Chapitre 1
Le scepticisme
A) La thèse
Le scepticisme est la doctrine (voire le système philosophique) selon laquelle la connaissance humaine est inapte à atteindre quelque vérité que ce soit, pour laquelle la vérité n’existe pas. À la limite, la connaissance n’existe pas.
D’emblée, distinguons deux formes de scepticisme : absolu ou modéré. Pour le premier, la vérité n’existe pas ; pour le second, existent des vérités pratiques, une vérité personnelle ou du moins une suspension du jugement. Le scepticisme modéré est, au sens étymologique, un agnosticisme qui trouve son mot d’ordre dans l’interrogation : « Que sais-je ? ». Ce n’est pas le moindre des paradoxes que la plus célèbre des collections françaises à vocation encyclopédique, donc à vocation de transmission du savoir et de la vérité, ait emprunté son titre à la devise de notre philosophe le plus sceptique, Montaigne…
B) Présentation historique
Le scepticisme est de toutes les époques ; et notre temps n’y échappe pas, au contraire [1].
1) Période antique
Le sophiste Protagoras d’Abdère affirmait que « L’homme est la mesure de toutes choses [2] ».
Diogène Laërce dit du sophiste Protagoras d’Abdère qu’« il fut le premier à dire que sur toute choses il y a deux arguments, qui s’opposent entre eux, et il proposait ces arguments opposés, chose qu’il fut le premier à faire [3] ».
Multiples sont les écoles sceptiques grecques. On peut les classer selon leurs thèses.
a) Le pyrrhonisme
Le scepticisme radical est celui de Pyrrhon. Voilà pourquoi Pascal appelle pyrrhonisme le scepticisme. La thèse de Pyrrhon se résume dans sa devise : « Pas plus », au sens de « pas plus oui que non ». Cette philosophie est aussi un art de vivre dont la finalité est au fond l’indifférence, une sorte d’apathie qui défait toute vie non seulement intellectuelle, mais sensible. Pyrrhon est un héros et un saint.
Depuis l’origine, les sceptiques ont noté que le scepticisme se retourne en scepticisme dogmatique et adopte une posture plus subtile, agnostique, si l’on peut dire. C’est ainsi que Sextus Empiricus oppose les sceptiques et les membres de la nouvelle Académie :
« Les membres de la nouvelle Académie, bien qu’ils déclarent que tout échappe à la compréhension, diffèrent peut-être justement des sceptiques dans la mesure même où ils disent que tout échappe à la compréhension. C’est en effet une proposition qu’ils affirment avec force, alors que le sceptique considère comme possible qu’il existe un objet de compréhension [4] ».
b) Le probabilisme
Il est défendu par la Moyenne et la Nouvelle Académie dont les chefs furent respectivement Arcésilas et Carnéade.
Sextus Empiricus distingue cinq Académies [5] :
- L’Ancienne Académie (-387) de Platon, pythagorisante, avec Eudoxe, Speusippe (premier scolarque, en –348), Xénocrate (deuxième scolarque en –339), Polémon (troisième en –315), Cratès (quatrième en –269).
- la Moyenne Académie (-264) d’Arcésilas, elle, est sceptique.
- Celle de Carnéade et de Clitomaque de Carthage, la Nouvelle Académie, probabiliste, avec ses scholarques : Lacydès (sixième scolarque en – 244), Téléclès (septième en –208), Évandre, Hégésine, Carnéade (dixième scolarque en – 186) et Clitomaque (onzième scolarque en –128) Celle de Philon de Larissa (douzième scolarque en –110) et de Charmadas, la quatrième Académie, néo-dogmatique Celle d’Antiochos d’Ascalon (treizième et dernier scolarque en –85), la cinquième Académie, éclectique.
Ce qui m’intéresse est seulement le fait qu’alternent dogmatisme et scepticisme, au sein d’une même école.
Cicéron n’en distingue que deux : celle de Platon et celle d’Arcésilas, l’Ancienne et la Nouvelle.
La thèse est que, si nous ne sommes assurés d’aucune vérité, toutefois, nous pouvons accéder à une certaine probabilité. Or, celle-ci suffit à vivre. Comme le pyrrhonisme, cette doctrine est d’abord une vie.
Le renouveau de l’Académie est une sorte de révolution : le caractère achevé de l’œuvre platonicienne est remis en cause, et la vérité doit de nouveau être recherchée. Cet esprit de recherche serait proche du Platon des dialogues aporétiques s’il n’allait en réalité bien plus loin en déclarant qu’on ne trouverait jamais le vrai. La Nouvelle Académie, sous l’impulsion d’Arcésilas, est aussi un retour à la dialectique socratique et à la conscience de l’ignorance qui permet la liberté critique. Pour cette dernière raison, la Nouvelle Académie a pu être considérée comme une suite légitime de l’ancienne.
Elle montre des tendances sceptiques et est souvent difficilement distinguée du pyrrhonnisme : C’est une question ancienne fort controversée parmi les écrivains grecs que celle de savoir s’il y a une différence entre la Nouvelle Académie et le pyrrhonisme.
c) Le phénoménisme
Il est défendu par le scepticisme classique d’Ænésidème (à peu près entre 80 av. J.-C. et 10 ap. J.-C.) qui est l’un des disciples de Pyrrhon et fondateur du néo-pyrrhonisme.
Sa thèse est qu’est vrai tout ce qui apparaît à la conscience. Or, c’est ce que l’on appellera avec Kant puis Husserl, le phénomène. Aussi appelle-t-on aussi son école phénoménisme.
On lui doit la systématisation des arguments sceptiques, les dix tropes principaux du scepticisme :
« Le premier [mode] se fait d’après la variété des animaux, le deuxième d’après la différence entre les humains, le troisième d’après les différentes constitutions des organes des sens, le quatrième d’après les circonstances extérieures, le cinquième d’après les positions, les distances et les lieux, le sixième d’après les mélanges, le septième d’après la quantité et la constitution des objets, le huitième d’après le relatif, le neuvième d’après le caractère continu ou rare des rencontres, le dixième d’après les modes de vie, les coutumes, les lois, les croyances aux mythes et les suppositions dogmatiques. »
Donnons quelques exemples :
1. Diversité des animaux
« Qu’il y a des choses utiles ou nuisibles à nos vies. Mais pour chaque créature, ce qui est nuisible ou utile diffère. La caille s’engraisse avec la ciguë, laquelle est mortelle à l’homme. »
2. Différences entre les hommes
« Que la nature est un continuum traversant toutes les créatures. Mais Démophon, le maître d’hôtel d’Alexandre le Grand, se réchauffait à l’ombre et grelottait de froid au soleil. Aristote nous apprend qu’Andron d’Argos pouvait traverser le désert sans boire d’eau. »
3. Diversité des sens
« Que la perception est totale. Mais nous voyons le jaune d’une pomme, respirons son parfum, goûtons sa douceur, sentons son poli, sentons son poids dans notre main. »
4. Circonstances
« Que la vie est uniforme et le monde toujours le même. Mais le monde d’un homme malade ne ressemble pas à celui d’un homme robuste. Notre état d’esprit est différent selon que nous dormons ou que nous sommes éveillés. La joie et le chagrin changent tout pour nous. Le jeune homme s’avance dans un monde différent de celui du vieillard. Le courage connaît des routes que la timidité ne peut deviner. Les affamés voient un monde inconnu des bien nourris. Périclès avait un esclave qui marchait sur le faîte des toits dans son sommeil sans jamais tomber. Dans quel monde vivent les fous, les avares, les malveillants ? »
5. Coutumes, la diversité des cultures
« Qu’il n’y a pas de réalité au-delà des conventions, de la loi, de la religion et de la philosophie. Mais chaque ensemble de croyances et d’attitudes voit les mêmes choses innocentes avec des yeux totalement différents. Un Perse peut en toute bienséance épouser sa fille, les Grecs considèrent qu’il s’agit du pire des crimes. Les Massagètes mettent toutes leurs femmes en commun. Les Égyptiens embaument leurs morts dans les épices et le goudron, les Romains brûlent les leurs, les Grecs les enterrent. »
6. Mélanges, influence des milieux
« Que les choses ont des identités en elles-mêmes. Mais toute chose varie selon le contexte. La pourpre n’a pas la même teinte près du rouge et près du vert, dans une pièce et en plein soleil. Une pierre est plus légère dans l’eau que hors de l’eau. Et la plupart des choses sont des mélanges dont nous ne pourrions pas reconnaître les éléments constitutifs. »
7. Situations, distances, lieux
« Que les objets dans l’espace sont évidents quant à leur position et leur distance. Mais le soleil, ce feu suffisamment grand pour chauffer la terre entière, paraît petit du fait de sa distance. Un cercle vu de biais est un ovale, de profil, une ligne. Des montagnes déchiquetées et grises paraissent, vues de loin, bleues et douces. La lune à son lever est beaucoup plus grande que la lune au zénith, pourtant elle n’a pas changé de taille. Un renard dans les broussailles ne ressemble pas du tout à un renard dans un champ. Qui pourrait décider de la forme d’un cou de colombe ? Toute chose est perçue comme une figure sur un fond, ou pas du tout. »
8. Quantités, le trop ou le trop peu
« Que la quantité et la qualité ont des propriétés qui peuvent être connues. Mais le vin, bu avec modération, fortifie, consommé avec excès, affaiblit. La rapidité est relative à d’autres vitesses. La chaleur et le froid ne sont connus que par comparaison. »
9. Fréquence, le rare ou le familier
« Qu’il y a des choses étranges et rares. Mais les tremblements de terre sont fréquents dans certaines parties du monde, la pluie est rare dans d’autres. »
10. Le relatif dans l’objet et dans la relation objet/sujet
« Que les relations entre les choses peuvent être énoncées. Mais la droite et la gauche, l’avant et l’arrière, le haut et le bas, dépendent d’une infinité de variables, et la nature du monde est que tout est toujours changeant. La relation d’un frère à une sœur n’est pas la même que d’un frère à un frère. Qu’est-ce qu’une journée ? Tant d’heures ? Tant de lumière solaire ? Le temps entre deux minuits ? »
2) Période médiévale
En effet, la démarche augustinienne n’ignore pas le scepticisme : si fallor sum. Mais celui-ci n’est qu’un chemin vers la vérité qui triomphe. Ainsi, Descartes est loin d’en être l’inventeur de la méthode du doute systématique, universel.
Deux raisons dès la fin du 13ème siècle : une dissociation de plus en plus grande du connaissant et du connu au sein de l’acte de connaître ; le recours méthodique à la doctrine de la toute-puissance divine, voire à l’hypothèse d’un Dieu trompeur : ce qui « risque de bloquer toute connaissance, bien plus radicalement que le scepticisme antique, puisqu’elle ne s’attaque pas seulement à la certitude, mais aussi à l’évidence [6] ».
3) Période moderne
a) Le scepticisme de Montaigne
1’) La précarité de toute connaissance
Montaigne emploie des arguments classiques comme l’impermanence des choses ou, pour employer le langage si imagé, si parlant du philosophe de Bordeaux : L’être naturel est pris dans ce que Montaigne appelle une « branloire perenne », un mouvement universel :
« Le monde n’est qu’une branloire perenne. Toutes choses y branlent sans cesse : la terre, les rochers du Caucase, les pyramides d’AEgypte, et du branle public et du leur. La constance mesme n’est autre chose qu’un branle plus languissant [7] ».
Mais il emploie une argumentation originale : « Nous n’avons aucune communication à l’être, parce que toute humaine nature est toujours au milieu entre le naître et le mourir [8] ».
Par là, Montaigne entend souligner la précarité de toute connaissance, prise entre le faible pouvoir de la raison et l’opacité du monde. Il n’y a ni « appel de l’être » ni « acte d’être ».
Le scepticisme de Lévi-Strauss m’a vite renvoyé vers celui de Montaigne, auquel il fait bien des fois référence. On a pu d’ailleurs prendre la pleine mesure du scepticisme de Lévi-Strauss à l’occasion de la polémique [9] qui s’est développée entre lui et Marcel Conche à propos de la très fameuse phrase de Montaigne : « Nous n’avons aucune communication à l’être ». C’est à l’occasion de cette polémique que Lévi-Strauss fait un sort à l’idée fréquemment exprimée – notamment par ceux qui aime voir en Montaigne un épicurien – que les dernières phrases du chapitre des Essais intitulé Des boyteux témoignerait de l’abandon par Montaigne de ce qu’on appelle à tort ou à raison son pyrrhonisme. Montaigne a écrit ceci :
« La fierté de ceux qui attribuoyent à l’esprit humain la capacité en toutes choses causa en d’autres, par despit et par émulation, cette opinion qu’il n’est capable d’aucune chose. Les uns tiennent en l’ignorance cette mesme extrémité que les autres tiennent en la science. Afin qu’on ne puisse nier que l’homme ne soit immodéré par tout, et qu’il n’a point d’arrest que celuy de la nécessité, et impuissance d’aller outre [10] ».
2’) Fondement dans l’existence
a’) L’expérience du mélange de toutes choses
Dans le chapitre XX du livre II des Essais intitulé « Nous ne goustons rien de pur », Montaigne dépeint le caractère mélangé des vertus et des vices, des plaisirs et des maux, des douleurs et des voluptés (et encore – mais il le dit ailleurs – des raisons et des pulsions et même des raisons entre elles). Et il a cette phrase si expressive et si riche de sens : « L’homme, en tout et par tout, n’est que rappiessement et bigarrure [11] ». D’un mot, elle se fonde sur l’expérience de la variété de la condition humaine. Autrement dit, en-deçà de l’universalité de la nature, se rencontre la diversité des cultures et des conditions humaines.
b’) La déconstruction de la connaissance
Montaigne insiste sur les maux qu’engendre la connaissance. En effet, il cite souvent un passage fameux de l’Ecclésiaste : « J’ai appliqué mon cœur à rechercher et à sonder par la sagesse tout ce qui se fait sous les cieux : c’est là une occupation pénible, à laquelle Dieu soumet les fils de l’homme » (Qo 1,13). Or, comme à son habitude, Montaigne transforme, ce qui donne : « qui acquiert science, s’acquiert du travail et tourment [12] ». On retrouve une version encore plus dramatique dans une des sentences gravées sur les solives de sa fameuse bibliothèque : « Dieu a donné à l’homme le goût de connaître pour le tourmenter [13] ».
Voilà pourquoi Montaigne rapporte dans L’apologie de Raymond Sebond un épisode de la vie de Démocrite : ayant mangé
« des figues qui sentoient le miel, [il] commença soudain à chercher en son esprit d’où leur venoit cette douceur inusitée, et, pour s’en éclaircir, s’aloit lever de table pour voir l’assiete du lieu où ces figues avoyent esté cueillies ; sa chambrière, ayant entendu la cause de ce remuement, luy dit en riant qu’il ne se penast plus pour cela, car c’estoit qu’elle les avoit mises en un vaisseau où il y avoit eu du miel. Il se despita dequoy elle lui avoit osté l’occasion de cette recherche et desrobé matière à sa curiosité : ‘Va, luy dit-il, tu m’as fait desplaisir ; je ne lairray (laisserai) pourtant d’en chercher la cause comme si elle estoit naturelle’. Et volontiers ne faillit de treuver quelque raison vraye d’un effect faux et supposé [14] ».
Ne voilà-t-il pas un bel exemple de cette libido sciendi dont parle volontiers Bourdieu, sorte de démangeaison qui nous conduit parfois jusqu’à l’embrasement intérieur, comme lorsqu’on brûle de curiosité ?
c’) L’expérience de la mort
Starobinski évoque comment Montaigne confère à la mort la faculté de donner un sens et une cohérence à la vie. « Anticiper [la mort] » écrit Starobinski, « c’est […] posséder d’avance l’unité qui manque à la plupart des hommes. Notre vie, en effet, est une fuite perpétuelle, un recommencement désordonné : la mort est le trait qui barre l’horizon de cette fuite. Si nous nous installons par avance dans l’unique pensée de la mort, nous conférons la cohérence à ce qui n’est, sans cela, que ‘rappiessement et bigarrure’ [15] ». Comment ne pas songer à la parole de Bernanos ? On retrouve les mots « rappiessement et bigarrure ».
4) Période contemporaine
a) Signes linguistiques du scepticisme ambiant
- Le flou de la pensée, le compromis avec le scepticisme trouve peut-être une trace dans le refus péremptoire et nullement argumenté de la locution désormais pestiférée Par contre qu’a remplacé le très peu belliqueux En revanche. Le terme est trop tranché.
Pourquoi ? Comme toujours, le cœur de l’énigme est à chercher du côté du sacro-saint Littré qui lui-même n’a d’yeux que pour Voltaire : « cette locution peut se justifier grammaticalement ». Mais il conclut : « En tout cas il convient de suivre l’opinion de Voltaire ». Pour le romancier français Claude Duneton, l’expression a une senteur bourgeoise. Or, vers 1737, le patriarche de Ferney est à la recherche d’une particule. « Il y a là un pan caché fort intéressant de notre histoire langagière [16] ».
- Cette évolution vers la pensée molle est encore plus claire dans la disparition de l’expression « par conséquent » (par exemple du journal télévisé) à laquelle on préfère la conjonction donc. Cet ostracisme n’est-il qu’un effet de mode ou traduit-il une évolution des idées ? Dunneton, toujours lui, pense à une « raison profonde » : « par conséquent effraie aujourd’hui intuitivement par la rigueur de son articulation logique ». Et voici la raison. Il me suffit de citer : « C’est que le chemin parcouru est long depuis le début de ce siècle qui avait commencé par de belles certitudes », notamment en science et en politique. « Or nous sommes parvenus, aux confins de ce numéro XX, à douter de tout : des causes, des conséquences, du bonheur, de la Sécurité sociale, de la tournée du facteur, du paradis terrestre en somme, de la lune et des étoiles ». De plus, notre époque a peur de l’engagement. Or, si le par conséquent est péremptoire, le « donc est tellement plus flexible, plus vague, sans engagement réel ». Dire « le sous-préfet a eu du retard, donc la réunion n’a pas eu lieu » n’est pas la même chose que d’affirmer « le sous-préfet a eu du retard, par conséquent la réunion n’a pas eu lieu », ce qui souligne un tout petit peu trop la responsabilité du fonctionnaire… [17]
b) L’école de Francfort
Max Horkheimer et Theodor Adorno ont intenté un procès contre la raison, du moins celle qui s’est développée en Occident depuis la fin du Moyen-Âge à l’époque des Lumières.
1’) Énoncé
Leur thèse générale : la raison elle-même est essentiellement viciée. Ce n’est pas le lien de paternité qui est pourri, comme disait Sartre, mais le lien de rationalité. Le progrès de la raison n’est qu’un retour à la barbarie.
Déjà, s’inspirant des principes de la vulgate marxiste, la « théorie critique » de Horkheimer, en 1937, montrait les complicités existant entre la raison dite scientifique et les mécanismes de production et d’exploitation. Mais, en 1946, il radicalise sa thèse dans Eclipse of Reason [18] et la développe dans un ouvrage conjoint avec Adorno dont le titre allemand : La dialectique des Lumières (Dialektik der Aufklärung) a été traduit La dialectique de la raison [19]. Désormais, c’est toute la rationalité notamment moderne qui est affectée d’un arrêt de mort : « la subjectivisation qui exalte le sujet signe en même temps son arrêt de mort [20] ». Voire toute la rationalité mérite d’être répudiée. Le programme de Dialectique de la raison est « la tentative de comprendre pourquoi l’humanité, au lieu de s’engaer dans des conditions vraiment humaines, [sombre] dans une nouvelle forme de barbarie [21] ».
2’) Exposé
Il est d’abord historique. Cette répudiation remonte non seulement jusqu’à Platon (dont Nietzsche, déjà, faisait l’aurore de la modernité : « Depuis Platon, le philosophe est en exil et conspire contre la patrie [22] »), mais jusqu’à Homère lui-même. En effet, Ulysse est le prototype de « l’individu bourgeois ». D’un côté, il apporte la rationalité, puisque, revenant à Ithaque, il vient sortir Pénélope, son royaume du pouvoir usurpé des prétendants, rétablir l’ordre légitime ; mais de l’autre côté, comment ne pas avoir le cœur soulevé de dégoût devant la sauvagerie de sa violence ? Comment ne pas être horrifié par le sort des servantes pendues (chant XXII), peu après le massacre des prétendants ? Qu’on relise aussi la description épouvantée que fait Homère, par les yeux de Télémaque et d’Euryclée, d’Ulysse après le massacre : « Il était tout souillé de poussière et de sang. On eût dit un loin qui vient de dévorer quelque bœuf à l’enclos : son poitrail et ses deux bajoues ensanglantées en font une épouvante. Des pieds au haut des bras, c’est ainsi que le corps d’Ulysse était souillé [23] ». Ce n’est pas Ulysse, c’est la raison elle-même qui est congénitalement atteinte par la violence. Donc, « c’est l’Odyssée tout entière qui apporte un témoignage de la dialectique de la Raison [24] ». On sait combien Derrida et Lévinas à sa manière feront aussi du logocentrisme la source de toute violence, la violence fondatrice.
L’exposé est surtout systématique. L’argumentation est simple. Le propre de la raison est de tout reconduire à l’unité et à la totalité : « la Raison ne reconnaît comme existence et occurrence que ce qui peut être réduit à une unité […]. De Parménide à Russell, la devise reste : Unité [25] ». Cela est notamment dû à l’abstraction. Or, la réalité est essentiellement plurielle, multiple : « Ce que l’on continue à exiger, c’est la destruction des dieux et des qualités [26] ». Donc, la raison, et notamment l’abstraction, est « une entreprise de liquidation [27] ». Mais, pour faire appel au second grand couple métaphysique, le changeant est au déterminé, ce que le multiple est à l’unité. Par conséquent, pour la raison, « tout est déterminé au départ : c’est en cela qu’elle est mensongère [28] ».
Un argument proche est le suivant. La raison abstrait ; or, l’abstraction détruit : « L’abstraction, instrument de la Raison […] envers son objet […] est une entreprise de liquidation [29] ». La conséquence pratique et révélatrice est le totalitarisme : « La Raison […] a toujours sympathisé avec la contrainte sociale [30] », voire « La Raison est totalitaire [31] ».
Ce qui est vrai au plan spéculatif l’est aussi au plan pratique : la pratique suit la théorie ; la multiplicité diaprée du monde doit se soumettre à la catégorisation unitaire ; mais le monde vivant est foisonnant ; voilà pourquoi, par essence, la Raison totalisante est totalitaire : « le penser, dont le mécanisme coercitif reflète et perpétue la nature, se reflète également lui-même comme nature oublieuse d’elle-ême, comme mécanisme coercitif [32] ». Donc la raison contraint au Système, voire davantage : « la raison est plus totalitaire que n’importe quel système [33] ».
Pour les deux auteurs, une seule solution : « briser les limites de la Raison [34] ».
3’) Évaluation critique
Jean-François Mattéi use de l’argument par rétorsion face à une critique aussi radicale [35]. D’un côté, nos auteurs critiquent la barbarie de la raison au nom de l’humanité. Or, de l’autre, cette humanité est encore en gestation, elle n’existe pas : il faut donc qu’ils l’inventent au nom de leur raison actuelle ; c’est donc que celle-ci présente quelque valeur humanisante.
c) La pensée faible (Gianni Vattimo)
1’) Exposé. La pars destruens
Selon Vattimo, l’être est en déclivité, tend à s’effacer. Cette thèse trouve sa source dans la thématique heideggérienne de l’oubli de l’être, mais aussi dans le christianisme.
En effet, ainsi que Vattimo l’a bien vu, la kénose est au centre du christianisme ; or, celle-ci est un effacement, une exinanition de l’être par excellence, celui du Christ ; donc le christianisme entraîne une kénose de l’être, autrement dit son effacement. De plus, le Dieu des chrétiens est un Dieu tragique. Or, le tragique de l’existence offusque l’engagement dans le siècle, alors que le sens du mal, lui, y invite. Donc, le christianisme invite à une vision négative de la terre et à une fuite de l’histoire. Dans un ouvrage récent, Vattimo explique même la naissance de l’herméneutique à partir de la kénose :
« L’herméneutique philosophique moderne naît en Europe non seulement parce qu’il y a là une religion du livre […], mais parce que cette religion a son fondement dans l’idée de l’incarnation de Dieu, qu’elle conçoit comme kénose, abaissement et, traduirions-nous, affaiblissement [36] ».
À ces raisons spécifiquement chrétiennes et originales, Vattimo joint des raisons plus banales et plus générales, liées à la transcendance de Dieu. En effet, l’histoire s’effectue dans l’horizon de la finitude alors que la religion centre l’attention sur le Tout Autre ; or, le Tout Autre s’oppose à l’autre, l’infini au fini, la relation verticale à la relation horizontale, le nécessaire universel au contingent particulier ; donc, le christianisme évacue l’engagement dans l’histoire :
« L’historicité de l’existence se réduit tout entière à sa finitude, au fait que nous sommes toujours jetés dans une situation, mais sans faire vraiment attention aux caractères particuliers de cette situation puisque l’important c’est la relation purement verticale, avec l’éternel, l’Autre [37] ».
Autre raison. La déconstruction heideggérienne autant que nietzschéenne s’est attaquée au thème du fondement ; or, le christianisme est une religion du fondement ultime.
Gianni Vattimo [38] est un herméneute de gauche, disent certains [39].
Pour Vattimo, la pensée de l’être est le paradigme même de la violence, une métaphysique de la vérité est arrogante. En effet, nous ne sommes pas face à une vérité, mais face à une multiplicité de textes, de symboles, eux-mêmes déterminés par un contexte social et culturel. Or, la multiplicité s’oppose à l’unité et l’herméneutique à l’accès immédiat et naïf au cœur. Voilà pourquoi on ne saurait prétendre à l’unité du sens, à un accès massif à la vérité de l’être. La configuration du monde est babélienne.
2’) Exposé. La pars construens
a’) Quelques aspects ontologiques
1’’) La faiblesse de la pensée
Que faire face à la multiplicité des herméneutiques ? Vattimo propose la pensée faible.
À une pensée de la toute-puissance, de l’évidence de l’être, Vattimo va opposer non pas une pensée du pur néant, de l’anéantissement de l’être, mais une pensée de sa déclivité. Vattimo lui a donné un titre fameux : la « pensée faible » [40]. Nous retrouvons ici l’un de ses thèmes les plus connus, celui par lequel sa pensée est parvenue au public. Mais il ne faudrait pas oublier que son premier grand ouvrage philosophique, sa thèse, est de 1963, donc de vingt années antérieur. Cette conception est tout entière dépendante de son approche herméneutique. En effet, selon Heidegger dont la thèse de Vattimo analyse la philosophie, mais selon Vattimo lui-même dans ses écrits ultérieurs, la philosophie est pensée de l’être. Mais, toujours selon Heidegger, notamment après le « tournant », l’être ne se manifeste que dans le langage ; l’avènement (Ereignis) de l’être se dévoile dans l’acte du langage : « Le mouvement du langage vers le langage est la substance même de l’événement de l’être [41] ». Or, le langage à la fois dévoile et enveloppe l’advenue de l’être : « l’Ereignis, l’événement de l’être, est le ‘se-donner’ du langage, mais seulement en ce sens qu’il comprend aussi et toujours un ‘se-cacher’ connexe à l’indicibilité et inépuisabilité de la Sage [42] ».
2’’) L’absence de fondement
Contre la pensée fondationnelle, Vattimo estime que l’existence humaine est « essentiellement ab-gründlich », c’est-à-dire « abyssale, sans fondement [43] ».
3’’) Le don
Comme le note Jean-Luc Marion, Vattimo souligne que cette manière de considérer l’être conduit à une pensée du don [44]. Il faut considérer l’histoire de la pensée comme une l’histoire de l’être comme don. Vattimo en trouve une signe dans la similitude entre les termes allemands signifiant pensée (Gedanke) et merci (Dank) ; or, si la philosophie est acte de pensée, le don dit gratuité : « la structure de l’histoire […] est celle du don, ce qui n’a rien à voir avec une entente de l’histoire en tant que processus engagé vers son accomplissement [45] ». Mais le don est avant tout marqué par le négatif : « La métaphysique de l’histoire de l’être au sens d’une conception de l’être pour laquelle la différence ontologique s’actue proprement dans le ‘se-donner’ de l’être en tant que suspension et soustraction en acte [46] ».
Tout proche est le thème de la charité qui, pour Vattimo, doit être au cœur de l’herméneutique. Or, on sait que le christianisme est religion de la charité. Ainsi, après un parcours hors du christianisme, il retrouve une étrange convergence entre celui-ci et l’herméneutique : « Le principe de charité […], sans doute non par hasard, constitue le point de rencontre de l’herméneutique nihiliste avec la tradition religieuse de l’Occident [47] ».
4’’) La surdétermination et l’inflation du retrait
Philippe Capelle note la « fréquence impressionnante » avec laquelle « Gianni Vattimo sollicite les concepts de retrait et de kénose pour déchiffrer […] les forces d’émergence de l’histoire occidentale [48] ».
5’’) Conséquences éthiques
À la pensée du tragique, Vattimo oppose la sécularisation.
Plus encore, pour Vattimo, toute l’ontologie passe dans l’éthique, l’engagement dans l’histoire et le monde. En effet, pour Heidegger, « la vérité coïncide avec la liberté ». Donc, le problème de la liberté de l’homme n’a pas de sens, selon Heidegger, à moins de le poser comme manifestation, ou mieux : comme mode d’être de son ontologicité [49] ».
b’) Quelques aspects épistémologiques
À cette vision du monde correspond une épistémologie, une approche noétique particulière, en l’occurrence l’herméneutique. Pour Vattimo, celle-ci seule rend hommage à la finitude de l’existence. Dès sa thèse [50], il commente la définition de la philosophie donnée par Être et temps, au fameux § 7 ; or, celui-ci est un manifeste pour une phénoménologie herméneutique. Cette analyse historique s’avèrera être aussi sa prise de position doctrinale.
Mais on peut distinguer deux formes d’herméneutique : constructive et fondateur, déconstructionniste et dé-fondateur. Gadamer représente, avec Paul Ricœur, le premier courant [51] ; Vattimo appartient au second. En effet, le courant fondateur croit encore à une possibilité d’autotransparence de la raison ; or, pour Vattimo, la condition post-moderne oblige à considérer que notre être est sans fond, traversé de passions. De plus, la pensée faible assume le thème heideggérien de la Verwindgung, c’est-à-dire de la répétition du passé, de la reprise à neuf ; or, cela suppose une « acceptation résignée […], marquée par la distorsion, des errances de la métaphysique [52]« ; donc, la pensée faible est marquée par la béance, notamment celle de l’oubli des temps passés.
c’) Philosophie de la religion
Dans L’avenir de la religion, l’américain athée Richard Rorty et l’italien catholique mais hors normes Gianni Vattimo [53], affirment que la religion (en l’occurrence chrétienne) conserve toute sa pertinence dans notre histoire, non sans de larges divergences sur les évolutions nécessaires à ladite religion. Toutefois, il convient de s’interroger sur le prix à payer pour que la religion ait le droit d’exister. En effet, les deux auteurs concèdent tout ou presque tout au nihilisme, donc estiment que nous sommes dans l’ère de la fin de la métaphysique. Seule l’acceptation de ce postulat justifie la place de la religion. En effet, pour le dire d’un mot, « la seule vérité que nous révèle l’Ecriture », est « la vérité de l’amour, de la caritas ». Après la déconstruction de l’ontologie qui a façonné notre Occident, la religion doit renoncer à toute vérité objective, voire rationnelle pour ne plus témoigner que de l’amour.
Cette position ne me semble pas loin de la proposition de Marion.
Balthasar n’apporte-t-il pas un utile contrepoint voire une réponse équilibrée en conjugant résolument être et amour ?
3’) Évaluation critique
a’) À partir de la biographie de Vattimo
Son histoire montre sa réactivité à l’égard du christianisme. On peut en effet distinguer trois parties dans son itinéraire chrétien : dans un premier temps, il est formé au christianisme, plus précisément au christianisme social, engagé (et non pas néoscolastique, intellectuel comme Severino) ; d’où d’ailleurs l’importance qu’il accorde à la praxis, à la charité. Dans un second temps, il réagit fortement. Cela est sans doute liée à l’ostracisme qu’il dut subir à la suite de la déclaration officielle de son homosexualité [54]. Enfin, en un troisième temps, Vattimo revient au christianisme, mais pour l’interpréter en fonction des termes de sa philosophie. C’est ainsi qu’il peut écrire en 1996 :
« Je recommence à penser le christianisme sérieusement parce que je me suis construit une philosophie inspirée par Nietzsche et Heidegger, à la lumière de laquelle j’ai interprété mon expérience du monde actuel ; très probablement je me suis construit cette philosophie en préférant ces auteurs parce que je suis parti de cet héritage chrétien qu’il me paraît retrouver aujourd’hui, mais qu’en fait je n’ai jamais vraiment abandonné [55] ».
On ne peut s’empêcher aussi de trouver que sa conception du christianisme est à la fois partielle et caricaturale, voire traditionnelle : Vattimo dit que, « parfois, pour des raisons surtout esthétiques », j’assiste à « la neuvaine de Noël chantée en latin [56] ».
b’) À partir de sa philosophie
Le christianisme ici critiqué n’est pas le christianisme vivifié par la foi et porté à la charité (qui est d’abord don de soi contemplatif à Dieu).
4’) Reprise dans la perspective d’une pensée du don
Nous retrouvons, une nouvelle fois, la même relecture d’un christianisme qui, prétendument, exténue la consistance de la finitude et de l’histoire (et survalorise la raison ?), autrement dit disqualifie le don 2 au nom du Don 1.
Etrangement, la solution proposée par Vattimo semble baigner dans le même climat minimaliste que le christianisme : son apologie de la pensée faible, de la kénose, de la déconstruction le conduit à une pensée humble, défiante à l’égard de l’être.
Il ne faudrait pas non plus se laisser hypnotiser par son appel au don. En effet, celui-ci apparaît comme une perte de soi : le don ne doit pas faire violence au receveur ; or, combler, c’est s’imposer ; donc, le don n’achève pas l’homme. En revanche, dans notre position, la personne ne se trouve, donc ne s’accomplit que dans le don de soi.
Toutefois, les notions de kénose, de don, de charité, de pensée faible et d’herméneutique, convergent davantage que la pensée de Severino, avec le christianisme.
5’) Bibliographie
a’) Primaire
1’’) Sur la philosophie
Gianni Vattimo, Essere, storia et linguaggio in Heidegger (1963), Gênes, Marietti, 1989.
Gianni Vattimo, Le avventure della dialettica, coll. « Strumenti di studio », Milan, Garzanti, 1980.
Gianni Vattimo et P. A. Rovatti, Il pensiero debole, Milan, Feltrinelli, 1983.
Gianni Vattimo, Al di là del soggetto. Nietzsche, Heidegger et l’ermeneutica, coll. « Idee », Milan, Feltrinelli, 1989.
Gianni Vattimo, La fine della modernità, coll. « Gil elefanti », Milan, Garzanti, 1991.
Gianni Vattimo, Oltre l’interpretazione. Il significato dell’ermeneutica per la filosofia, Bari, Laterza, 1994.
2’’) Sur la religion
Gianni Vattimo, Credere di credere, Milan, Garzanti, 1996.
Gianni Vattimo, Après la chrétienté. Pour un christianisme non religieux, trad., Paris, Calmann Lévy, 2004.
Richard Rorty et Gianni Vattimo, L’avenir de la religion. Solidarité, charité, ironie, sous la dir. de Zabala Santiago, trad. Carole Walter, Paris, Bayard, 2006.
b’) Secondaire
Philippe Capelle, « Les figures du retrait. Entre philosophie et mystique », Philippe Capelle (éd.), Expérience philosophique et expérience mystique, coll. « Philosophie & Théologie », Paris, Le Cerf, 2005, p. 285-300.
Paul Gilbert, « Nihilisme et christianisme chez quelques philosophes italiens contemporains : E. Severino, S. Natoli et G. Vattimo », NRT, 12 (avril-jiun 1999) n° 2, p. 254-273.
Charles Morerod, « Une postmodernité ‘religieuse’ : Gianni Vattimo », Nova et Vetera, 87 (2012) p. 67-84.
d) La post-vérité comme figure actuelle du refus de la vérité
1’) Le fait
Le journaliste américain Ralph Keyes a écrit un livre s’intitulant post-vérité en 2004 [57]. Le terme eut un tel succès qu’il fut élu « mot de l’année » par le dictionnaire Oxford en 2016. Il définit l’ère de la post-vérité comme la période où « les faits objectifs ont moins d’influence pour former l’opinion publique que l’appel à l’émotion et aux croyances personnelles ». Ce phénomène semble inédit dans l’histoire. Il se caractérise par une capacité à résister aux faits objectifs.
2’) Mécanismes
Plusieurs mécanismes expliquent cette résistance.
Un mécanisme classique est le phénomène appelé « biais de confirmation ». Une équipe de l’université de Californie du Sud à Los Angeles a montré que, lorsque nous recevons des informations contraires à nos idées politiques, dans le cerveau s’active un réseau cérébral appelé « réseau du mode par défaut » ; or, ce réseau est actif dans la représentation du moi ; donc, une attaque contre nos idées politiques est interprétée comme une attaque personnelle, une menace contre notre identité [58]. En termes positifs, nous défendons donc une opinion, même contre la vérité objective, nous cherchons à avoir raison et convaincre contre les faits avérés, en vue de protéger notre moi.
Un autre mécanisme est notre tendance à persévérer dans la même idée. Autrement dit, l’homme change difficilement d’opinion. En effet, ce changement nécessite une forte activité du cortex préfrontal antérolatéral, ainsi que l’a montré une équipe de l’institut Weizmann, en Israël [59]. Et celui-ci est inhibé par l’action combinée de l’amygdale et de l’hippocampe ; or, il s’agit des centres de l’émotion et de la mémoire. Et nous savons combien les motivations et l’état affectif agissent sur nos prises de position. Voilà pourquoi la personne peut adhérer à une proposition sans argument rationnel et ne pas changer d’opinion malgré un tel argument.
Un autre facteur est d’ordre éthico-sociologique. Henri Santos et ses collègues, de l’université de Waterloo au Canada, ont examiné et mesuré par des tests les données de 77 pays sur 51 ans, à partir de critères comportementaux (comme la proportion de personnes vivant seules) ou éthiques (comme la valeur de l’indépendance) [60]. Ils ont constaté que les personnes individualistes, c’est-à-dire valorisant l’indépendance, partagent moins la vérité et la mémoire que les personnes appartenant à des sociétés traditionnelles plus collectives. L’atomisation sociale est donc corrélée à ce que l’on pourrait appeler une atomisation noétique. Or, celle-ci privilégie le singulier. Par conséquent, l’individualisme de nos sociétés dévalorise l’universel, donc la vérité dont l’universel est la condition.
D’autres raisons de ce passage à l’âge de la post-vérité peuvent être invoquées : le mensonge généralisé, « le mensonge paie », l’ère du virtuel [61].
3’) Évaluation critique
En fait, ce terme post-vérité dit aussi autre chose : la vérité est reconstruite a posteriori. Ainsi, l’homme n’abandonne pas la vérité, mais la rend adéquate à ses convictions. Ce qui montre qu’il y tient et ne peut vivre sans elle.
e) Et même en théologie : la dictature du relativisme
Avec la lucidité qui le caractérise, le pape Benoît XVI [62] considère comme l’un des défis majeurs de l’Église pour le vingt-et-unième siècle « la présence massive en notre société et en notre culture d’un relativisme qui, en refusant l’existence d’une connaissance définitive, prend comme unique et ultime mesure le ‘moi’ lui-même, avec ses goûts [63] ».
5) Conclusion. Deux leçons
Nous pouvons tirer deux leçons de ce bref parcours de l’histoire du scepticisme.
Tout d’abord, si l’on peut présenter, comme Roger Verneaux, l’histoire de la pensée comme une alternance de doctrines sceptiques et dogmatiques, toutefois, celles-ci ne se distribuent pas de manière symétrique. Le dogmatisme est toujours premier, le scepticisme se présentant toujours comme des formes de dissolution des dogmatismes qui les précèdent. Nous fondant sur le principe selon lequel le spontané dit parfois quelque chose de notre nature, c’est donc que le sceptique n’est pas une pente naturelle de notre esprit.
Ensuite, le scepticisme se présente sous de multiples formes : de la plus extrême qui est la position du grec Pyrrhon demandant de « dépouiller l’homme » (scepticisme très cohérent avec lui-même : Pyrrhon prônait l’extinction de la pensée ; il n’est pas sans présenter des similitudes avec le bouddhisme zen) au simple probabilisme d’un autre grec nommé Ænésidème qui était phénoméniste (il croyait aux apparences, aux seuls phénomènes : « J’ai froid, mais fait-il froid, cela je l’ignore »).
Plus précisément, la thèse ci-dessus est l’affirmation extrême qui se nuance selon les écoles : soit quant à la modalité (la connaissance vraie est impossible, probable…) soit quant au contenu de la connaissance (le scepticisme est ou régionalisé, touchant par exemple l’éthique mais pas le domaine de la technique ou de la science, comme c’est souvent le cas aujourd’hui, ou généralisé à tout le savoir, tant scientifique que philosophique).
Pascal Ide
[1] Pour le détail, nous renvoyons par exemple à Roger Verneaux, Epistémologie ou philosophie de la connaissance, p. 21-29.
[2] Platon, Théétète, 152 a.
[3] Diogène Laërce, Vies et doctrines des philosophes illustres, IX, 51, trad. Marie-Odile Goulet-Cazé, Paris, Livre de poche, 1999, p. 1088.
[4] Sextus Empiricus, Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 226, in Victor Brochard, Les sceptiques grecs, Paris, Vrin, 1923, p. 32.
[5] Esquisses pyrrhoniennes, I, 220.
[6] Olivier Boulnois, « Ego ou Cogito ? Doute, tromperie divine et certitude de soi du XIVe au XVIe siècle », Olivier Boulnois (éd.), Généalogies du sujet. De Saint Anselme à Malebranche, coll. « Bibliothèque d’histoire de la philosophie. NS », Paris, Vrin, 2007, p. 171-213, ici p. 213.
[7] Montaigne, Essais, L. III, 2, édition de P. Villey, coll. « Quadrige », Paris, p.u.f., 3 t. , t. 3, n° 96, 1988, p. 804-805. Cf. Hugo Friedrich, Montaigne, coll. « Tel » n° 87, Paris, Gallimard, 1968, 151, 152, 230, 269, 320, 351, 376).
[8] Michel de Montaigne, Apologie de Raymond Sebond, in Essais, II, 2, Œuvres complètes, coll. « Bibliothèque de La Pléade », Paris, Gallimard, 1962, p. 586.
[9] Cf., d’un côté, Claude Lévi-Strauss, Histoire de Lynx, Paris, Plon, 1991, p. 277-297 et, de l’autre, Marcel Conche, Montaigne et la philosophie, Paris, p.u.f., 1996, p. VII-XI.
[10] Michel de Montaigne, Œuvres complètes, p. 1013.
[11] Ibid., p. 656.
[12] Ibid., p. 475.
[13] Ibid., p. 1419.
[14] Ibid., p. 490 et 491.
[15] Jean Starobinski, Montaigne en mouvement, coll. « Folio/Essais », Paris, Gallimard, 1982, 1993, p. 148.
[16] Claude Duneton, « Le plaisir des mots », in Le Figaro Littéraire, Jeudi 25 avril 1996, p. 2.
[17] Ibid.
[18] Max Horkheimer, Éclipse de la raison, trad. Jacques Debouzy, Paris, Payot, 1974.
[19] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison. Fragments philosophqiues, trad. Éliane Kaufholz, coll. « Tel » n° 82, Paris, Gallimard, 1983.
[20] Max Horkheimer, Éclipse de la raison, p. 26.
[21] La dialectique de la raison, p. 13.
[22] Friedrich Nietzsche, « La philosophie à l’époque tragique des Grecs », Écrits posthumes 1870-1873, tome 1, vol. 2, trad. Jean-Louis Backès, Michel Haar et Marc de Launay, Giorgio Colli et Mazzino Montinari éds., coll. « Œuvres philosophiques complètes », Paris, Gallimard, 1975, p. 218.
[23] Homère, Odyssée, trad. Victor Bérard, chant XXII, v. 401-406.
[24] Max Horkheimer et Théodor W. Adorno, La dialectique de la raison, p. 58.
[25] Ibid., p. 25.
[26] Ibid.
[27] Ibid., p. 30.
[28] Ibid., p. 41.
[29] Ibid., p. 30.
[30] Ibid.
[31] Ibid., p. 24.
[32] Ibid., p. 54.
[33] Ibid., p. 41.
[34] Ibid., p. 215.
[35] Je renvoie à Jean-François Mattéi, La barbarie intérieure. essai sur l’immonde moderne, coll. « Intervention philosophique », Paris, p.u.f., 1999, p. 39-41.
[36] Gianni Vattimo, Oltre l’interpretazione. Il significato dell’ermeneutica per la filosofia, Bari, Laterza, 1994, p. 60.
[37] Gianni Vattimo, Credere di credere, Milano, Garzanti, 1996, p. 86-87.
[38] Par exemple : Gianni Vattimo, Oltre l’interpretazione.
[39] Cf. par exemple Mariano Fazio, Storia delle idee contemporanee. Una lettura del processo di secolarizzazione, Roma, Apollinare Studi, 2001, p. 186.
[40] Cf. Gianni Vattimo & Pier Aldo Rovatti, Il pensiero debole, Milano, Feltrinelli, 1983.
[41] Gianni Vattimo, Essere, storia et linguaggio in Heidegger (1963), Genova, Marietti, 1989, p. 216
[42] Ibid., p. 217.
[43] Gianni Vattimo, Al di là del soggetto. Nietzsche, Heidegger et l’ermeneutica, coll. « Idee », Milano, Feltrinelli, 1989, p. 111-112.
[44] Cf. Gianni Vattimo, Le avventure della dialettica, coll. « Strumenti di studio », Milano, Garzanti, 1980, chap. 5 : « An-Denken. Il pensare e il fondamento ».
[45] Gianni Vattimo, Essere, storia et linguaggio in Heidegger, p. 217.
[46] Gianni Vattimo, Oltre l’interpretazione, p. 18.
[47] Gianni Vattimo, Oltre l’interpretazione., p. 64.
[48] Philippe Capelle, « Les figures du retrait. Entre philosophie et mystique », in Expérience philosophique et expérience mystique, Philippe Capelle (éd.), coll. « Philosophie & Théologie », Paris, Le Cerf, 2005, p. 285-300, ici p. 285-286. L’article développe une présentation intéressante du tsim-tsoum.
[49] Ibid., p. 219.
[50] Cf. Gianni Vattimo, Essere, storia et linguaggio in Heidegger (1963), Gênes, Marietti, 1989.
[51] Hans Georg Gadamer est un représentant de « l’aspect constructif ou même fondateur de l’herméneutique » (Gianni Vattimo, Al di là del soggetto. Nietzsche, Heidegger et l’ermeneutica, coll. « Idée », Milan, Feltrinelli, 1989, p. 108. Souligné dans le texte).
[52] Gianni Vattimo, La fine della modernità, coll. « Gil elefanti », Milan, Garzanti, 1991, p. 186.
[53] Richard Rorty et Gianni Vattimo, L’avenir de la religion. Solidarité, charité, ironie, sous la dir. de Zabala Santiago, trad. Carole Walter, Paris, Bayard, 2006.
[54] Cf. Gianni Vattimo, Credere di credere, Milano, Garzanti, 1996, p. 70-75.
[55] Ibid., p. 24.
[56] Ibid., p. 68.
[57] Cf. Ralph Keyes, The Post-Truth Era: Dishonesty and Deception in Contemporary Life, New York, McMillan, St Martin’s Press, 2004. Cf. Sebastian Dieguez, « Post-vérité. La face sombre du cerveau », Cerveau & Psycho, 88 (mai 2017), p. 56-59. Cet article idéologique (dirigé contre Donald Trump et François Fillon) mal organisé d’un chercheur suisse en sciences cognitives traite au fond de la blessure de l’intelligence.
[58] Cf. Jonas T. Kaplan, Sarah I. Gimbel & Sam Harris, « Neural correlates of maintaining one’s political beliefs in the face of counterevidence », Scientific Reports, 6 (2016), p.d
[59] Cf. Micah Edelson et al., « Brain substrates of recovery from misleading influence », Journal of Neuroscience, 34 (2014), p. 7744-7753.
[60] Cf. Henri C. Santos, Michael E. W. Varnum & Igor Grossmann, « Global increases in individualism », Psychological Science, à paraître.
[61] Cf. Paul Valadier, « Péril en démocratie : la post-vérité », Études, 4238 (mai 2017), p. 55-63.
[62] Cf. Ralph Weimann, Dogma und Fortschritt bei Joseph Ratzinger. Prinzipien der Kontinuität, Paderborn, Schöningh, 2012 ; Ralph Weimann, « L’Église catholique face à la dictature du relativisme. L’affirmation de la vérité face à la tentation mondaine de ‘vouloir être comme les autres’ », trad. Thierry Blot, Liberté politique, 66 (printemps 2015), p. 75-93.
[63] Benoît XVI, Discours aux participants du Congrès diocésain de l’église de Rome, 6 juin 2005.