En parcourant l’introduction très longue et très érudite qu’offre le médiéviste Alain de Libéra à la nouvelle traduction de l’Isagogè de Porphyre [1], et ses critiques fréquentes autant que peu courtoises de l’ancienne traduction de Jules Tricot, une comparaison avec l’herméneutique en général et l’exégèse scripturaire m’est venue à l’esprit.
L’étude des Saintes Écritures bénéficie de nombreuses méthodes exégétiques qui se sont peu à peu déployées dans l’histoire. Sans nullement chercher à être exhaustif [2], j’en détacherai trois : historico-critique [3], synchronique [4], notamment narrative [5], et canonique [6]. Certes, la lecture canonique peut être considérée comme une espèce du genre synchronique, puisqu’elle se caractérise par son attention au dernier état du texte biblique, qui a été fixé par ce que l’on appelle le « Canon des Écritures », d’où son qualificatif. Mais elle possède comme spécificité que, par son enracinement dans la Tradition, elle est attentive à l’unité jusque dans le détail de l’ordre et à la vérité normative d’un canon affirmé par le Magistère ecclésial.
J’oserais appliquer cette grille de lecture aux interprétations des textes philosophiques, ici d’un auteur grec, mais plus généralement des auteurs anciens ou médiévaux, sinon parfois modernes. L’herméneutique historico-critique de l’Isagogè est typiquement représentée par Libéra qui cherche à déterminer les sources et les influences, néoplatoniciennes, aristotéliciennes et stoïciennes, distinguer les strates du texte et les appartenances, bref, croise Formgeschichte et Redaktiongeschichte. L’interprétation synchronique est celle d’un Tricot et, plus généralement, de Gilson, non sans chercher à déterminer l’adéquation à la vérité, qui est caractéristique de la troisième lecture. Enfin, l’interprétation canonique est celle qui est adoptée au Moyen Âge. Ainsi qu’on le sait, l’université médiévale va arrêter une liste d’auteurs qui vont être considérés comme l’autorité par excellence en leur domaine et dont les étudiants autant que les professeurs commenteront les œuvres avant de produire la leur propre : tel est le cas d’un Aristote en philosophie (d’où son surnom de Philosophus) ou d’un Quintillien en rhétorique. Et tel est justement le cas de Porphyre comme logicien, au moins de la première opération de l’esprit.
Certains spécialistes de la pensée médiévale comme le père Serge-Thomas Bonino opposent volontiers les approches de Gilson et de Libéra comme une histoire fléchée et continue d’un côté, histoire polycentrique et discrète (marquée par la succession des épistémé foucaldiennes) de l’autre. C’est assurément vrai. Mais il me semble qu’il faut joindre une autre option, herméneutique, celle-ci, qui est significative autant par ce qu’elle rejette que parce qu’elle privilégie.
Comme toujours, il ne s’agit pas d’élire, donc d’exclure, mais d’intégrer. Or, l’intégration qui n’est assurément pas la juxtaposition obéit à une règle : l’intégration requiert un ordre, donc un principe d’intégration, donc une primauté. Si le travail historique et critique est chronologiquement premier, car il donne accès au texte et à la pensée du philosophe, le travail canonique est ontologiquement premier. Quant à l’approche narrative, elle fait le pari que, même si l’auteur a évolué dans son propos, il a toujours cherché la vérité, voire ne s’est critiqué qu’en intériorisant les critiques qu’il s’est adressées. Sous peine de sombrer dans le scepticisme, l’histoire des idées est au service des idées elles-même. Sans l’interprétation historico-critique, l’histoire de la philosophie est vide ; sans l’interprétation canonique (par la médiation de l’interprétation narrative), elle est aveugle.
Pascal Ide
[1] Alain de Libéra, « Introduction », Porphyre, Isagogè, éd. trilinque (grec et latin) et trad. Alain de Libéra et Alain-Philippe Segonds, coll. « Sic et non », Paris, Vrin, 1998, p. vii-cxlii.
[2] Pour le détail, cf., notamment Commission Biblique Pontificale, L’interprétation de la Bible dans l’Église, chap. I, Paris, Le Cerf, 1994, p. 28-64.
[3] Ibid., p. 28-34.
[4] Ibid., p. 34-43.
[5] Ibid., p. 37-40.
[6] Ibid., p. 43-46.