Le terme « enzyme » fut inventé par Wilhelm Friedrich Kühne en 1878 [1]. Le physiologiste allemand a fabriqué ce néologisme à partir du préfixe grec en, « à l’intérieur » et de la racine zumè, « ferment, levain ». En effet, les premières enzymes découvertes furent les levures ; or, on découvrit progressivement que ce phénomène était interne au vivant.
Il est aisé d’observer l’activité et l’efficacité d’une enzyme. Pour cela, il suffit de la mettre en présence de son substrait de prédilection. Or, notre salive contient notamment une enzyme, l’amylase salivaire, dont la fonction, indiquée par le nom, est de digérer l’amidon du pain. On verra donc l’action de l’amylase en plaçant un morceau de pain sur un support comme une assiette ou un verre, et en y ajoutant de la salive humaine : elle dissoudra le pain.
Après une brève étude scientifique de l’enzyme (1), passons-en revue quelques significations philosophiques (2).
1) L’enzyme à la lumière des quatre causes
L’enzyme est une biomolécule qui agit sur un substrat afin d’en catalyser l’action. Développons cette définition par les quatre causes.
- La finalité de l’enzyme est avant tout d’accélérer les réactions biologiques. Prenons l’exemple d’une transformation simple, le transfert de CO2 sur une molécule d’eau. Elle se formalise ainsi :
CO2 + H2O —> H2CO3
Or, sans catalyseur, il se forme 0,13 mole d’acide carbonique par seconde. En revanche, avec l’anhydrase carbonique, qui est l’enzyme d’hydratation de cette molécule, un million de moles de CO2 est produit par seconde, soit 7,7 millions de fois plus. Nombreuses sont les illustrations du même ordre de grandeur. L’exemple peut-être le plus spectaculaire est celui de l’OMP décarboxylase : elle accélère la réaction à raison d’un facteur qui avoisine le milliard de milliards, précisément : 1,4 x 1017 !
De cette finalité se déduit une propriété essentielle : la très grande spécificité de sa fonction. En effet, une enzyme accélère une et une seule réaction biologique. Elle est liée à un seul type de réactant (substrat).
- L’enzyme doit son efficacité au lien très particulier entre l’enzyme et son substrat. Ce lien se caractérise avant tout par sa rapidité. On peut en déduire qu’il fait appel à des connexions de faible énergie, donc non-covalentes, par exemples les liaisons hydrogène.
- Passons enfin des causes extrinsèques aux causes intrinsèques (matériau et configuration [2]). La très grande majorité des enzymes est de nature protéique. On a découvert, à partir des années 1980, l’existence de petites molécules d’ARN effectuant des catalyses – ce qui donne à penser qu’elles ont joué un rôle dans les premières phases de l’évolution.
Le but permet d’expliquer le choix de la protéine. En effet, l’enzyme doit se lier très vite à un substrat. Cette zone de lien est ce que l’on appelle le site actif. Or, « le site actif est un espace interne qui a la forme d’une poche ou d’une crevasse [3] ». Cette structure va donc déterminer la structure tertiaire de la protéine : les multiples résidus aminoacides entendrent le repliement de la protéine, autrement dit sa configuration spatiale, qui elle-même permet le creusement de la concavité.
Elle va aussi conditionner la taille de la molécule : la plupart des enzymes présentent au moins 100 résidus aminoacides (c’est-à-dire acides aminés).
Enfin, toujours jointe à la finalité principale qui est le lien du substrat avec le site actif, l’enzyme possède souvent des sites de régulation. Tel est le cas des enzymes allostériques. En effet, telle qu’elle vient d’être décrite, l’activité des enzymes est liée à, et régulée par la concentration du substrat. Donc l’accroissement de la vitesse d’une enzyme dépend de l’augmentation de la présence du substrat. Or, in vivo, les possibilités de concentration des métabolites sont réduites, en tout cas sont contenues dans d’étroites limites. Par conséquent, la vie a dû inventer d’autres voies que la seule densification du réactant pour réguler l’activité enzymatique. Tel est le cas de l’allostérie. Ainsi, derechef, la finalité retentit sur la structure de la molécule.
2) Une philosophie de l’enzyme
Venons-en à quelques significations philosophiques de l’enzyme.
L’enzyme est riche de sens d’abord pour la philosophie de la nature. Elle offre un bel exemple de ce que la cause finale est cause des causes, lumière ultime permettant de rendre compte des autres caractéristiques, par exemple la structure protéique. En retour, elle confirme le caractère intrinsèquement autotéléologique du vivant. Cette accélération montre aussi que le tempo de la vie est considérablement plus rapide que celui des corps inorganiques. En fait, plus l’on monte dans l’échelle des êtres, plus le rythme des êtres tend vers l’instantané, c’est-à-dire vers un instant où se condense la vie, une présence synchrone, donc totale, qui est l’autre nom de l’éternité [4]. Médiatrice entre le substrat et le produit, l’enzyme atteste combien, au sein de la vie, la médiation est indispensable. Enfin, les enzymes allostériques témoignent de la tendance qu’a la nature d’intérioriser la régulation et la réflexivité. Les enzymes en général sont soumises à la régulation du milieu (la concentration), mais du dehors. Par l’allostérie, l’enzyme l’inscrit jusque dans sa structure, ébauchant sur mode matériel ce que sera la réflexivité spirituelle.
L’enzyme est aussi porteuse de significations éthiques. Autant les significations cosmologiques sont propres, autant les significations éthiques sont figurées : au mieux, analogiques, au plus loin, allégoriques. Relevons-en deux. Humble serviteur, l’enzyme s’efface devant le résultat qu’est le produit. D’ailleurs, la configuration concave exprime cet esprit de service : le creusement est le symbole par excellence de la réceptivité. Par ailleurs, nous avons vu que l’enzyme accélère considérablement les réactions métaboliques, donc accroît les transformations intérieures et rend les actions plus profitables. Or, de même, la vertu est ce qui nous transforme en bien et ce qui rend efficaces nos efforts vers notre but. L’on pourrait même oser un parallèle quantitatif : de même que certaines enzymes augmentent le rendement de la cellule d’un facteur mille (et davantage), de même, la disposition, surtout lorsqu’elle est devenue habituelle, transforme l’âme et les autres âmes avec une vélocité et un rayonnement qui touche des myriades de personnes (et que dire à l’époque des réseaux sociaux ?).
De même que, loin d’abandonner la nature à ses seules ressources, la vie a élaboré cette invention géniale qu’est l’enzyme, de même, loin d’abandonner la liberté à ses seules capacités, l’esprit a élaboré cette invention géniale qu’est la vertu. Accélérateur de vie intérieure, la vertu est comme une enzyme de l’âme !
Pascal Ide
[1] Cf. Wilhelm Kühne, « Über das Verhalten verschiedener organisirter und sog. ungeformter Fermente », Verhandlungen des Naturhistorisch-medicinischen Vereins zu Heidelberg. Neue Folge, 1 (1877), p. 190-193, ici p. 190.
[2] Il s’agit ici de la matière déjà déterminée (materia signata) et de la structure (forme accidentelle), non de la matière première (potentia pura) et de la forme substantielle (acte).
[3] Jean-Pierre Sine, Enzymologie et applications, coll. « Parcours LMD – Sciences de la vie et de la Terre », Paris, Ellipses, 2010, p. 44.
[4] L’éternité est « possession parfaite et tout ensemble d’une vie sans terme [interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio] » (Boèce, Consolatio Philosophiae, L. V, 11 : La consolation philosophique de Boèce, L. I, ii, éd. bilingue, trad. Louis Judicis de Mirandol, Paris Guy Trédaniel, 1981, p. 317).