Nous sommes au camp d’extermination d’Auschwitz fin juillet 1941.
« ‘Le fugitif n’a pas été retrouvé ! tonnait Fritsch [dit Fritsch le Sanglant, le commandant du camp]. En conséquence, et en guise de représailles, dix d’entre vous seront condamnés à mourir de faim ! La prochaine fois, ce sera vingt !’
« La sélection commence aussitôt sous la direction de Fritsch, précédé du sous-officier Palitsch — si fier, on s’en souvient, du nombre de détenus exécutés par ses soins contre le mur du block 11 — et d’un prisonnier faisant fonctions de secrétaire, un carnet et un crayon à la main. Il longe lentement le premier rang des formes anonymes, toutes pareillement vêtues. Il va le plus lentement possible, savourant la terreur qui naît de son passage et qu’il prolonge à plaisir – jouissant de se savoir, pour quelques instants, le maître absolu de ces vies dont il peut, d’un simple geste interrompre le cours.
« L’un après l’autre, il scrute les visages puis, d’un mouvement mûrement réfléchi, désigne, dans le rang de tête, sa première victime. Les cinquante-neuf autres de la ligne ne sont pas quittes pour autant, car il peut en choisir une seconde ! De même qu’après la dixième victime, on le sait, les S.S. peuvent, si tel est leur bon plaisir, en désigner une onzième, une douzième, une treizième…
« L’inspection de ce premier rang terminée, la voix claque de nouveau : ‘Trois pas en avant !’ Et les malheureux s’exécutent, laissant entre eux et ceux du second rang un espace vide qui permet à l’officier allemand de recommencer son manège, de dévisager l’un après l’autre, sans se presser, comme s’il jouait – et il joue – les pauvres visages livides. […]
« Le groupe des pauvres âmes grossit lentement, et chaque fois que la voix claque dans le silence de plomb, une nouvelle victime se détache des rangs du block 14, les quittant à jamais pour rejoindre ses compagnons d’agonie. Lorsque les officiers S.S. atteignent le huitième rang, le sinistre quota est presque rempli, et Ted Wojtkowski se sent presque rassuré :
« Je commençai à peine à respirer qu’il descend soudain le rang jusqu’à moi et me crie : ‘Toi !’ Paralysé de terreur, je suis dans l’incapacité absolue de bouger. Et comme je ne fais pas le moindre pas en avant, mon voisin pense que Fritsch s’est adressé à lui. Hésitant, car il n’en est pas certain, il déplace légèrement la jambe.
‘Non, pas toi, Polonais imbécile, hurle Fritsch’. Et de nouveau, il me montre du doigt. Mais tout à coup, en une fraction de seconde, il a changé d’idées. […]
« Mais un mouvement s’est fait parmi les silhouettes immobiles ; un des prisonniers vient de sortir de sa ligne, à quelques rangs en arrière, et remonte lentement vers la file de tête. Les gardes, aussitôt, lèvent leurs armes et les chiens, à leurs bottes, frémissent, n’attendant que l’ordre de bondir. Fritsch et Palitsch, eux aussi, ont déjà la main sur le revolver. Le prisonnier vient de dépasser le premier rang.
« C’est Maximilien Kolbe. Sa démarche est calme, son visage serein, et lorsque le kapo, en hurlant, lui intime l’ordre de s’arrêter, le franciscain répond très calmement : ‘Je désirerais parler au commandant…’ Puis il continue d’avancer, sous les yeux du kapo qui, étrangement, ne fait pas un geste.
« Arrivé à distance respectueuse, il s’arrête, au garde-à-vous, regardant Fritsch droit dans les yeux. ‘Herr Kommandant, je désire vous soumettre une requête, dit-il d’un ton courtois et dans un allemand parfait.’
« Les survivants diront plus tard que ce fut vraiment un miracle s’il ne fut pas tué à cette seconde même. Et l’autre miracle, ce fut la réponse de Fritsch :
‘Que veux-tu ?
– Je voudrais mourir à la place de ce prisonnier, répond le père Kolbe en désignant Gajowniczek qui n’a pas cessé de sangloter’.
« Sa voix ne tremble pas et l’officier S. S. regarde, stupéfait, irrité aussi, celui qui vient de présenter cette requête absurde. Chacun note alors que ce maître de la mort, soudain nerveux, vient de reculer d’un pas.
« Le prisonnier explique en termes clairs, comme s’il s’agissait d’un fait banal, que le condamné qui pleure là-bas possède une famille.
‘Moi, dit-il encore. je n’ai ni femme ni enfants. En outre je ne suis plus jeune, et plus bon à grand-chose, alors qu’il est en bien meilleur état, ajoute-t-il, jouant habilement du principe nazi selon lequel seuls les hommes en bonne santé sont dignes de vivre.
– Qui es-tu ? aboie Fritsch.
– Un prêtre catholique.’
« L’Allemand reste silencieux et les détenus du block 14, spectateurs figés du drame, s’attendent au pire. Ce tortionnaire ne va-t-il pas profiter de l’occasion pour prendre les deux hommes à la fois, le volontaire et le condamné, et, en ricanant, les conduire tous deux à la mort ?
« Mais non, après quelques instants, la voix du commandant claque de nouveau : ‘Requête accordée !’ Et comme s’il avait eu besoin de chasser quelque démon intérieur, il envoie un coup de pied à Gajowniczek en grondant : ‘Toi, retourne à ta place !’
« À l’intérieur des rangs, les prisonniers n’ont pas le droit d’ouvrir la bouche; c’est pourquoi l’ancien condamné dira : ‘Je ne pouvais le remercier qu’avec mes yeux. J’étais tellement abasourdi que j’avais peine à comprendre ce qui se passait, et l’immensité de cet événement : moi, le condamné, j’allais vivre, parce que quelqu’un d’autre, volontairement, de son plein gré, avait offert sa vie pour moi. Je me demandais si je ne rêvais pas’.
« Les dix victimes reçoivent alors l’ordre d’avancer, et les détenus du block 14 celui de se disperser. […]
« Quelques-uns de ses camarades entourent Ted Wotjkowski qui est encore complètement […] comme paralysé d’avoir frôlé la mort de si près et assisté à ce sacrifice prodigieux. ‘Viens ! Oublions tout ça !’ le pressent-ils. Mais Ted ne bouge pas. Immobile les pieds comme rivés au sol, il sait qu’il vient de voir un saint [1] ».
Pourquoi donc est-ce que je vous raconte cette histoire en plein Avent, alors que saint Maximilien Kolbe est fêté le jour de sa naissance au Ciel, le 14 août, la veille de l’Assomption ? Pour trois raisons.
- La première raison est que ce temps liturgique que Dieu nous donne pour préparer sa venue à Noël est un temps de conversion. Jean le Baptiseur nous l’a rappelé dans l’évangile. « Convertissez-vous, car le royaume des Cieux est tout proche » (Mt 3,1).
Or, Kolbe n’est pas mort martyr en donnant sa vie impulsivement, dans un magnifique acte de livraison de soi. Cette conception romantique du martyre n’est pas réaliste. Dans le camp d’Auschwitz, tout le monde trouve l’acte du franciscain polonais admirable, nul ne le trouve imitable. S’il a donné sa vie d’un coup, s’il a symboliquement versé son sang d’un geste (il a été canonisé comme martyr), Maximilien a longuement préparé cet acte héroïque au quotidien, en le répandant au goutte à goutte. Multiples sont les témoignages de sa charité discrète et généreuse. Le médecin du camp en fait mémoire : « C’était un petit homme humble qui cherchait toujours à rendre service ». Quand il allait à l’infirmerie (il avait été gravement malade de la tuberculose), le père Kolbe laissait passer les autres devant lui et il y avait pris le lit le plus inconfortable, celui qui se trouvait à l’entrée, afin de pouvoir bénir les morts ou les mourants. Un des frères du couvent de Niepokalanow se souvient : une nuit, alors qu’il dort, il sent quelqu’un toucher son lit au niveau de ses pieds. Il entrouve les yeux. Le père Kolbe qui était toujours le premier levé et le dernier couché, passait dans les dortoirs et bordait délicatement sa couverture qui menaçait de tomber.
N’allons toutefois pas nous imaginer que le père Kolbe soit né saint. Sa mère témoigne. Le tout jeune Maximilien « n’était pas un enfant facile […]. Violent, très indépendant, entreprenant et têtu, […], il éprouvait souvent la patience de sa mère, qui s’écria un jour, de guerre lasse : ‘Mon pauvre enfant, qu’est-ce que tu deviendras ?’ » Contre toute attente, après la réprimande, Maximilien changea profondément. Voulant comprendre, sa maman le somma de s’expliquer au nom de l’obéissance. Bienheureuse intrusion qui nous a valu une confidence que Maximilien n’a plus jamais répétée :
« Lorsque, maman, vous m’avez dit : ‘Qu’est-ce que tu deviendras ?’ j’ai eu beaucoup de peine et je suis allé demander à la Sainte Vierge ce que je deviendrais ? Après, à l’église, je le lui ai redemandé. Alors la Sainte Vierge m’est apparue, en tenant deux couronnes, l’une blanche et l’autre rouge. Elle me regarda avec amour et demanda laquelle je choisissais. La blanche signifie que je serais toujours pur et la rouge que je mourrais martyr. Alors moi, j’ai répondu à la Sainte Vierge. ‘Je choisis toutes les deux !’ Elle sourit [tendrement] et disparut [2] ».
Et n’allons pas non plus croire que le martyre de Kolbe fût sans lendemain. Son acte a rayonné et tout de suite.
« Un des témoins atteste ‘que le sacrifice du P. Maximilien a sauvé la vie à beaucoup de détenus’, car les sbires [nazis], ‘touchés malgré eux’ ne ‘battaient plus autant et ne tuaient pas pendant le travail’. […] Tous les anciens détenus d’Auschwitz le savent fort bien, à partir de l’automne 1941 les conditions de vie dans le camp s’adoucirent quelque peu. Les anciens qui avaient survécu répétaient invariablement aux nouveaux arrivés : ‘Ah ! si vous aviez été ici en 1940 !’ […] Dans son bunker de mort, le Père Maximilien a prié aussi pour ses bourreaux [3] ».
Je serai plus bref sur les deux autres raisons. La deuxième est que nous allons célébrer cette semaine la solennité de l’Immaculée Conception. Or, saint Maximilien a été saisi par la manière dont la Vierge s’est appelée à Lourdes. Non pas : « Je suis conçue de manière immaculée », mais : « Je suis l’Immaculée Conception ». Comme si un être humain pouvait dire, non pas : « Je suis humain », mais « Je suis l’humanité ». Or, c’est en puisant dans son exemple de service (l’Immaculée est restée trois mois chez sa cousine Élisabeth) qu’il a lui-même appris à servir.
Et n’allons pas imaginer que ce que nous donnons à Marie, nous l’ôtons à Dieu. Quand une âme s’écrie « Marie ! », la Mère de Dieu elle-même crie à son tour « Jésus ! » Elle qui a offert son enfant dans la crèche à l’adoration des bergers au lieu de le garder près d’elle comme les mères juives de l’époque, elle ne garde pas plus nos demandes et elle les porte toutes à Dieu qui ne peut faire que les exaucer. C’est pour cela qu’il est inscrit, à la chapelle de la rue du Bac : « Venez au pied de cet autel, vos prières seront exaucées ».
La troisième raison est que, avec Jean le Baptiste, Marie est l’une des figures que la liturgie nous offre pour préparer la venue (Adventus, qui a donné Avent) du Sauveur. Qui, mieux que Marie, s’est préparée à cette venue ? Comment ? Prenons le temps de nous représenter Marie cheminant sur les routes de Nazareth à Bethléem, toute centrée sur Jésus présent en son sein et la parole de Dieu présentes en son cœur. Marie transforme les événements qu’elle a vécus en paroles intérieures et ces paroles en prière. Je l’imagine par exemple en train de répéter, méditer, c’est-à-dire ruminer la parole de l’ange à l’Annonciation : « Rien n’est impossible à Dieu ! » Combien cette parole est à même de nourrir l’espérance. C’est parce que, lui aussi, il l’a longuement méditée, que saint Maximilien osait dire : « Avec l’Immaculée, je peux tout faire ».
En ce deuxième dimanche de l’Avent, Père, nous te prions par l’intercession de saint Jean-Baptiste que Marie a béni, pour que nous entrions dans cette conversion. D’abord en donnant notre vie pour les autres. « Ne crains pas de prendre chez toi Marie » (Mt 1,20). Que l’Immaculée nous donne l’horreur du péché qui contriste tant l’Esprit-Saint (cf. Ga 4,30) et la joie incessante de la gratitude qu’elle chante dans son Magnificat.
Pascal Ide
[1] Patricia Teele, Un homme pour les autres. Maximilien Kolbe. Le saint d’Auschwitz, trad. Brigitte Chabrol, Paris, Pygmalion Gérard Watelet, 1984, p. 217-220.
[2] Maria Winowska, Le secret de Maximilien Kolbe, Paris-Fribourg (Suisse), Éd. Saint-Paul, 1971, p. 19-20. J’ai placé entre parenthèses « tendrement », car c’est ce que dit Patricia Teele (Un homme pour les autres, p. 18).
[3] Ibid., p. 182.