Blessure de l’intelligence par monisme causal

J’appelle « blessure de l’intelligence par monisme causal », l’attribution erronée d’un effet observé à une seule cause, alors qu’il provient d’une pluralité de facteurs.

Après avoir établi l’existence de cette blessure fréquente, sinon constante (1), tentons d’en déchiffrer le mécanisme (2) et de proposer quelques moyens d’en guérir, c’est-à-dire de sortir de l’accoutumance blessée (3).

1) Quelques exemples

a) La dispute

Dans la vie courante, nous faisons l’expérience cruelle de cette blessure lorsque nous nous disputons. En effet, sauf le cas vraiment rare de la manipulation, deux personnes qui se disputent présentent chacun de bonne foi une perspective différente et le plus souvent opposée d’une même réalité. Autrement dit, la responsabilité étant partagée (diversement), la causalité de la dispute est au minimum double. Or, les enjeux (en termes de justice, d’amour, etc.) sont tels que chaque point de vue tend à être absolutisé au point d’exclure momentanément celui de l’autre. Donc, la personne qui est impliquée dans la dispute a beaucoup de difficulté à s’en extraire et considérer que cette tension provient non pas seulement de l’autre, mais aussi d’elle-même. En accusant l’autre et en se victimisant, l’intelligence des protagonistes en vient donc, au moins pendant la durée de la dispute, à univociser la causalité.

b) La médecine

Étendons à un domaine plus technique, mais toujours quotidien. La médecine pasteurienne a développé une vision uniciste de la causalité morbide : une maladie = une cause. Par exemple, la tuberculose provient d’une infection par le bacille de Koch. Certes, chaque soignant sait, en théorie, que la pathologie provient de la conjonction de deux facteurs : par exemple, cette pratique alimentaire et cette physiologie. Mais, en pratique, le soin demeure toujours largement monofactoriel. Qui va voir son médecin pour lui dire : « Je vais bien. Je souhaiterais seulement que vous renforciez mon terrain, que vous me supplémentiez en oligo-éléments, que vous me prescriviez telle pratique, afin d’éviter que je tombe malade » ? Donc, encore aujourd’hui, la pratique médicale, tant du point de vue du soignant que du point de vue du soigné, souffre d’un monisme causal.

c) Les neurosciences et intelligence artificielle

Élargissons à des champs supérieurs, sapientiaux (de sapientia, « sagesse »), philosophiques et théologiques, mais dont l’incidence est loin de nous être étrangère.

Aujourd’hui, la quasi-totalité des chercheurs en neurosciences est convaincue que la pensée est le fruit de l’activité cérébrale. Pourtant, le processus mental n’est pas réductible au processus neuronal (ou, dirait-on aujourd’hui, neuroglial). Je peux analyser avec la plus grande finesse la structure des hormones médiatrices de l’amour et les régions encéphaliques stimulées par la passion, je ne saurai rien du vécu amoureux. Donc, les sciences biologiques réduisent l’explication de cet unique effet qu’est par exemple l’amour (mais je pourrai élargir à tous les actes intérieurs) à une seule cause, matérielle, et nie la présence d’un autre facteur causal, au moins aussi important, qui est d’ordre psychique.

Il en est de même dans l’interprétation de l’intelligence artificielle. Prenons l’exemple de la traduction qui est l’un des plus importants et des plus « challengeants » en matière d’IA. Beaucoup de spécialistes estiment que la machine ou le logiciel (comme Google traduction) traduit le texte. En effet, nous entrons un texte dans une langue et nous obtenons presque instantanément le même texte plus ou moins fidèlement interprété. Or, cette quasi-instantanéité est l’indice que le travail est le fruit de la machine et non pas d’une intervention humaine. L’effet semble donc être le fruit de la machine. Mais c’est oublier que, dans un texte, comme dans un mot, il y a deux faces, pour parler comme Saussure, le signifiant (le son de voix ou le mot écrit) et le signifié (le contenu intelligible, c’est-à-dire l’idée ou le concept). Mais la machine n’a accès qu’au premier. Donc, à l’instar des chercheurs en neurosciences, les spécialistes en intelligence artificielle réduisent l’unique effet qu’ils observent (la pensée d’un côté, la signification de l’autre) à une unique cause, en l’occurrence matérielle (le cerveau d’un côté, le logiciel informatique de l’autre, en ignorant l’autre (le psychisme ou l’intelligence dans les deux cas).

d) L’athéisme

De même que la blessure par monisme causal réduit l’unique effet qu’est la pensée (ou la décision) à une unique cause, en l’occurrence matérielle, de même l’athéisme réduit l’unique effet qu’est la créature à une unique cause, en l’occurrence créée. Pourtant, si cet effet est suffisamment expliqué en son essence par la cause immanente, il ne l’est pas en son existence qui trouve sa raison ultime en Celui qui est et qui seul peut causer l’être (esse). Or, cette confusion et illusion est, avec le scandale du mal, la raison la plus profonde et peut-être la plus fréquente de l’athéisme. La négation de Dieu provient donc, dans un certain nombre de cas, d’une blessure de l’intelligence par monisme causal.

2) Quelques mécanismes

Sans prétendre être exhaustif, j’isolerai quelques mécanismes à la source de cette cécité. Certains sont historiques, soit d’ordre personnel (la vision héritée de l’enfance), soit d’ordre collectif (l’influence du monisme scientifique apparu depuis Descartes). D’autres sont synchroniques, liés à notre structure mentale, par économie (l’automatisme intellectuel) ou réduction à l’immédiat (l’illusion empiriste).

a) L’apprentissage enfantin

Au point de départ, l’enfant vit dans un monde marqué par l’univocité : les mots n’ont qu’un seul sens. Il n’accède que progressivement à la richesse polysémique des mots, sachant qu’un terme du vocabulaire courant possède en moyenne cinq significations. Or, l’enfant traite les causes comme les choses qu’il désigne par des mots. Mais, si l’intelligence de l’adulte est beaucoup plus savante que celle de l’enfant, elle n’est souvent guère plus sage. Aussi, spontanément, nous continuons à envisager les causes selon un régime unique et univoque.

b) L’influence du monisme scientifique

Le monde occidental a été non seulement révolutionné par les inventions techniques et scientifiques, mais façonné par le mode de procédé scientifique et, en particulier son pan-mathématisme. Or, l’idéal mathématique de formalisation est univoque et simple : une axiomatique tend à unifier les démonstrations. Simplicité est ici indice de vérité. De plus, notre physique mathématique est mécaniste, c’est-à-dire explique le monde par les seuls processus matériels et efficients. Elle reconduit donc les effets uniques à des causes uniques. Si la boule file en ligne droite, c’est parce qu’elle a bénéficié de l’impulsion donnée par la queue de billard. Donc, notre intelligence privilégie les causes uniques et occulte les approches plurifactorielles, a fortiori les causes échelonnées.

c) L’automatisme intellectuel

L’intelligence humaine fonctionne selon deux régimes. Le premier est la routine, l’automatisme. Plus économe en temps et en énergie, il est de loin le plus fréquent. Le second est l’innovation. Plus coûteux là encore chronologiquement et énergétiquement, il est beaucoup plus rare. Le prix Nobel d’économie Daniel Kahneman a systématisé cette distinction en parlant respectivement de système 1 et système 2. Or, sans surprise, le premier régime valorise les explications les plus simples qui soient, c’est-à-dire celles qui convoquent une seule cause. Donc, le simplisme (qui parfois est paresse) du système 1 nous fait ignorer ce que seul le système 2 nous permettrait de découvrir : la pluralité des origines, plus encore, nous fait errer en lui substituant une unique source.

d) L’illusion empiriste

Tout acte intellectuel commence par les sens et, pour la majorité des personnes, malheureusement, en demeure là : faute de temps ou d’effort, elles en restent aux informations sensorielles, qu’elles élaborent peu. Or, dans un processus, l’effet est souvent seul perceptible, et son origine causale échappe à la seule sensation. Donc, nous avons tendance à nous représenter (plus qu’à penser) la cause selon le même régime que l’effet : si l’effet est unique, unique sera la cause. Mais, dans les exemples donnés dans la première partie, d’une pluralité de facteurs émerge un seul produit. Voilà pourquoi notre empirisme habituel nous fait croire que les causes sont elles-mêmes uniques. Et cette conviction blesse notre intelligence du processus causal.

3) Quelques moyens de guérison

Tels étant le diagnostic positif (1), à savoir le monisme causal, et le diagnostic étiologique (2), quels sont les remèdes ? Je parle ici de remèdes accessibles à tous, c’est-à-dire de moyens qui ne requièrent pas de passer par la longue voie métaphysique d’un exposé sur les causalités concourantes ou hiérarchiques (cause première et cause seconde). Je laisse à de plus inventifs que moi le soin d’inventer des exemples, des exercices, peut-être ludiques. J’en proposerai deux.

a) Exemples de causalités hiérarchisées

Il pourrait être utile de partir d’exemples tirés de la vie courante qui montrent à l’évidence la présence de causes multiples engendrant un seul effet. De plus, ces causes sont souvent non seulement convergentes, mais échelonnées.

Je dilue le sucre dans une tasse de café en faisant tourner une cuillère. Quelle est la cause de la dilution : la main ou la cuillère ?

Je promène mon chien avec une laisse. Quelle est la cause du mouvement : la laisse ou ma main ? Je peux d’ailleurs complexifier : le chien, mon bras, mon corps, voire ma personne ?

Vous observerez que dans ces deux exemples, nous avons affaire à un seul effet qui est engendré par plusieurs causes et que ces causes sont hiérarchisées.

b) Exemples de perspectives emboîtées

La blessure est d’autant plus invue qu’elle est habituelle. « L’esprit boiteux » dont parle Pascal ne voit pas qu’il est boiteux, car il boîte depuis des décennies. Aussi serait-il précieux d’inventer des petits exercices permettant de « décoller » de ces habitus blessés. J’en donnerai un : la représentation projective d’un cube. Mais l’on pourrait aisément élargir aux exemples fameux de figure ambiguë comme celle qui montre à la fois une jeune femme et une vieille femme [1].

Dessinons un cube transparent, c’est-à-dire deux faces, antérieures et postérieures rejointes par les arêtes. Puis, colorons ou plutôt grisons l’un des deux carrés de sorte que l’on continue à voir toutes les arêtes. Demandons alors deux choses : la face colorée est-elle la face antérieure ou la face postérieure ? Si vous voyez la face colorée en avant, arrivez-vous à la faire passer en arrière (et vice versa si elle est d’abord antérieure) ?

Généralement, l’on interprète cette expérience à partir du hiatus entre la carte et le territoire. Il est aussi possible d’en tirer différentes leçons sur la blessure de l’intelligence par monisme causal.

  1. Au point de départ, nous adoptons tous un point de vue et un seul.
  2. Tant que la question n’est pas posée, nous sommes convaincus que notre point de vue est l’unique. Autrement dit, nous l’absolutisons parce que nous ignorons notre ignorance. Dit encore autrement, notre point de vue est blessé, puisqu’il nous dissimule l’autre point de vue.
  3. Nous pouvons changer de point de vue et nous enrichir de l’autre, si nous accordons crédit à sa parole. En effet, au point de départ, nous ne voyons pas et donc ne savons pas. Pour pouvoir nous déplacer, il nous faut donc accorder quelque crédit à ce que l’autre dit voir.
  4. En faisant confiance, nous ne sommes pas encore savants, mais nous ne sommes désormais plus ignorants de notre ignorance, nous sommes seulement ignorants au premier degré. Il y a progrès.
  5. Nous ne guérirons totalement de notre cécité qu’est le monisme perspectiviste, en nous enrichissant de l’autre point de vue. Or, nous ne le ferons qu’en désapprenant le nôtre. Voire, en en faisant le deuil, au moins un temps. En effet, nul ne peut voir la face colorée à la fois devant et derrière. La raison de ce passage par le deuil, au moins temporaire, tient, certes, à la profondeur de nos habitudes, mais aussi à l’unicité de notre attention.
  6. Pour autant, cette guérison de l’absolutisation ou du dogmatisme de nos perspectives n’est pas l’entrée dans le scepticisme. D’abord, parce que, même s’ils sont partiels, les deux points de vue sont vrais, c’est-à-dire adéquats au réel. Ensuite et surtout, parce que tout exemple et, a fortiori, toute comparaison n’est pas raison. Ce qui est impossible à l’œil, à savoir faire coïncider deux images différentes (et complémentaires) est possible à l’intelligence qui, si elle trouve un troisième point de vue, intégrateur, donne à voir les deux points de vue partiel en un seul. C’est ainsi que la physique quantique a permis de réconcilier les deux interprétations apparemment opposées, corpusculaire et ondulatoire, de la lumière.

Faut-il le dire ? Du monisme perspectiviste au monisme causal (comme d’ailleurs au monisme méthodologique), il n’y a qu’un pas.

Conclusion

On le voit : les conséquences de ce scotome qu’est le monisme causal sont loin d’être anodines. Elles vont de l’échec de certaines procédures en intelligence artificielle, voire en neurosciences, au matérialisme et l’athéisme.

Cette note n’est qu’indicative. Pour être complète, il aurait fallu développer deux points préliminaires qui montreront, par contraste, combien le monisme causal est blessant, c’est-à-dire nous aveugle sur la riche complexité du réel. Résumons-les très brièvement, sans reprendre les exemples donnés dans la première partie.

Primo, dans la réalité, la cause à l’origine d’un effet est souvent multiple. Différents facteurs convergent pour faire apparaître un unique résultat. Ce qui est vrai de la chose extramentale l’est aussi de l’esprit. Contrairement à ce que le modèle mathématique et surtout axiomatique laisse croire, multiples sont souvent les démonstrations conduisant à une conclusion. Souvent, la Somme contre les gentils multiplie les argumentations permettant d’accéder à une même énonciation, alors que la Somme de théologie, qui se veut un manuel (de haute volée) pour étudiants, se contente d’un seul raisonnement, par souci pédagogique de simplification.

Secundo, et ce point est plus subtil, les causes se pluralisent non seulement horizontalement par convergence et par concurrence, mais aussi verticalement et par concours (ce que nous avons appeler les causes hiérarchiques ou échelonnées).

Par conséquent, le monisme causal, si fréquent en science, en technique et même en philosophie, blesse doublement l’intelligence.

Pascal Ide

[1] Cf. Edwin G. Boring, « A New Ambiguous Figure », American Journal of Psychology, 42 (1930), p. 444-445. L’image a été créée par le dessinateur William Ely Hill qu’il a lui-même adaptée d’un dessin remontant au moins à une carte postale allemande de 1888 : « My Wife and my Mother-in-Law », Puck, 16 (6 novembre 1915). Pour l’interprétation, cf. Edmond Wright, « The Original of E. G. Boring’s Young Girl/Mother-in-Law Drawing and Its Relation to the Pattern of a Joke », Perception, 21 (1992), p. 273-275.

23.10.2023
 

Les commentaires sont fermés.