En attendant la nuit
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Pays:
Franco-belge
Thème (s):
Bouc émissaire, Exclusion, Mimésis
Date de sortie:
5 juin 2023
Durée:
1 heures 44 minutes
Évaluation:
***
Directeur:
Céline Rouzet
Acteurs:
Mathias Legoût Hammond, Élodie Bouchez et Céleste Brunnquell
Age minimum:
Adolescents et adultes

En attendant la nuit, drame fantastique franco-belge réalisé et coscénarisé par Céline Rouzet, 2023. Prix spécial du jury lors du 31e Festival international du film fantastique de Gérardmer. Avec Mathias Legoût Hammond, Élodie Bouchez et Céleste Brunnquell.

Thèmes

Bouc émissaire, exclusion, mimésis.

Ce premier long-métrage de fiction de la réalisatrice et scénariste française Céline Rouzet peut être lu au sens littéral ou, peut-être de manière plus profonde, au sens métaphorique.

 

  1. En première intention, il s’agit bien entendu d’une nouvelle histoire de vampire. Certes, ce genre très arpenté n’a rien de nouveau, même dans le cinéma français, qui peut en offrir des versions dramatique (par exemple, Les morsures de l’aube, Antoine de Caunes, 2001) ou comique (par exemple, Dracula père et fils, Edouard Molinaro, 1976). Il n’est pas non plus original de se centrer, contre les sauveteurs anti-vampires (par exemple, Buffy contre les vampires, série télévisée américaine de 7 saisons et 144 épisodes, Joss Whedon, 1997-2001), sur les vampires et leurs familles versus leurs ennemis qui, dès lors, se transforment en bourreaux (par exemple, Twilight, saga de 5 films qui est d’abord une série de romans de Stephenie Meyer, 2008-2012). Enfin, il n’est même pas inédit d’en souligner le caractère tragique de l’être-vampire, voire de le déconstruire. C’est ainsi que Entretiens avec un vampire (Neil Jordan, 1994) s’y était essayé en retournant le don d’immortalité en malédiction.

En revanche, il est neuf de totalement dés-héroïser le vampire, au point d’en faire une maladie qui, dès l’origine (lors de la première têtée, le bébé ne boit pas le lait de sa mère, mais son sang), exclut pathologiquement le porteur et socialement sa famille. Et de reconduire cette pathologie à une telle marque d’infamie que En attendant la nuit ne la nomme jamais. Cette anomalie suscite dès lors une résilience systémique au sein de cette famille contrainte de se déplacer et de s’adapter en permanence : chez Laurence qui doit s’affronter à la crainte d’être prise en flagrant délit de vol de poche de sang ; chez Georges qui, privé de toute vie sociale jusqu’à tirer les rideaux de la maison, ne cesse de multiplier les gestes de tendresse à l’égard de son aîné ; chez Lucie la bien nommée qui garde toute sa fraîcheur et sa complicité avec ce frère inquiétant ; et bien sûr chez Philémon qui doit lutter sans cesse contre les multiples pulsions qui montent en lui, celles de Tanathos (« C’est plus fort que moi ») qui le bestialisent (« Ne refais jamais ça. On dirait un animal ») ou celles d’Érôs qui l’incitent et l’invitent à dangereusement transgresser les interdits lui permettant de survivre sinon de vivre. Ce qui est vrai individuellement l’est aussi systémiquement. Les deux parents doivent constamment renouveler leur confiance mutuelle : leur adolescent a-t-il ou n’a-t-il pas vampirisé la voisine qui fut sauvée sur une bien étrange intuition et a coagulé de manière encore plus bizarre ? L’énigme ne sera pas tranchée, engageant le spectateur à opter : éprouver le doute ou entrer dans la confiance.

 

  1. Mais c’est la lecture métaphorique la plus enrichissante et la plus émouvante. En scrutant avec empathie la marginalité douloureuse d’un adolescent en attente d’une chaleur bienfaisante qui n’est pas que solaire, Céline Rouzet touche à l’universel : l’appel à une vie communautaire qui se refuse aux réactions immunitaires. Elle plaide pour la différence et condamne le même.
  2. En effet, rien de plus stéréotypé que ce voisinage très homogène ou plutôt très homogénéisé par un regard apparemment bienveillant et bon-enfant, mais en fait très surveillant et très indiscret. Les questions qui semblent dictées par l’attention (« D’où viens-tu ? ») ne visent au fond qu’à mieux rassurer le demandeur sur la mêmeté (« Pas de vague ») et à écréter toute altérité qui rime avec aspérité. Que ce barbecue est convenu ! Que le discours des participants est prévisible ! Que la prescription paternelle est prophétique dans son ironie : « Soyons à la limite ennuyeux ! » Roland Gori a finement (et définitivement) montré que la première fabrique de la servitude volontaire est langagière [1]. De fait, hautement symbolique est le discours parfaitement calibré que chaque membre de la famille sert à ce voisinage secrètement inquiet de ce qu’il ne peut maîtriser.
  3. Or, ce même apparemment si pacifiant engendre en son sein la plus grande des forces contraires, c’est-à-dire la violence. René Girard en a montré la source : la mimésis. Entre les jeunes, elle prend la figure de la jalousie. Entre les parents, elle devient surveillance et méfiance, abrasement de toute différence et enfin exclusion du bouc-émissaire. Voilà pourquoi, lors de la scène de l’emballement mimétique, aucun adulte, hors les parents de Philémon, ne réagit sainement. Les adultes qui sont sensés incarner le sens moral et la maîtrise de leur destructivité oscillent entre le lynchage actif, la complicité sidérée (sinon voyeuriste) et la destruction subie qui, transformée en victimisation, relance le processus victimaire. En ce sens, Philémon n’est pas tant un assassin débordé par un sadisme sanguinaire qu’un adversaire en légitime défense.

Dès lors la mort du vampire n’est pas tant un suicide selon la concaténation trop connue qui transite de l’impuissance à la désespérance, que l’irrépressible intériorisation de l’exclusion du groupe qui ne p(v)eut l’intégrer et l’achèvement du sacrifice différé par une fuite que l’on a faussement espéré salvatrice. La scène du décès est hautement symbolique : ce pont qui devrait incarner autant que permettre le passage d’un monde de rejet à un monde enfin pacifié d’accueil ; ce pont qui est l’équivalent relationnel du métissage béni ; ce pont entre deux rives, mais surtout entre deux montagnes qui ne protègent qu’un temps, en le dissimulant, la lumière de la vérité qui tue lorsque l’autre continue à la nier hypocritement.

  1. En attendant la nuit est-il tragique ou dramatique ? Autrement dit, s’arrête-t-il au constat désespéré de la violence ou ménage-t-il une issue ? La dernière image paraît opter pour le deuxième membre de l’alternative. Elle ne peut venir de Philémon qui ne (dé)livre aucun sens à cette mort libérante, hors cette montre qui atteste son héroïque record d’endurance contre la morsure insupportable du cruel soleil. Ni de sa famille qui a trop fusionné avec lui pour introduire quelque différence réparatrice hors la répétition du scénario d’hyperprotection. Si celle-ci est indéniablement aimante, elle se paie au prix fort de la transgression permanente, du mensonge et de la surcentration déséquilibrée sur le bien propre du membre le plus vulnérable au détriment du bien commun.

La réponse ne peut donc venir que du dehors. En l’occurrence, de celle qui fut à la fois le déclencheur de toute la crise et son possible remède (avec toute l’ambiguïté du pharmakon rappelée par Derrida) : Camilla.. Il est hautement significatif que la toute dernière image se centre sur le visage défait qui, regard caméra, nous demande : et vous, comment auriez-vous réagi ? En effet, la jeune fille amoureuse est la seule à inventer une réponse qui, pour être criticable, a du moins le mérite d’inclure sans fusionner. Lors du face à face final et décisif, elle se refuse, d’une part à cette forme dégradée d’amour qu’est la fusion avec Philémon, en l’occurrence, à la fuite que, en pleine rage meurtrière, l’adolescent amoureux lui demande pour la protéger : ce retrait confirmerait derechef l’aimé de son inamabilité, et donc de son impossible survie en ce monde. Elle récuse d’autre part et symétriquement l’affolement jugeant, qui la solidariserait avec sa famille et le quartier, massifiés dans leur haine expulsante : cette connivence la rendrait complice du lynchage depuis déjà longtemps commencé. Or, constamment, depuis les plongeons dans le lac jusqu’au cinéma, elle préfère la différence qui fait circuler la vie et dénonce la facticité que Philémon envie (tiens, la mimésis !).

Ainsi, Camilla trouve, mieux, invente, cette voie qui à la fois honore l’amour et tempère la violence : permettre au vampire d’étancher sa soif inextinguible et irrépressible – tout en la limitant. Elle apprend autant qu’elle nous apprend qu’il n’y a jamais d’amour sans don de soi ni de don de soi sans ab-négation (renoncement partiel) de soi. En ce sens, c’est elle et non pas Philémon, le véritable héros qui refuse la logique mortifère du bouc-émissaire et le dénonce efficacement dans un acte plus fort que toute parole. À côté de la famille, qui a trop fusionné avec le fils et le frère pour trouver cette troisième voie, et contre le groupe familial et villageois qui s’est séparé de l’autre menaçant et devra perpétuer son mensonge assassin pour maintenir sa pseudo-cohésion, elle témoigne de la force de la lumière qui est la force de l’amour.

 

Ce processus victimaire avait déjà été ébauché dans la belle scène où, démasquée par la bonne conscience des infirmières faisant bloc sans prendre le temps de comprendre l’intention de leur consœur différente, la mère intériorise leur violente exclusion silencieuse, perd ses moyens jusqu’à brouiller sa vue, s’enfuit avant de s’écrouler en sanglots, seule, au dehors. L’éviction sociale de la mère préfigure l’expulsion physique du fils. Au fait, l’innocent bouc-émissaire ne porte-t-il pas sur lui le sang répandu ? Décidément, l’anthropologue français a raison, jusque dans la concrétisation matérielle des signes.

Pascal Ide

[1] Cf. Roland Gori, La fabrique de nos servitudes, Paris, Les Liens qui Libèrent, 2022.

À la fin des années 90, Philémon Féral (Mathias Legoût Hammond) emménage avec sa famille, sa mère Laurence (Élodie Bouchez), son père Georges (Jean-Charles Clichet) et son frère Georges (Jean-Charles Clichet), dans une banlieue pavillonnaire tranquille dans l’espoir d’y mener une vie normale. Alors qu’il rencontre et tombe amoureux de sa voisine Camilla Berthier (Céleste Brunnquell), Philémon risque d’exposer son secret : il a besoin de sang humain pour survivre.

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