Aujourd’hui, solennité de l’Immaculée Conception, nous entendons proclamer l’évangile de l’Annonciation où l’ange Gabriel porte à Marie la plus grande et la plus heureuses des nouvelles (ce que signifie littéralement le mot évangile, « bonne nouvelle »). Je me suis toujours demandé pourquoi ce n’était pas Dieu en personne qui venait annoncer sa venue en Personne ? En effet, ne convient-il pas que le messager soit proportionné au destinataire ? Or, Marie n’est-elle pas la reine des anges, supérieure à eux par grâce, sinon par nature ?
Saint Thomas d’Aquin, qui ne se dérobe jamais aux objections les plus pertinentes, n’a pas manqué de s’opposer cette difficulté. Il répond par une distinction riche de portée pastorale : « La Mère de Dieu était supérieure aux anges quant à la dignité [dignitatem] à laquelle elle était élue par Dieu. Mais son état de vie présente [statum praesentis vitae] la rendait alors inférieure aux anges [1] ».
Précisons le propos, si je puis me permettre. L’objection se fondait sur la disproportion entre la dignité suréminente de Marie et la dignité subordonnée d’un ange (ce qui aurait aussi été vrai si Dieu avait envoyé un ange appartenant au chœur des Chérubins et non pas à l’avant-dernier ordre, celui des Archanges). Mais la proportion adéquate se prend de la finalité et non de la cause ; dans les catégories de l’interaction envisagée : cette mesure doit s’envisager à partir du message et non pas de la personne du messager. Or, la grâce achevant la nature, Marie est ontologiquement plus élevée en dignité que toute autre créature. En revanche, si l’on prend en compte la fin qu’est la communication du message, c’est-à-dire l’annonce de l’Incarnation, l’ange est beaucoup plus précisément informé que Marie. En effet, vivant désormais dans la gloire de Dieu, la créature angélique bénéficie de la vision de celui-ci et connaît immédiatement les desseins que Dieu veut bien lui révéler. En regard, cheminant dans l’obéissance et l’obscurité certaine mais inévidente de la foi, Marie ne sait du salut que ce que révèlent les prophéties vétérotestamentaires, c’est-à-dire la promesse assurée d’un Sauveur, mais n’en connaît ni l’identité de celui-ci, ni le temps et les modalités de ce salut. Voilà pourquoi, de par sa compétence, l’ange était hautement habilité pour sa mission. Voilà aussi pourquoi on peut en déduire que Gabriel est le plus élevé des archanges car le plus au fait des plus hauts mystères : « On appelle archanges les messagers des plus hauts mystères », affirme saint Grégoire le Grand cité par saint Thomas [2].
Dans leur sagesse aimante, les mœurs de Dieu nous livrent donc une riche loi de la mission : ce sont nos compétences qui nous députent à telle ou telle mission, et non pas la dignité de notre origine ou de notre identité sociale ou culturelle. C’est ce que Dieu nous donne de savoir ou de faire qui proportionne ce que nous sommes à ce que nous avons à faire. Ne regardons pas à la misère du vase que nous sommes, mais à la valeur du contenu qui y a été versé, à commencer par la haute vérité libérante de la Révélation. Et telle est aussi la valeur du témoignage. Le plus savant des savants et le plus puissant des gouvernants n’a pas accès à la vérité dont je suis dépositaire par une expérience unique et que je dois donc attester et transmettre par ma parole. Sous ce rapport, c’est-à-dire en sa qualité d’informateur et donc de missionnaire, l’Amérindien inculte qu’est Juan Diego Cuauhtlatoatzin est infiniment supérieur à l’évêque de Mexico en personne, si cultivé théologiquement soit-il et si constitué en dignité par son ministère épiscopal soit-il. Rien de plus biblique que cette loi. Je ne peux plus me cacher devant le prétexte : « je suis un homme aux lèvres impures ». Mais je ne peux que faire savoir ce que Dieu m’a donné de savoir : « mes yeux ont vu le Roi, le Seigneur de l’univers ! » (Is 6,5).
Pascal Ide
[1] Somme de théologie, IIIa, q. 30, a. 2, ad 1um.
[2] In Evang., II, 34, PL 76, 1250. Cité Ibid., IIIa, ad 4um.