Le monde des non-A ou la logique B(iblique) du visage

Alfred E. Van Vogt est connu pour avoir introduit le monde de la science-fiction en France, du moins pour l’avoir fait connaître à un large public. Or, il l’a fait grâce à son œuvre la plus originale au titre énigmatique, Le monde des non-A, paru en 1948 [1], traduit en français avec enthousiasme par Boris Vian et édité en 1953 [2], et publié en édition définitive avec une éclairante postface de l’auteur en 1970 [3]. Ce roman raconte l’histoire d’un homme, Gilbert Gosseyn, qui, ayant quitté Cress-Village, en Floride, se rend à la capitale pour tenter sa chance auprès de la Machine à Jeux ; or, là, il découvre qu’il n’existe pas de Gilbert Gosseyn à Cress-Village et que sa femme Patricia, décédée voici un mois, n’est en fait pas morte, voire qu’elle n’a jamais été mariée…

Gosseyn entre alors dans une quête d’identité qui va se faire au péril de sa santé mentale. Son nom de famille, de fait, cache un jeu de mots en anglais : Gosseyn résonne comme « go sane », celui qui « va sain d’esprit » [4]. Pour pouvoir aboutir, il va impliciter faire appel à deux idées fondamentales du livre que l’auteur révèle dans sa postface devant l’incompréhension de nombreux lecteurs.

La première est la présentation d’un « homme non aristotélicien ». Van Vogt emprunte cette notion au comte Alfred Korzybski (1879-1950), philosophe et scientifique américano-polonais, fondateur de ce qu’il appelle la Sémantique générale dans son œuvre majeure Science and Sanity: An Introduction to Non Aristotelian Systems and General Semantics, paru en 1933 [5]. En effet, selon Korzybski, cette vision des choses dépend de la manière dont notre système nerveux interprète la réalité autour de lui. Or, cette interprétation est abstraite, c’est-à-dire limitée et, en l’occurrence, binaire. Voilà pourquoi la philosophie d’Aristote est fondée sur le principe de contradiction et le principe de tiers exclus selon lesquels les choses et les idées sont réparties par paire opposées. Voilà aussi pourquoi le livre s’appelle Le monde des non-A, c’est-à-dire le monde des non-aristotéliciens.

Appliquons cette première clé au roman. Au début, « mon héros, Gilbert Gosseyn, apprend qu’il n’est pas ce qu’il pensait être ; sa conception de lui-même est entièrement fausse [6] ». Puis, il se familiarise avec son identité ; mais il le fait toujours en abstrayant son savoir des événements ; or, cette abstraction trie et prend la partie pour le tout ; il demeure donc dans la cécité et, dans le roman suivant [7], Les Joueurs du Ā, il accepte pleinement cette identité partielle et demeure donc un pion. Toutefois, il a évolué et appris à nuancer ses pensées – « jamais de blanc ou de noir pur [8] » –, sortant de la binarité aristotélicienne qui, justement, répartit le monde en blanc et noir. Il a donc pris partiellement conscience de lui-même.

Et c’est ici que nous rencontrons la deuxième clé herméneutique du roman : « L’autre idée de base du livre est que mémoire et identité sont une seule et même chose ». Autrement dit, « la mémoire c’est le soi [9] ». Là encore, sans l’expliciter (il ne s’agit pas d’un livre de philosophie), l’intrigue le raconte : « Par exemple, au tiers de ce roman-ci, Gosseyn est assassiné. Il reparaît au début du chapitre suivant, toujours le même homme, mais dans un nouveau corps, et c’est seulement parce qu’il possède la mémoire du corps précédent qu’il accepte son identification avec Gosseyn mort [10] ».

 

Cette histoire est une fable métaphysique encore plus qu’une fable morale. Toujours dans sa postface, Van Vogt n’hésite pas interpeler son lecteur à propos de cette conception abstraite, limitée et fausse de son identité : « En réalité, n’en est-il pas de même pour nous tous ? Seulement, nous sommes tellement imprégnés de cette fausseté et nous acceptons si bien nos limitations, que nous ne remettons rien en question [11] ».

L’originalité et l’ingéniosité du roman sont indéniables et son influence fut considérable. Même si, nous l’avons dit, un roman n’est pas un traité de logique ou de philosophie, comme l’auteur s’est risqué à en donner lui-même une telle interprétation, nous sommes en droit d’évaluer cette dernière, sans refluer sur son intrigue. Nous nous limiterons à trois observations.

Tout d’abord, il n’y a pas besoin de réfuter celui qui prétend réfuter le principe de non-contradiction, je veux dire lui apporter une critique de l’extérieur. La rétorsion suffit : le détracteur de ce principe nie dans les actes (in actu exercito) ce qu’il affirme dans ses écrits (in actu signato). N’est-il pas piquant que celui qui se refuse au principe de non-contradiction le fasse sous le titre non-A, c’est-à-dire en excluant les aristotéliciens, donc en entrant dans une logique binaire ?!

Ensuite, le raisonnement sur lequel se fonde cette prétendue critique est lui-même criticable. Pour Korzybski, le système nerveux décode l’information de manière binaire. La personne qui raisonne de manière aristotélicienne confond donc sa représentation (abstraite et simplifiée) et le monde (concret et infiniment complexe). Mais, d’une part, quelle intelligence simplement adulte ignore que sa carte (mentale) n’est pas le territoire (réel) ? D’autre part, c’est un préjugé empiriste et nominaliste de réduire l’abstraction à une exclusion ; une épistémologie réaliste affirme que, en triant, cette abstraction permet au contraire d’extraire le noyau essentiel de la réalité et donc d’en avoir une intelligence plus profonde que les seules sensations.

Enfin, là encore, en partie à son insu, Van Vogt introduit une nouvelle logique au terme de son premier roman. La quête finale de l’identité aboutit non pas à une explication relative au sens, ou à l’identification du soi et de la mémoire, mais au corps, précisément au visage du héros. En effet, celui-ci est intrigué par la personnalité d’un homme qu’il appelle « X ». Or, dans le dernier chapitre, il découvre qu’il existe une continuité entre X et lui. Pourtant, « la continuité ne pouvait être, ne pouvait s’appliquer qu’à… la mémoire ». Mais, alors, qui X peut-il être ? Fiévreusement, Gosseyn cherche une pâte, rase ce visage. Et que voit-il ?

 

« Gosseyn, à genoux, vit une figure plus vieille qu’il ne s’y attendait, soixante-quinze, peut-être quatre-vingt ans. Parfaitement reconnaissable et qui portait en elle-même la réponse à bien des questions. Au-delà de toute discussion, il y trouvait la fin tangible de sa quête.

« C’était son propre visage [12] ».

 

Ainsi s’achève le roman : alors que Van Vogt affirme que, dans son anthropologie, la vérité sur le « soi » est détenue par la mémoire, donc aux représentations du passé, c’est au visage présent de l’autre que le héros demande son identité. Indépassable signe de l’intériorité. Indépassable visage qui nous dit mieux que toute parole, que tout sens susceptible d’être falsifié, reconduit à un cadre de référence différent ou supérieur. Inattendue référence de l’athée Van Vogt à cette trace de l’infini, si justement célébré par Levinas, qui est un passage de la logique non-A à la logique B comme Bible…

Pascal Ide

[1] Alfred E. Van Vogt, The World of Ā, New York, Simon & Schuster, 1948.

[2] Alfred E. Van Vogt, Le monde des non-A, trad. Boris Vian, coll. « Rayon fantastique » n° 16, Paris, Gallimard, 1953.

[3] Alfred E. Van Vogt, Le monde des non-A, avec trad. Jacques Sadoul pour la postface, Paris, Éd. J’ai lu, 1970.

[4] La clef est donnée par l’auteur lui-même en note au terme de sa préface (Le monde des non-A, 1970, p. 309).

[5] Cf. Alfred Korzybski, Une carte n’est pas le territoire. Prolégomènes aux systèmes, non-aristotéliciens et à la sémantique générale, trad. Didier Kohn, Mireille de Moura et Jean-Claude Dernis, Paris, Éd. de l’Éclat, 1998.

[6] Alfred E. Van Vogt, Le monde des non-A, 1970, « Postface », p. 307.

[7] Le Monde des Ā est en fait une trilogie, Le Cycle du Ā qui a connu deux suites : Les Joueurs du Ā (1956) et La Fin du Ā (1984).

[8] Alfred E. Van Vogt, Le monde des non-A, 1970, « Postface », p. 308.

[9] Ibid. Souligné dans le livre.

[10] Ibid.

[11] Ibid., p. 307.

[12] Le monde des non-A, chap. 35, p. 302.

12.10.2022
 

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