Sur les chemins noirs
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Thème (s):
Guérison, Marche, Rédemption
Date de sortie:
22 mars 2023
Durée:
1 heures 35 minutes
Évaluation:
****
Directeur:
Denis Imbert
Acteurs:
Jean Dujardin, Joséphine Japy, Izïa Higelin
Age minimum:
Adolescents et adultes

Sur les chemins noirs, biopic français de Denis Imbert, 2023. Adapté du récit éponyme de Sylvain Tesson, 2016. Avec Jean Dujardin, Joséphine Japy, Anny Duperey.

Thèmes

Marche, guérison, rédemption.

Sur les chemins noirs est une expression polysémique que le beau film inspiré du photo-biographe nous invite à arpenter avec fructuosité au moins trois itinéraires [1].

 

  1. Ces chemins noirs, on le sait, sont ceux indiqués sur les cartes IGN qui trament notre pays au présent. Ces chemins de traverse ne détournent pas de l’unique chemin que Pierre s’est fixé.

Comme les paysages contemplés, le film vaut plus que le détour (*), il mérite le regard d’enfant jamais lassé, glacé ni cassé, ce regard débordant de gratitude pour la mervelle qu’est notre doulce France.

Comme La panthère des neiges, le film (Sylvain Tesson, 2021), Sur les chemins noirs nous fait entrer dans les lents travelings ou les patientes pauses de ce contemplatif admiratif, et nous mettre à l’école d’un maître qui demeure un disciple. Comme la panthère des neiges, le félidé cette fois, qui nous regarde avant que nous ne la regardions, nous découvrons que ces chemins noirs (de la cartographie) nous attendent avant même que nous ne les espérions.

Certes, à force de traverser les routes humaines, asphaltées, pressées, fréquentées, polluées, on peut craindre que Pierre Girard cherche à éviter non seulement les véhicules, mais ceux qu’ils transportent : les hommes. En réalité, s’il s’excepte du commerce des hommes, c’est pour mieux rencontrer l’homme, en lui et hors de lui : le « qui » au-delà du « quoi », le prochain au-delà du lointain, la personne au-delà de l’individu. Et il le fera autant à travers l’inconnu croisé à l’aventure qu’à travers le connu (la tante, la sœur, l’ami) qu’il désapprendra à connaître afin de les redécouvrir, les recevoir et s’en recevoir (Hélène), voire les servir (Céline dont, en assouplissant les semelles, il adoucit son cœur).

Certes aussi, à force de commentaires technophobiques et antilibéraux, dirigés contre le « paradigme technocratique » [2], le spectateur pourrait craindre que Pierre-Sylvain ne nous serve la vulgate écocentrique et ne verse dans le biocratique [3]. Mais le narrateur est trop blessé pour ignorer qu’il doit d’abord se réparer et il est trop humblement lucide sur sa responsabilité pour ne pas d’abord questionner son propre mode de vie. Selon un heureux jeu de mots de Pierre Girard-Sylvain Tesson,  « certains hommes espéraient entrer dans l’Histoire. Nous étions quelques-uns à préférer disparaître dans la géographie ».

 

  1. Les chemins noirs, on le voit aussi, sont les sombres vaisseaux qui strient le visage de celui qui, en huit mètres et quelques secondes, a pris cinquante ans. Or, le corps dit l’âme, comme le devenir (l’histoire) dit l’être, comme les dynamismes du passé dictent, sans déterminisme, les mécanismes d’aujourd’hui.

Le soir, la nuit plutôt, réelle et symbolique, de sa chute dans le vide physique et le coma psychique est d’abord l’effet de ténèbres intérieures et pourraient être la cause d’un enfer-mement pour toujours.

Les flashbacks, qui ne sont pas des éclairs de mémoire ou des retours du refoulé, mais des relectures conscientisées et consenties, nomment d’abord à l’évidence l’imprégnation alcoolique et, déjà moins patent, l’habituation toxique. Ils reconnaissent également, ce qui est encore moins aisé, l’infidélité compulsive (c’est en partant à la chasse d’une jolie jeune fille que Pierre erre dans la ville et recherchera une autre compagnie). Ils approchent enfin, mais plus confusément, les causes de ces addictions qui ne sont assurément que des symptômes : la séduction et la solitude.

Séduction dès le premier échange avec Anna, qui emballe-passionne le cœur séducteur en train de tomber amoureux et qui emballe-enveloppe le cœur séduit en train de se laisser aimer. Riche mot de séduction qui, en ce film de guérison par et dans la marche, nous renvoie d’abord à son étymologie (du latin se ducere, « conduire à soi »). Il renvoie plus encore à l’exode d’un autre grand nomade, qui est parti d’Ur en Chaldée non seulement pour accéder à la terre promise, mais aussi pour revenir à lui. En effet, dans sa brièveté loquace, l’appel divin peut autant se traduire : « Quitte [ton pays] » que : « Va vers toi » (Gn 12,1) [4]. Mais l’entrée en soi-même ne trouve pleinement son sens qu’à ouvrir à l’autre. Donc, loin d’être égocentriques, ces chemins noirs sont secrètement altérocentrés. Voilà pourquoi, sans se laisser prendre par le transfert œdipien du jeune Dylan en quête de figure paternelle, Pierre accepte de lui laisser apprendre le temps de quelques haltes, avant de s’en déprendre lors d’une bifurcation qui rime avec séparation et maturation pour l’un, intention et mission pour l’autre.

 

  1. Enfin, Les chemins noirs, on le pressent et on le croit, dessinent un itinéraire de rédemption qui ouvre un avenir. En toute liberté et surtout en tout amour.

Le chemin est d’abord celui de la cicatrisation physique où le corps-sujet du malade (en) sait plus que le corps-objet de la technique médicale. Où le corps approprié et intérocepté de celui qui du dedans l’écoute et marche à son pas en apprend davantage que le corps analysé du dehors par des protocoles qui, science de l’universel oblige épistémologiquement et bientôt éthiquement, ignore la richesse surprenante de la singularité. Où l’actualisme de l’universalisme formalisant et de l’empirisme ratatinant ignore le potentiel et donc la ressource de l’individualité personnalisante. Où le corps normalisé, même accompagné avec compétence et patience par des soignants dévoués, en sait moins que le corps normé par le compagnon intérieur du libre esprit qui n’en est le moteur que parce qu’il en est d’abord l’acte (l’entéléchie) auto-organisatrice et la forme harmonisatrice. Et cette âme vivifiante passera par bien des larmes et des alarmes que sont ces émotions présentes surgissant de la commotion passée, pour préparer aux libres motions à venir.

Ici, le cheminement de la restauration physique devient voyage vers une éducation éthique, c’est-à-dire une construction vertueuse. L’arpentage extérieur exprime et effectue un apprentissage intérieur. Vertu de sobriété. L’on relèvera que l’ex-dépendant à l’alcool écarte avec douceur et fermeté la proposition de partager un verre. Vertu de chasteté. L’on saluera que l’ancien débauché (car telle est la traduction éthique du Don Juan trompeur et esthétisant) troque les avances de la jeune fille en short contre l’avancée du vieil homme promis à l’homme nouveau. Nous applaudirons encore davantage que la médiation de Céline lui révèle cet égoïsme qui le conduisait à moins s’ouvrir pour moins souffrir, et l’élève à l’altruisme où l’ego-pour-moi meurt pour qu’advienne le je-pour-l’autre.

Enfin, ce parcours extérieur et intérieur s’incurve-t-il vers le supérieur ? N’allons pas naïvement interpréter les passages, voire les stations par le monastère de Ganagobie, l’église de Murat ou le Mont Saint-Michel, comme une praeparatio evangelica. Ne croyons pas non plus ingénument que l’écoute attentive du témoignage d’un moine tombé amoureux d’un bas relief est une convergence de conviction chez celui «  qui déclare volontiers préférer les dieux païens au Père céleste, Homère aux Évangiles et l’admiration d’une panthère à l’adoration eucharistique [5] ».

Mais n’éteignons pas la mèche qui fume. N’arrêtons pas l’issue peineuse, mais victorieuse du visage de Pierre qui s’extrait de sa sculpture de pierre et la conversion jamais achevée des cœurs de pierre en cœurs de chair. Ne minimisons pas l’oblation (avec don de soi) que comporte toute oblation (sans perte ni fuite de soi) [6]. Un signe, en tout cas, ne trompe pas. Le chemin qui commence avec l’infini de la montagne et sous l’infini encore plus infini du ciel se finit face à l’infini de la mer et de la ligne infinie du rivage. L’homme qui s’est mis en marche, déchiré dans son corps, parce que déchiré entre son corps, son âme et son esprit, achève son trajet sans achever sa trajectoire face à cette réconciliation de la terre et du ciel, du solide, du liquide et de l’aérien. L’homme désolé et isolé jusqu’à pleurer de rage contre ce corps impuissant qui résiste enfin à sa volonté, arrive, 1.302 kilomètres plus loin et quelques mois plus tard, consolé jusqu’à sangloter du trop plein de joie d’avoir accompli l’impossible grâce à ce même corps à la puissance de vie insoupçonnée.

Certains seront peut-être déçus que ces noirs chemins s’ouvrent sur le rivage sans visage d’un océan solitaire et impersonnel, et non sur la réconciliation avec celle qui est toujours nommée, mais jamais appelée. Ils regretteront peut-être que ce superbe acte d’amour de soi et, plus encore, de pardon à soi-même, ne débouche pas dans un amour de l’autre et d’abord de réconciliation avec Anna (après tout, il ne l’a perdue par sa chute physique, que parce qu’il l’avait déjà perdue par sa chute infidèle). Un amour de soi qui ne se traduit en amour de l’autre se trahit.

Mais n’ignorons pas que sur cet océan aux mille voix et ans visage souffle un vent qui, depuis l’origine (cf. Gn 1,2) est l’analogue cosmologique d’un autre Souffle sans voix ni visage. Et que le rivage n’est pas seulement la métaphore de la rencontre féconde de la terre, de l’eau, du vent et du soleil, mais l’interface qui prépare le face-à-face et ce milieu génésiaque où Dieu dessine son dessein créateur, où il ne partage la lumière des ténèbres d’abord, les eaux d’en haut des eaux d’en bas ensuite, l’océan de la terre ferme enfin, que pour mieux offrir en partage sa vie à celui qui porte son image et sa ressemblance.

 

  1. La simplicité du film n’est pas simplisme, lui qui multiplie les perspectives et les raisons de le voir, l’entendre, le parcourir, le méditer, le laisser nous transformer.

Son itération n’est pas rabâchage monotone et radotage monocorde, mais est reprise, relecture. Savoir pour ne pas reommencer. Relire pour relier. Prendre conscience (psychologique) pour porter un toast à sa conscience (morale). Si le pas toujours se répète, c’est pour avancer. Ni Chevalier errant ni Ulysse, Pierre n’est pourtant pas encore un Abraham.

Sa sobriété n’est pas une autopunion, ni son silence un mutisme, mais des vertus qui, comme les marches sur les sentiers exigus des cimes, avancent entre les deux abîmes vertigineux des extrêmes vicieux (le défaut de la misanthropie et l’excès de la mondanité ou, si l’on écoute Molière, « l’ami du genre humain », l’écocentrisme et l’anthropocentrisme).

Le lecteur s’est peut-être lassé de ces multiples jeux de mots au point d’être tenté de délaisser ce verbe verbeux. Mais (dernier calembour, c’est promis !), s’il a eu la patience méritoire de l’accompagner jusqu’à ses lignes ultimes, qu’il sache que l’auteur n’a joué avec les mots (et pas avec son lecteur) que parce que d’abord les mots se sont eux-mêmes joués de son auteur – tant le verbe ne se fait chair que par la puissance de l’esprit.

Pascal Ide

[1] Je n’ai pas lu le récit de Tesson, de sorte que mon commentaire est strictement interne au film.

[2] Cf.  François, Lettre encyclique Laudato sì sur la sauvegarde de la maison commune, 24 mai 2015, n. 106 s.

[3] Si vous me permettez ce néologisme : « gouvernement de la vie au sens biologique ».

[4] « Lorsque, encore débutant en hébreu, je commençais à déchiffrer ce texte, je découvris ce ‘Va pour toi’, ou, aussi exactement, ‘Va vers toi’ qui était alors enfoui, indevinable dans toutes les traductions que je connaissais », et la suite (Marie Balmary, Le sacrifice interdit. Freud et la Bible, Paris, Grasset, 1986, p. 124 s).

[5] Henri Quantin, « Sur les chemins noirs, solitude et rencontre », Aleteia, posté le 19 avril 2023 et consulté le 22 : https://fr.aleteia.org/2023/04/19/sur-les-chemins-noirs-solitude-et-rencontre/

[6] Nous reprenons l’image fameuse de l’acte de sculpture qui révèle par soustraction (ablation) et offre (oblation) la statue déjà présente, pour l’appliquer en l’inversant, à la figure qui, tout au contraire, émerge du matériau.

Alors qu’il est ivre, Pierre Girard (Jean Dujardin), écrivain célèbre, fait une chute de huit mètres qui, si elle le laisse en vie, le laisse inconscient et polytraumatisé. À son réveil, malgré ses séquelles et contre l’avis des médecins, il décide de traverser la France à pied, depuis le parc national du Mercantour dans les Alpes, jusqu’au nez de Jobourg dans le Cotentin, en n’empruntant que de petits sentiers hors des routes et des chemins fréquentés.

Ce voyage est l’occasion pour lui de replonger dans son passé soluble et dissolu, relire sa relation avec Anna (Joséphine Japy), la jeune compagne qu’il vient de quitter et qui semble aussi l’avoir quitté, renouer avec sa tante Hélène (Anny Duperey) et sa sœur Céline (Izïa Higelin) et, avec elles, son histoire familiale. C’est aussi la possibilité, au présent, de cheminer un temps avec un ami cher et fidèle, Jonathan (Zaccaï Arnaud), et de faire d’improbables rencontres avec un randonneur très différent de lui, Dylan (Dylan Robert), ou un client attablé à une terrasse d’un bistrot (Sylvain Tesson). C’est surtout l’opportunité de s’interroger sur le sens de la vie, donc de son avenir.

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