Pourquoi Arsène Lupin continue-t-il à nourrir l’imaginaire français ? Sans doute à cause de sa personnalité totalement baroque, de ce mélange étonnant et détonnant de bandit et de gentleman qui va jusqu’à racheter sa vie de malhonnêteté (d’ailleurs pour l’amour d’une femme, Raymonde, dans L’aiguille creuse). Sans doute aussi à cause de son patriotisme, pour une part suranné, qui lui fait rechercher le bien commun de la France sous le mode colonialiste de l’époque (par exemple, en allant conquérir la Mauritanie). Sans doute également à cause d’une personnalité héroïco-comique, faite de légèreté ironique, d’indépendance hors-norme (versus le monde germanique) et énorme (versus le monde anglais), qui tend au Français un miroir où il peut se reconnaître.
Mais peut-être plus encore, parce qu’il a coloré notre pays de mystère. Il a comme enveloppé notre géographie et notre histoire d’une aura enchanteresse. Il a offert à notre vie quotidienne une profondeur inattendue et souvent dramatique. Peu importe que Maurice Leblanc ne fasse que reprendre, en l’amplifiant, son histoire personnelle, c’est-à-dire son enthousiasme pour sa chère Normandie en général et sa fascination pour l’abbaye de Jumièges en particulier : celle-ci est un personnage à part entière dans un de ses romans les plus troublants, La comtesse de Cagliostro, où il est imaginé qu’un vieux document révèle les richesses fantastiques accumulées par les moines médiévaux. Voici ce que Maurice Leblanc écrit dans une lettre à G. V. Lange, en réponse à un article « Les loups de Jumièges », paru dans la revue Les artistes normands : « Le seul nom de Jumièges a toujours été pour moi la plus douce évocation de mon passé. Jusqu’en 1882 (comme c’est loin !) j’y demeurais, enfant et adolescent, durant la plus grande partie de mes vacances. Nous habitions une maison à tourelles qui tournait le dos à la grande grille de l’Abbaye, et qui existe encore ». Avec un vieil instituteur retraité, « le père Paumier », il se promène
« et ces promenades, c’était l’exploration de ce pays de légendes et de souvenirs dont vous avez si bien senti ‘l’atmosphère d’angoisse et de mystère’. […]. Toute la joie et toute l’extase de mes jeunes années venaient de la merveilleuse Abbaye […]. Toute la beauté de la nature qui se mêle aux ruines, et du passé qui l’entrelace au présent, m’y fut révélée. Chacun de nous a dans la vie un certain nombre de visions qui commandent toutes nos émotions esthétiques. Pour ma part je n’ai pas, au plus profond de ma sensibilité, d’image plus éblouissante et plus impérieuse que celle des ruines de Jumièges [1] ».
Or, la merveille est que cet imaginaire, pourtant si singulier, si intimement liée à l’histoire personnelle de notre auteur, est assez potentiellement universel pour rejoindre ses lecteurs des décennies plus tard et des centaines de kilomètres plus loin. En effet, lorsque je lis un Arsène Lupin, j’éprouve que ma vision du monde se décale, que cette diplopie révèle un arrière-fond aussi ignoré que fascinant. Et d’une toute autre manière que le Da Vinci code [2]. En effet, cette profondeur n’a pas la saveur court-terme de l’énigme ou l’attirance ambivalente des symboles néo-gnostiques. Pourtant, elle intègre un réjouissant sens du casse-tête et du signe. Mais le monde forgé par Maurice Leblanc respire ce parfum vieille-France qui n’est pourtant ni nostalgique ni traditionaliste ; elle porte encore en elle quelque chose d’une Fille aînée qui n’a pas honte de son origine et est chrétienne sans avoir besoin de le clamer. On se sent chez-soi, mais un chez-soi riche d’une histoire qui a façonné celle du monde et qui ne refuse pas de se recevoir de Celui qui, plus grand que nous, n’a pas dédaigné nous élever à Lui.
Pascal Ide
[1] Maurice Leblanc, « Civis gemeticus », Les artistes normands, 8 (janvier-février 1933), dans Arsène Lupin, vol. 1, Francis Lacassin (éd.), coll. « Bouquins », Paris, Robert Laffont, 1991, p. 1077-1078.
[2] Cf. site : « Da Vinci Code, les raisons d’un succès mondial » ; « Da Vinci Code. De la narration au symbole ».