf peut-être du point de vue de notre manière de connaître, en tant que ce qui est pensé est considéré comme plus simple que l’intelligence elle-même qui pense, étant considéré comme sa perfection.

2) Aux objections selon lesquelles il semble que ce soit par son essence

Réponse aux objections en sens contraire :

1° La parole de saint Augustin est à entendre en ce sens que l’esprit se connaît lui-même par soi, parce que l’esprit ne doit qu’à lui-même de pouvoir passer à l’acte pour se connaître actuellement en percevant son existence, tout comme l’esprit doit à l’espèce habituellement détenue en lui de pouvoir considérer actuellement telle réalité. Mais quelle est sa nature même d’esprit, l’esprit ne peut le percevoir que par une considération de son objet, comme on l’a dit.

2° La parole de la Glose selon laquelle « la vision intellectuelle embrasse ces réalités, etc. » doit être référée à l’objet de la connaissance plutôt qu’à ce par quoi il est pensé ; et cela est évident lorsqu’on considère ce qui est dit des autres visions. En effet, il est dit dans la même glose que par la vision corporelle sont vus les corps, par la vision spirituelle, i. e. imaginaire, les ressemblances de corps, et par la vision intellectuelle, les choses « qui ne sont ni corps ni ressemblances de corps ». En effet, si l’on référait cela à ce par quoi l’on pense, alors, de ce point de vue, il n’y aurait aucune différence entre la vision corporelle et la spirituelle ou imaginaire, car même la vision corporelle se fait par une ressemblance de corps ; en effet, ce n’est pas la pierre qui est dans l’œil, mais une ressemblance de la pierre. Mais la différence entre les visions susmentionnées consiste en ce que la vision corporelle a pour terme le corps lui-même, au lieu que la vision imaginaire a comme terme et comme objet une image du corps ; et de même, lorsqu’il est dit que « la vision intellectuelle embrasse ces réalités qui n’ont pas d’images semblables à elles, d’images qui ne sont pas ce qu’elles sont elles-mêmes », il n’est pas signifié que la vision intellectuelle ne se fait pas par des espèces qui ne sont pas identiques aux réalités pensées, mais que la vision intellectuelle n’a pas pour terme une ressemblance de la réalité, mais l’essence même de la réalité. En effet, de même que, par la vision corporelle, on regarde le corps lui-même et non une ressemblance de corps, quoique l’on regarde par une ressemblance de corps, de même dans la vision intellectuelle on regarde l’essence même de la réalité sans regarder une ressemblance de cette réalité, bien que l’on regarde parfois cette essence par une ressemblance ; et l’expérience en fournit aussi la preuve. En effet, lorsque nous pensons l’âme, nous ne nous fabriquonspasunsimulacred’âmeque nous regarderions, comme cela se produisait dans la vision imaginaire, mais nous considérons l’essence même de l’âme. Cela n’exclut cependant pas que cette vision ait lieu par une espèce.

3° La parole du Philosophe est à entendre de l’intelligence qui est entièrement séparée de la matière, comme l’explique le Commentateur au même endroit, telles les intelligences des anges ; mais il ne faut pas l’entendre de l’intelligence humaine, sinon il s’ensuivrait que la science spéculative serait identique à la réalité sue, ce qui est impossible, comme le déduit aussi le Commentateur au même endroit.

4° L’âme est présente à elle-même comme intelligible, c’est-à-dire de façon à pouvoir être pensée ; non toutefois en sorte qu’elle soit pensée par elle-même, mais à partir de son objet, comme on l’a dit.

5° L’âme n’est pas connue au moyen d’une autre espèce abstraite d’elle, mais au moyen de l’espèce de son objet, qui devient aussi sa forme en tant qu’elle pense en acte ; l’argument n’est donc pas concluant.

6° Bien que notre âme soit très semblable à elle-même, cependant, pas plus que la matière prime, elle ne peut être le principe de la connaissance de soi-même en tant qu’espèce intelligible, notre intelligence se tenant dans l’ordre des intelligibles comme la matière prime dans l’ordre des sensibles, comme dit le Commentateur au troisième livre sur l’Âme.

7° L’âme est cause de ce que d’autres soient connaissables, non comme médium de connaissance, mais en tant que c’est par l’acte de l’âme que les réalités matérielles sont rendues intelligibles.

8° La science qui concerne l’âme est très certaine, dans la mesure où chacun expérimente en soimême qu’il a une âme et que les actes de l’âme sont en lui ; mais connaître ce qu’est l’âme est très difficile ; c’est pourquoi le Philosophe ajoute au même endroit que « c’est une chose des plus difficiles que d’acquérir une connaissance assurée à son sujet ».

9° L’âme est connue par une espèce abstraite des choses sensibles, non qu’il faille entendre cette espèce comme une ressemblance de l’âme, mais parce qu’en considérant la nature de l’espèce qui est abstraite des choses sensibles, on trouve la nature de l’âme en laquelle une telle espèce est reçue, comme on connaît la matière à partir de la forme.

10° On ne voit la lumière corporelle par elle-même que dans la mesure où elle est la raison formelle de la visibilité des choses visibles et une certaine forme qui leur donne un être actuellement visible. Mais nous ne voyons la lumière même qui est dans le soleil que par sa ressemblance existant dans nos yeux. En effet, de même que ce n’est pas l’espèce de la pierre qui est dans l’œil, mais sa ressemblance, de même il est impossible que la forme de la lumière qui est dans le soleil soit elle-même identique dans l’œil. Et semblablement, nous pensons par elle-même la lumière de l’intellect agent dans la mesure où elle est la raison formelle des espèces intelligibles, les rendant intelligibles en acte.

11° Cette parole du Philosophe peut être exposée de deux façons, suivant les deux opinions sur l’intellect agent. En effet, certains ont prétendu que l’intellect agent était une substance séparée, une parmi les autres intelligences, et que par conséquent elle pense toujours en acte, comme les autres intelligences. D’autres, au contraire, affirment que l’intellect agent est une puissance de l’âme ; et suivant cette opinion, on dit que l’intellect agent n’est pas tantôt pensant et tantôt non, car la cause pour laquelle on est tantôt pensant ettantôtnon,n’estpasdesoncôté, mais du côté de l’intellect possible. En effet, en tout acte par lequel l’homme pense, l’opération de l’intellect agent concourt avec celle de l’intellect possible. Or ce n’est pas l’intellect agent qui reçoit quelque chose de l’extérieur, mais seulement l’intellect possible. Donc, pour que nous pensions toujours, il n’y a pas de manque quant à ce que notre considération nécessite du côté de l’intellect agent, mais quant à ce qu’elle nécessite du côté de l’intellect possible, qui n’est complété que par les espèces intelligibles abstraites des sens.

[1] Cf. S. Augustin, De Trinitate, L. IX, vi.

[2] Aristote, Éthique à Nicomaque, L. IX, 9, 1170 a 31.

[3] Averroès, Commentaire du De l’âme, L. III, 5 et 17.

[4] Aristote, De l’âme, L. 3, 4, 430 a 2.

[5] Averroès, Commentaire du De l’âme, L. III, 15.

[6] S. Augustin, De Trinitate, L. IX, iii.

[7] Cf. Aristote, De l’âme, L. 3, 4, 430 a 2.

[8] Cf. Averroès, Commentaire du De l’âme, L. III, 15.

[9] Cf. S. Augustin, De Trinitate, L. IX, vi.

31.12.2024
 

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