Le discours que Jean-Paul II a prononcé le 5 juin 1990 à la réunion de préparation au Synode des évêques d’Europe est particulièrement décisif pour comprendre la crise actuelle [1]. Résumons le n. 5 qui offre une relecture de l’histoire de la pensée occidentale par les sommets, qui sont philosophiques [2].
Pendant la période antique et la période chrétienne, « les prémisses métaphysiques et gnoséologiques universellement admises fondaient une vision théocentrique de la réalité ». Or, les « certitudes acquises dans cette conception de la réalité étaient corroborées non seulement à partir des connaissances théologiques, mais aussi des connaissances philosophiques, au moins tant que le centre de l’effort philosophique restait l’objectivité de l’esse ».
À ce moment antico-médiéval a succédé le moment moderne.
« Depuis l’époque de Descartes s’est produit, on le sait, un déplacement de ce centre vers la conscience subjective, et nous sommes tous témoins des conséquences de ce déplacement ». Lesquelles ?
En premier lieu, la « philosophie est devenue une gnoséologie (c’est-à-dire une théorie de la connaissance), avec comme conséquence que l’homme s’est trouvé au centre de la réalité comme sujet cognitif, mais il y est resté seul ».
Ensuite, le cosmos et tout le monde visible est devenu, « avec le développement des sciences de la nature, un domaine de la connaissance humaine indépendant ». Cela s’est opéré en deux temps : Au fur et à mesure que le temps passait, l’hypothèse de la non-existence de Dieu, d’abord d’ordre méthodique, a conduit à l’idée de Dieu comme hypothèse ». Après l’agnosticisme diffus, le troisième étape fut « l’athéisme qui, du point de vue philosophique, a trouvé son expression la plus radicale dans le matérialisme dialectique marxiste. […] Le marxisme est la forme extrême de ce processus intellectuel qui a traversé la conscience européenne (et pas seulement celle-ci) entre le xixe et le xxe siècles ». Une forme amoindrie de cet athéisme est le positivisme philosophique.
Troisième conséquence dans l’ordre pratique. Du pensé au vécu : « Pendant ce temps, de nombreux Européens, en particulier dans les milieux cultivés, se sont habitués à envisager la réalité ‘comme si Dieu n’existait pas’. Ils se sont habitués à agir dans cette perspective. Le subjectivisme gnoséologique et l’immanentisme (spécialement depuis l’époque de Kant) vont de pair avec une attitude d’autonomie dans le domaine éthique ». Et de détailler en une phrase le fond de la seconde Critique de Kant et donc de toute sa morale : « L’homme lui-même devient la source de la loi morale et seule cette loi, que l’homme se donne de lui-même, constitue la mesure de sa conscience et de son comportement ».
Au total, le Saint-Père désigne trois racines majeures de notre modernité ; et elles sont philosophiques : Descartes, Kant et Marx. Il nous montre ainsi qu’une compréhension véritable de notre civilisation ne peut faire l’économie de la philosophie. Or, pas d’évangélisation en profondeur, si l’on ne pénètre pas la culture [3].
Pascal Ide
[1] La documentation Catholique, 2010 (15 juillet 1990), p. 684-688.
[2] Ibid., p. 686.
[3] Tel est l’enseignement de Jean-Paul II dans sa belle encyclique Slavorum Apostoli. Il se fonde sur l’exemple des apôtres du monde slave S. Cyrille et de S. Méthode, qui n’ont christianisés qu’en transformant la culture, par exemple en inventant l’alphabet justement qualifié de « cyrillique » : « En incarnant l’Évangile dans la culture autochtone des peuples qu’ils évangélisaient, les saints Cyrille et Méthode eurent le mérite particulier de former et de développer cette même culture ou, plutôt, de nombreuses cultures. En effet, toutes les cultures des nations slaves doivent leur « origine » ou leur développement à l’œuvre des deux Frères de Salonique. Ce sont eux, de fait, qui, en créant, de manière originale et géniale, un alphabet pour la langue slave, apportèrent une contribution fondamentale à la culture et à la littérature de toutes les nations slaves » (Jean-Paul II, Lettre encyclique Slavorum Apostoli à l’occasion du onzième centenaire de l’œuvre d’évangélisation des saints Cyrille et Méthode, le 2 juin 1985, n. 21, § 2. Cf. aussi Paul VI, Exhortation apostolique Evangelii Nuntiandi, 1975).