« De même que les yeux des chauves-souris sont éblouis par la lumière du jour, ainsi l’intelligence de notre âme est éblouie par les choses les plus naturellement évidentes [1] ».
« Dans la philosophie moderne, la critique de la connaissance devient la discipline fondamentale [2] ».
« ’Acceptes-tu ou n’acceptes-tu pas le monde tel qu’il est ?’ est la question la plus profonde qu’on puise jamais nous poser ; on nous la pose à toute heure du jour, à propos des plus grandes comme des plus petites choses, des plus théoriques comme des plus pratiques [3] ».
« L’objet du thomisme n’est pas le thomisme, mais le monde, l’homme et Dieu [4] ».
A) Objet
D’emblée, l’objet de l’épistémologie pose trois difficultés. La première concerne le champ d’extension de cette discipline, autrement dit, sur son objet matériel. La deuxième porte sur l’originalité de la discipline, autrement dit, sur son objet formel. La troisième porte sur la distinction entre connaître et savoir. De prime abord plus périphérique, cette dernière aporie introduira des catégories qui éclaireront sans cesse notre propos.
1) Les différents noms
a) Le problème
Partons du nom. Quel nom porte cette partie de la philosophie ? On lui a donné différents noms comme critériologie
- Depuis Emmanuel Kant (1724-1804), cette partie de la philosophie est appelée critique (en rapport avec ses trois grands ouvrages : La critique de la raison pure, 1781 (fondant la métaphysique ou plutôt son impossibilité) ; La critique de la raison pratique, 1788 (fondant l’éthique) ; La critique du jugement, 1790 (fondant l’esthétique). Elles regroupent d’ailleurs les trois H, les trois fonctions ordonnatrices essentielles de la raison (mais pas les trois questions fondamentales de Kant).
- On l’appelle aussi parfois épistémologie, puisqu’épistémè signifie « connaissance » en grec. Mais cette dernière terminologie est plutôt réservée, dans le monde anglo-saxon et sur le continent, à la philosophie des sciences aujourd’hui et risque donc d’être ambiguë. De plus, la science n’est qu’une espèce de connaissance. Aussi nous conformerons-nous à l’usage et parlerons-nous de critique, sans que l’acceptation du nom signifie en rien l’acceptation du sens dont Kant l’a rempli, comme vous ne tarderez pas à vous en apercevoir (en effet, nous consacrerons le plus long développement à nous positionner face à l’idéalisme, tant on ne se pose bien qu’en s’opposant).
- Une autre hypothèse serait gnoséologie. Le nom est étymologiquement le plus adéquat, puisqu’il est formé de gnôsis, « connaissance », et de logos, « parole », « discours ». Toutefois, après avoir été employé par Baumgarten pour désigner la connaissance de la connaissance (qui elle-même se répartit en logique pour la connaissance intellectuelle et esthétique pour la connaissance sensible) [5], il n’a été employé que par un philosophie italien, Giuseppe Zamboni [6]. Nous nous conformerons donc à l’usage, c’est-à-dire au non-usage…
b) Solution. Le mot « épistémologie »
1’) Origine allemande
L’allemand parle d’Erkenntnistheorie ou d’Erkenntnislehre (« théorie de la connaissance ») et les comprend bien entendu dans un sens kantien [7].
On fait usuellement remonter l’origine du terme à Eduard Zeller, en 1862 [8]. Toutefois, on trouve ce terme dès 1827 dans le Lexique de Krug qui la définit ainsi : « La théorie philosophique de la connaissance humaine, également appelée Métaphysique [9] ».
Köhnke, lui, remonte encore avant, aux conférences que prononça Friedrich Schleiermacher sur la dialectique. Certes, elles furent publiées en 1839, mais elles furent prononcées en 1811. Or, elles constituent le premier effort postkantien d’élaboration d’une théorie de la connaissance qui ne soit pas fondée sur la pensée pure, mais aussi sur la perception sensible, et même sur le sentiment. On sait que l’on doit à Schleiermacher une approche émotionnaliste de la religion, parallèle à l’œuvre de François-René de Chateaubriand en France.
2’) Origine anglaise
Le fichtéen James Frederick Ferrier a besoin de traduire Wissenschaftslehre. Pour cela, il forge le néologisme epistemology [10]. Celui-ci est constitué à partir de la racine grecque ‘épistémê’ signifiant « science au sens de savoir et de connaissance » et sur le suffixe logos signifiant « discours ». Il l’oppose au concept antagoniste d’« agnoiology », ou théorie de l’ignorance.
Le philosophe analytique Bertrand Russell va ensuite restreindre le sens de ce terme, dans son Essai sur les fondements de la géométrie en 1897, le limitant à l’analyse rigoureuse de la structure du discours scientifique et de l’argumentation mise en œuvre en celui-ci. Toutefois, Russel n’ignore rien de la prestigieuse origine kantienne : « Ce fut seulement de Kant, le créateur de la moderne Épistémologie, que le problème géométrique reçut sa forme actuelle [It was only through Kant, the creator of modern Epistemology, that the geometrical problem received a modern form] [11] ».
3’) Origine du mot en France
Le terme « épistémologie » est sans doute introduit en français en 1901 à l’occasion de la traduction de l’ouvrage de Bertrand Russel, Essai sur les fondements de la géométrie. Précisément, à la traduction de l’œuvre de Russell est annexé un Lexique philosophique rédigé par Louis Couturat, qui a révisé la traduction avec l’auteur lui-même. Or, à l’entrée « Épistémologie », il donne la définition d’une « théorie de la connaissance appuyée sur l’étude critique des Sciences, ou d’un mot, la Critique telle que Kant l’a définie et fondée [12] ». Couturat est ainsi le premier, et dès l’origine, à introduire la confusion entre théorie de la connaissance et philosophie des sciences.
Pourtant, tout ce qui précède la phrase ci-dessus vaut la peine d’être cité, parce qu’il fait quelques heureuses distinctions :
« Il désigne une partie fondamentale de la philosophie, que l’on confond à tort, en France, avec la Psychologie ou avec la Logique. Elle se distingue de la Psychologie en ce qu’elle est, comme la Logique, une science normative, c’est-à-dire qu’elle a pour objet, non les lois empiriques de la pensée telle qu’elle exite en fait, mélange de vérité et d’erreur, mais les lois idéales (règles ou normes) auxquelles la pensée doit se conformer pour être correcte et vraie. Elle se distingue de la Logique formelle en ce que celle-ci étudie les règles formelles ou les principes directeurs auxquels la pensée doit obéir pour être conséquente et rester d’accord avec elle-même, tandis que l’épistémologie recherche les principes constitutifs de la pensée, qui lui fournissent un point de départ et un contenu réel et lui assurent une valeur objective. Enfin elle se distingue de la Logique appliquée ou Méthodologie en ce que celle-ci étudie les méthodes propres aux diverses sciences, tandis que l’épistémologie recherche les principes (axiomes, hypothèses ou postulats) qui leur servent de fondement, et en discute la valeur et l’origine (empirique ou a priori). En résumé, l’épistémologie est la théorie de la appuyée sur l’étude critique des Sciences, ou d’un mot, la Critique telle que Kant l’a définie et fondée [13] ».
4’) Conclusion
Quoi qu’il en soit, comme le remarque Catherine Chevalley, il s’est produit une « rupture au début du xxe siècle, dans le partage qui se fait alors entre l’Erkenntnistheorie allemande et l’epistemology anglaise [14] ». En effet, la première désigne la manière dont le sujet connaissant transforme les phénomènes donnés en objets de connaissance. Certes, cette manière d’envisager la connaissance est héritée de Kant pour qui le sujet est celui qui introduit l’intelligibilité. Du moins a-t-elle le mérite d’unifier les sciences de l’esprit et de la nature jusque dans les années 1930. Mais Russell, puis Moore vont affirmer, non sans polémique, « l’indépendance des faits à l’égard de l’expérience » et développer une analyse logique du langage et des théories physiques. Dès lors, le monde de la nature, chasse gardée des sciences, sera séparé du monde de l’esprit, laissé à la philosophie. Plus encore, les philosophes des sciences anglo-américains considéreront l’épistémologie des savants allemands de la période 1850-1930 inintelligibles, quand ils ne l’ignoreront pas purement et simplement.
Donc, selon l’historienne française des sciences, ce que nous avons dit plus haut sur la traduction d’Erkenntnistheorie par epistemology est en réalité une facilité, voire une erreur, qui biffe la rupture et le changement de paradigme ou d’épistémé. Entre les deux, il faut oser parler d’une « intraduisibilité ». Quoi qu’il en soit, nous contemplons ici en germe la différence entre les deux sens actuels du terme épistémologie, critique de la connaissance en général et critique des sciences en particulier.
2) Perspective de l’épistémologie
La deuxième difficulté porte sur l’originalité de la discipline. Cette difficulté va elle-même en soulever d’autres.
a) Première difficulté
Le problème est le suivant. Usuellement, on dit que l’épistémologie (au sens de l’Erkenntnistheorie et non de l’epistemology) considère la valeur de vérité de la connaissance. Or, la connaissance est un chapitre de la philosophie de l’homme et la vérité un chapitre de la métaphysique. Donc, l’épistémologie ne devrait pas constituer une discipline à part.
La réponse est donnée par une distinction bien connue, celle de l’objet matériel et de l’objet formel. L’objet matériel de l’épistémologie est la connaissance et son objet formel est la vérité. L’épistémologie se distingue donc d’une part de la philosophie de l’homme quant à son objet formel et de la métaphysique quant à son objet formel. En effet, elle étudie non pas la connaissance, mais la vérité en tant qu’objet matériel et l’étudie en tant qu’elle est un être (l’être en tant que connaissable), donc a l’être pour objet formel.
b) Deuxième difficulté
Cette réponse suscite une nouvelle difficulté : la critique (ou épistémologie entendue comme philosophie de la connaissance) est-elle une discipline à part entière ou seulement une partie de la métaphysique ? Dans ce premier cas, sera-t-elle une partie antérieure ou postérieure (ou plutôt, interne, comme le montre la Métaphysique d’Aristote, dans ses reprises critiques, etc.) ?
Je distinguerai soigneusement, pour commencer, la critique de la connaissance de la philosophie de la connaissance. Celle-ci a un subiectum autonome, dans une certaine mesure : le connaissant en acte. Elle en étudie les causes, les propriétés, et le processus. Elle est une partie de la philosophie de l’âme si elle se limite à la connaissance animale et humaine ; mais elle peut convoquer la métaphysique, si elle s’intéresse à la connaissance des substances séparées et à la connaissance divine subsistante. La critique de la connaissance, en revanche, me semble manquer d’un subiectum propre, ne serait-ce que parce que l’an sit ne peut jamais être séparé du quid sit. C’est pourquoi je préfère voir dans l’investigation critique la démarche réflexe de la métaphysique. Comme vous le suggérez, je pense qu’une critique accompagne chaque étape de la science de l’étant. Sommairement, je dirais que le principe de non-contradiction correspond à l’étant (comme le montre le livre Gamma) ; que le principe d’identité se rattache à la substance ; que le principe de causalité s’enracine dans l’antériorité de l’acte sur la puissance, et que celle-ci présuppose la théorie de l’acte (cf. Thêta, 8) ; que le principe de participation est lié à l’un et au multiple, et ainsi de suite. À chaque principe ou passio réelle de l’étant fait pendant, dans l’esprit, un principe cognitif.
c) Troisième difficulté
Derechef, cette détermination relance l’aporétique. Quel est l’objet formel propre de la critique ? Est-ce seulement la partie réflexive de la métaphysique ? En particulier, quelle est la différence entre la critique et la logique ? En effet, logique et critique ont pour objet les intentions secondes ; logique et épistémologie cherchent à évaluer la pensée. Je perçois bien intuitivement la distinction, mais n’arrive pas à la nommer avec précision.
Par conséquent, il me semble que la critique de la connaissance n’est autre que la fonction défensive de la métaphysique: c’est à la même discipline qu’il appartient d’enquêter sur la vérité et de réfuter les erreurs opposées : « Il appartient au même sujet de s’attacher à l’un des contraires et de réfuter l’autre, comme la médecine qui est l’art de restaurer la santé, est aussi l’art de combattre la maladie [15] ». Entre la métaphysique et la logique, il y a à la fois un abîme et une similitude : un abîme, car la science de l’étant est éminemment réelle, au lieu que la logique ne concerne que l’intention seconde ; une similitude, car elles sont toutes deux totalement universelles : « Le sujet de la logique s’étend à tout, dont l’être naturel est prédiqué. Donc, il [Aristote] conclut que le sujet de la logique s’égale au sujet de la philosophie qui est l’être naturel [16] ». Au fond, nous retrouvons ici ce que disions au sujet du deuxième et du troisième sens de l’étant : en face de l’étant réel, il y a, dans notre esprit, la copule, c’est-à-dire l’étant de raison logique, qui est ordonnée à cet étant réel.
3) Connaître et savoir
La troisième difficulté réside dans la distinction entre deux mots d’usage courant : connaître et savoir.
a) Le problème
Quelle différence existe-t-il entre connaître et savoir ?
Spontanément, nous pensons que les verbes connaître et savoir ont le même sens. Pourtant, nous ne les utilisons pas l’un pour l’autre. Par exemple, nous disons que nous connaissons nos parents, mais pas que nous les savons… De plus, si le français, ainsi que l’italien (conoscere et sapere), l’espagnol (saber et conocer), l’allemand (kennen et wissen), etc., possède deux verbes différents, ce n’est pas le cas de l’anglais, pourtant souvent plus profus que notre langue, qui n’emploie qu’un seul mot, to know.
Certes, il est hors de question de stabiliser totalement le sens des mots, d’en répartir l’usage en fonction des catégories philosophiques. En effet, les mots ont une histoire et sont éminemment historiques. Il s’agira donc de repérer non pas des sens fixés, ce qui serait contre-nature, mais des directions de sens ou des polarités.
b) Quelques faits pour induire
Du point de vue grammatical, connaître s’accompagne toujours d’un complément d’objet direct (« connaître Paris », « connaître Socrate »), alors que savoir suit une proposition subordonnée (« savoir que »).
Du point de vue sémantique, réfléchissons sur ces phrases qui utilisent les deux mots. On dit qu’on connaît Pierre, mais qu’on sait qu’il est là, non pas qu’on sait Pierre et qu’on connaît qu’il est là. On dit que pour savoir jouer aux cartes, il faut connaître les règles ; mais, inversement, qu’on peut savoir parler, sans connaître les règles de grammaire.
Comment, à partir de ces phrases singulières, comprendre universellement la distinction entre savoir et connaître ?
c) Quelques propositions d’interprétation
- Rémi Brague qui, sans surprise, n’est pas d’une folle précision, oppose savoir et connaître comme « deux pôles »… de la « connaissance » (sic !). Il propose de les distinguer d’abord entre le « savoir des prédicats » et « connaître une chose », puis s’interroge sur différentes manières de faire appel à ces verbes en fonction des contextes, y constatant l’importance du « comment », et enfin fait appel à la distinction tripartite des disciplines par Aristote, théorétique, éthique (agir) et poiétique (le faire), pour écarter l’attribution du « connaître » à la « pure contemplation » (jamais « la connaissance ne porte directement sur la chose ») et répartir confusément savoir et connaître entre la poiésis et la praxis : « De la sorte, connaître, c’est soit pouvoir utiliser, soit pouvoir (re)produire. En d’autres termes, c’est ou bien savoir comment agir avec une chose ou bien savoir comment on pourrait éventuellement la fabriquer [17]».
La répartition bijective de la connaissance et du savoir entre théorétique et pratique, mérite d’être entendue. C’est ainsi que know how est traduit par « savoir-faire » et non pas par « connaissance du comment ». Du moins dirais-je avec plus de nuance, compte tenu des inévitables évolutions (glissements) sémantiques, savoir dit plus la pratique, voire la technique, et connaître le spéculatif.
- Toutefois, cette distinction ne dit pas tout, n’est pas absolument adéquate. Une autre pourrait s’inspirer de la distinction des Speech Acts d’Austin : acte informatif et acte performatif. Dès lors, connaître relève du champ informatif et savoir du champ performatif. Ainsi, savoir une langue, c’est pouvoir l’entendre, la parler, la lire et enfin l’écrire, autrement dit les quatre actes qui en sont les quatre usages. En revanche, connaître une langue, c’est non seulement avoir une connaissance du vocabulaire (ce qu’inclut le savoir), mais celle des règles, de l’histoire, bref, avoir une conscience réflexive et maîtrisée. Une confirmation en est que l’anglais est une langue pragmatique, employée par un peuple pragmatique. Voilà pourquoi cette langue ne distingue pas deux usages, plus contemplatif et plus pratique.
- Peut-être, avec l’aide de Foucault, faut-il ajouter une autre distinction : savoir est objectif, alors que connaître inclut les conditions de production toujours culturelles, voire toujours politiques – donc subjectives. Dans le premier cas, je suis tout tourné vers l’objet, comme naïvement, vers le champ disciplinaire que je maîtrise ; dans le second cas, je m’interroge sur les conditions de possibilités du discours dans une culture donnée, donc non pas tant sur l’histoire que sur ce que Foucault appelle l’archéologie. Le français classique n’ignore pas cette distinction que l’on peut lire dans le premier ouvrage de philosophie rédigée en langue vulgaire, le Discours de la méthode :
« Et enfin, pour les mauvaises doctrines, je pensais déjà connaître assez ce qu’elles valaient, pour ne plus être sujet à être trompé, ni par les promesses d’un alchimiste, ni par les prédictions d’un astrologue, ni par les impostures d’un magicien, ni par les artifices ou la vanterie d’aucun de ceux qui font profession de savoir plus qu’ils ne savent [18] ».
Voilà pourquoi il n’est pas faux de répartir connaître et savoir en fonction des deux pôles élaborés par Gabriel Marcel : être et avoir.
Une confirmation de cette dernière distinction est apportée par le philosophe Michel Foucault qui a inventé un concept promis à un grand succès, celui d’épistémé. Or, il le fait dans le contexte suivant :
« Au lieu de parcourir l’axe conscience-connaissance-science (qui ne peut être affranchi de l’index de subjectivité), l’archéologie parcourt l’axe pratique discursive-savoir-science. Et, alors que l’histoire des idées trouve le point d’équilibre de son analyse dans l’élément de la connaissance (se trouvant contrainte, fût-ce contre son gré, de rencontrer l’interrogation trnascendantale), l’archéologie trouve le point d’équilibre de son analyse dans le savoir – c’est-à-dire dans un domaine où le sujet est nécessairement situé et dépendant, sans qu’il puisse jamais y faire figure de titulaire (soit comme activité transcendntale, soit comme conscience empirique) [19] ».
Autrement dit, savoir relève de la connaissance explicite, alors que connaître (l’épistémé) inclut le non-dit que l’archéologie va déconstruire [20].
- Pour l’interpréter en termes plus métaphysiques, on pourrait convoquer un autre couple catégoriel, celui de la distinction ontophanique : fond (mystère) et apparition (figure). La connaissance est au savoir ce que le mystère (infini) est à la figure (stabilisée, mesurée).
- Enfin, je ferai la proposition suivante pour le couple de mot « connaître-savoir ». Connaître désigne le pôle réceptif (contemplatif) et savoir le pôle émissif, actif (pratique). Assurément, le savoir signifie aussi parfois l’activité théorétique de l’intelligence ; toutefois, nous observons une résistance du terme connaissance à s’étendre aux domaines de la maîtrise. Il y a dans le connaître une attitude virginale d’admiration pour le don de ce qui se dévoile, de réceptivité qui se refuse à mesurer l’objet connu.
d) Objection
Cette longue détermination n’accorde-t-elle pas trop à la langue ? Voire, la langue n’est-elle pas trompeuse ?
Nous répondrons que, face à la langue, nous pouvons avoir deux attitudes, soit optimiste, soit pessimiste.
La première attitude fut adoptée par les Grecs, notamment Aristote. Pour eux, les mots sont signes des concepts, de sorte que les concepts sont la cause des mots ; certes, ceux-ci sont des conventions, mais ils ne particularisent pas totalement le concept, et donc ne le trahissent pas. Voilà pourquoi Aristote commence toutes ses analyses par des analyses langagières : le mot est pour lui dépositaire d’une sagesse, tout autant que cette nature que, par ailleurs, on le sait, il ne manquera pas d’étudier.
La seconde attitude est surtout postmoderne. Pour le déconstructionnisme, par exemple chez Benveniste, les mots déterminent les concepts ; or, les mots sont des conventions, des artifices ; de plus, ils sont particuliers, liés à une culture donnée ; donc, de même les notions sont-elles vouées à une particularité qui rend impossible l’universalité. Dès lors, partir du sens des mots pour élaborer des concepts, c’est naïvement s’illusionner.
Pascal Ide
[1] Aristote, Métaphysique, L. 2, ch. 1, 993 b 9-11, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris Vrin, 1953, 2 tomes, vol. 1, p. .
[2] Edith Stein, Jahrbuch…, 1929, citée d’après la traduction de Philibert Secrétan, Edith Stein, Paris, Le Cerf, 1987, p. 38.
[3] William James, Précis de psychologie, trad. Nathalie Ferron, Paris, Les empêcheurs de penser en rond, 2003, p. 424.
[4] Étienne Gilson, Le thomisme. Introduction à la philosophie de saint Thomas, Paris, Vrin, 61965, p. 7.
[5] Cf. Christian Godin, Dictionnaire de la philosophie, Paris, Fayard, 2004.
[6] Cf. Giuseppe Zamboni, La gnoseologia di S. Tommaso d’Aquino, Verona, La Tipografia Veronese, 1934. Cf. Charles Ranwez, « La controverse gnoséologique en Italie », Revue Philosophique de Louvain, 48 (1935), p. 535-541.
[7] Emmanuel Renault, Hegel, la naturalisation de la dialectique, Paris, Vrin, 2002, p. 287.
[8] Eduard Zeller, Über Bedeutung und Aufgabe der Erkenntnistheorie. Ein akademischer Vortrag. Groos, Heidelberg, 1862.
[9] Wilhelm Traugott Krug, Allgemeines Handwörterbuch der philosophischen Wissenschaften, Leipzig, Brockhaus, 1827, p. 795, 21832, p. 447.
[10] James Frederick Ferrier, Institutes of metaphysics. The theory of knowing and being, Edinburgh & London, W. Blackwood, 1854, p. 64.
[11] Bertrand Russell, An Essay on the Foundations of Geometry, 1897, New York, Routledge, 1996, p. 11, traduit dans Pierre Wagner, Les Philosophes et la science, coll. « Folio-essais », Paris, Gallimard, 2002, p. 39.
[12] Cf. Pierre Wagner, Les Philosophes et la science, p. 40.
[13] Bertrand Russel, Essai sur les fondements de la géométrie, trad. Albert Cadenat, Paris, Gauthier-Villars, 1901.
[14] Catherine Chevalley, « Épistémologie », Barbara Cassin (éd.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil et Le Robert, 2004, p. 358-365, ici p. 364.
[15] « Eiusdem autem est unum contrariorum prosequi et aliud refutare sicut medicina, quae sanitatem operatur, aegritudinem excludit » (S. Thomas d’Aquin, Summa contra Gentiles, L. I, c. 1).
[16] « Subiectum logicae ad omnia se extendit, de quibus ens naturae praedicatur. Unde concludit, quod subiectum logicae aequiparatur subiecto philosophiae, quod est ens naturae » (S. Thomas d’Aquin, In duodecim libros Metaphysicorum Aristotelis expositio, M.-R. Cathala et Raymundus M. Spiazzi (éds.), Torino-Roma, Marietti, 1964, L. IV, l. 5, n. 574).
[17] Rémi Brague, Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres, coll. « Champs essais », Paris, Flammarion, 2008, 2009, p. 52-54.
[18] René Descartes, Discours de la méthode, 1ère partie, AT, Paris, Vrin, 1973, tome 6, p. 9.
[19] Michel Foucault, L’archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 239.
[20] Cf. Michel Foucault, Les mots et les choses. Une archéologie des sciences humaines, coll. « Bibliothèque des sciences humaines », Paris, Gallimard, 1966, p. 13.