Dans un ouvrage dont le titre est à lui seul un programme : Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement), le frère dominicain Franck Dubois consacre un chapitre à s’interroger sur « la possibilité d’une vache au ciel » ou plutôt au Ciel [1].
Pour Origène, les êtres infra-humains n’ont pas de place au Ciel. En effet, la contemplation de Dieu suffira à l’homme ; or, animaux, plantes, etc., eux, ne semblent trouver leur finalité que dans l’homme.
« Lorsque donc il nous est promis que Dieu sera tout en tous (1 Co 15,28), il ne faut pas penser, comme c’est logique, que les animaux, les bestiaux et les bêtes parviendront à cette fin, pour qu’on n’indique pas que Dieu est présent dans les animaux, les bestiaux et les bêtes ; et non plus dans le bois et la pierre [2] ».
On trouve le même ostracisme chez saint Augustin ou saint Thomas d’Aquin.
Il n’en est pas de même chez saint Grégoire de Nysse à qui notre auteur a consacré une thèse de théologie. Nous lui emprunterons les suggestives citations suivantes. Le saint Cappadocien emploie une superbe image pour dire la réintégration finale du cosmos :
« Même après leur dissolution, l’âme demeure dans les éléments [du corps humain] dans lesquels elle a dès le début commencé d’exister. Elle est pareille à un gardien de son propre bien. […] Elle ne perd pas de vue ce qui lui est propre. […] Elle demeure toujours dans les éléments [qui composèrent son corps], quels que soient le lieu et la manière dont la nature les dispose. Si la puissance qui régit l’univers les appelle, une fois désagrégés, à se réunir à nouveau, alors, comme les différents fils qui, accrochés à un même point, suivent tous ensemble et pareillement le mouvement de celui qui les tire, quand les éléments sont attirés par la seule puissance de l’âme, aussitôt la corde de notre corps sera tressée, grâce à l’âme, chaque élément s’entrelaçant de nouveau avec les autres pour aboutir à la tresse originelle et familière [3] ».
L’argumentation est simple et profonde. D’un côté, le corps est composé d’éléments matériels qui sont informés par l’âme et deviennent notre organisme ; mais ils conservent quelque chose de cette âme qui les a informés. De l’autre, l’âme est considérée comme une « puissance » bienveillante qui ne cesse de veiller sur ces éléments et les appellera, à la fin des temps, pour les réunifier. Comment ne pas songer au « tout est lié » cher au pape François, mais le Père grec l’étend au-delà de la corruption ? Comment ne pas penser à la chora platonicienne ? Comment ne pas prolonger sa réflexion, en convoquant l’eau comme médiatrice universelle, donc comme unificatrice des corps, comme mémoire de leur structure ? « De mer, il n’y en aura plus » ;
Saint Grégoire de Nysse va même plus loin en s’interrogeant sur la manière dont Dieu procède. Un être matériel, explique-t-il, est le « syndrome », c’est-à-dire la conjonction ou le concours d’un certain nombre de propriétés. Or, pour Grégoire, ces propriétés sont immatérielles : la couleur, la taille, le poids, etc. Et l’esprit humain est, par définition, spirituel, c’est-à-dire incorporel. Comme le semblable connaît le semblable, il est donc capable de comprendre ces êtres matériels. Or, Dieu est l’être spirituel par excellence. Ainsi, il produit toutes ces propriétés immatérielles et les fait concourir à la formation des réalités matérielles :
« Rien de ce qui s’observe dans un corps n’est en soi un corps, ni la forme, ni la couleur, ni le poids, ni la taille, ni la masse, ni aucune qualité visible ; rien de ce que l’on peut mentionner pour qualifier un corps. Chacun de ces éléments est une abstraction intelligible, c’est leur conjonction [sundromos] et leur unité qui devient un corps. Donc, puisque c’est l’esprit et non les sens, qui comprend les qualités propres à constituer un corps, et puis le divin est de l’ordre de l’esprit, quelle difficulté y a-t-il pour une réalité intelligible de créer des éléments intelligibles, dont la conjonction [sundromos] engendre la nature des corps [4] ? »
Et ce qui vaut pour la création vaudra aussi pour la résurrection. Sauf que le Christ ne se contentera pas de recomposer les corps, il les transformera en leur donnant des propriétés « plus divines » :
« Maintenant, en effet, tout ce qui est épais et solide est naturellement emporté vers le bas, mais alors [à la résurrection], la modification du corps l’entraînera vers le haut. Ainsi l’Écriture dit qu’après la transformation de la nature en tous ceux qui sont revenus à la vie grâce à la résurrection, ‘nous serons emportés sur des nuées pour rencontrer le Seigneur dans les airs, et ainsi nous seront toujours avec le Seigneur’. Si, par conséquent, le corps des êtres transformés n’a plus le poids, mais que se meuvent dans les régions célestes avec la nature incorporelle ceux dont les éléments ont été recomposés en une condition plus divine, forcément le reste des propriétés du corps sont également changées en attributs plus divins : ainsi la couleur, l’aspect, le contour et toutes les propriétés prises individuellement [5] ».
Toujours dans le sillage de Franck Dubois, citons maintenant trois auteurs protestants.
Tout d’abord, Martin Luther (1483-1546), qui tenait beaucoup à son chien Tölpel, pensait qu’il ressusciterait avec une peau d’or et des poils de perles [6].
Ensuite, dans un sermon sur la délivrance générale, John Wesley (1703-1791), prêtre anglican qui a fondé l’église méthodiste, se représente les animaux transfigurés : « L’ensemble de la création animale sera alors, sans aucun doute, restauré, non seulement selon la vigueur, la force et la subtilité qui furent les leurs pour cette création, mais à un degré bien plus élevé qu’ils n’aient jamais connu ». Et, à celui qui objecte : « Mais à quoi serviront ces créatures dans la condition future ? ». Il répond en demandant à quoi leur immense variété sert: « À quoi servent-elles maintenant, s’il y a (comme on le suppose généralement) 8 000 espèces d’insectes [7] ? » Que dirait-il aujourd’hui où nous en dénombrons 100 fois plus – tout en soupçonnant qu’il y en a probablement 10 fois plus, voire 1 000 fois davantage depuis l’apparition de la vie, soit 1 milliards d’espèces vivantes !
Enfin, n’accordant pas de conscience aux animaux et donc pas de résurrection personnelle possible, Clive Staples Lewis (1898-1963) envisageait toutefois une exception pour les animaux domestiques qui participent à la personnalité de leur maître [8]. Là encore, actualisons le propos : de nos jours, 96 % des mammifères sont des animaux domestiques…
À en croire les autorités convoquées, on serait en droit de se demander si la question de la présence des animaux au Ciel a beaucoup plus intéressés les autres confessions chrétiennes [9] que le catholicisme… Repartons de la dernière affirmation de saint Grégoire de Nysse : selon lui, Dieu transforme les corps en leur accordant des caractéristiques « divines ». N’est-ce pas ce que Jésus disait à propos de la résurrection des corps humains ? « Ceux qui ont été jugés dignes d’avoir part au siècle à venir et à la résurrection d’entre les morts, […] ne peuvent plus mourir, parce qu’ils sont semblables aux anges, et ils sont fils de Dieu, étant fils de la résurrection (Lc 20,35-36). Et Jean-Paul II commente :
« Les paroles des Synoptiques attestent que l’état de l’homme dans l’’autre monde’, ne sera pas seulement un état de parfaite spiritualisation, mais aussi de ‘divinisation’ fondamentale de son humanité. Les ‘fils de la résurrection’ – comme nous le lisons dans Luc 20,36 – ne sont pas seulement ‘égaux aux anges’ mais également ‘fils de Dieu’. On peut en conclure que le degré de spiritualisation propre à l’homme ‘eschatologique’ aura sa source dans le degré de sa ‘divinisation’, incomparablement supérieur à celui qu’il est possible d’atteindre dans la vie terrestre. Il faut ajouter qu’il s’agit ici non seulement d’un degré différent mais en un certain sens d’un autre genre de ‘divinisation’. La participation à la nature divine, la participation à la vie intérieure de Dieu lui-même, pénétration et imprégnation de ce qui est essentiellement humain par ce qui est essentiellement divin, atteindra alors son sommet de telle sorte que la vie de l’esprit humain parviendra à une plénitude qui lui était absolument inaccessible auparavant. Cette nouvelle spiritualisation sera donc un fruit de la grâce, c’est-à-dire de la communication de Dieu dans sa divinité même, non seulement à l’âme mais à toute la subjectivité psychosomatique de l’homme. Nous parlons ici de la ‘subjectivité’ (et pas seulement de la ‘nature’) parce que cette divinisation doit être entendue non seulement comme un ‘état intérieur’ de l’homme (c’est-à-dire du sujet) capable de voir Dieu ‘face à face’, mais aussi comme une nouvelle formation de toute la subjectivité personnelle de l’homme à la mesure de l’union avec Dieu dans son mystère trinitaire et de l’intimité avec Lui dans la parfaite communion des personnes. Cette intimité – avec toute son intensité subjective – n’absorbera pas la subjectivité personnelle de l’homme, mais bien au contraire, elle la fera ressortir d’une manière incomparablement plus large et plus pleine [10] ».
Il faudrait citer tout le développement. Ajoutons seulement une réflexion : « à la suite de la vision de Dieu ‘face à face’, naîtra en lui un amour d’une telle profondeur et d’une telle force de concentration sur Dieu lui-même qu’il absorbera complètement sa subjectivité psychosomatique tout entière [11] ».
Or, nous le savons aujourd’hui beaucoup mieux que Grégoire de Nysse, il y a une continuité, synchronique et diachronique, entre le cosmos matériel et les hommes : les mêmes particules composent les corps, inertes ou vivants, et notre organisme humain. En outre, mais nous le savons aujourd’hui moins bien que Grégoire de Nysse, cosmos rime avec éros. Notre monde est aussi tissé d’amour – ébauché chez les non-humains [12], achevé chez certains humains [13]. Si donc l’amour divin est une énergie « d’une telle profondeur et d’une telle force de concentration » qu’il peut « absorber complètement sa subjectivité psychosomatique tout entière » de l’homme, le monde matériel pourra aussi en participer. Et « le Big-bang de la résurrection » (Benoît XVI), mutatis mutandis, s’étendre à toutes les créatures, cosmiques, minérales, végétales et animales ?
Concluons donc avec Franck Dubois : « Seul l’homme, à proprement parler, ressuscitera, dans et par le Christ. D’une manière ou d’une autre, le reste des vivants et la création tout entière, ser[ont] associés à cette résurrection [14] ».
Pascal Ide
[1] Cf. Franck Dubois, Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement). Ou pourquoi mon papa ne restera pas bloqué toute sa vie dans l’ascenseur, Paris, Le Cerf, 2019, chap. 2 : « Le mystère de l’ourse vegan. Ou la possibilité d’une vache au ciel ». Les chapitres suivants sont consacrés à l’explication.
[2] Origène, Traité des Principes 3, L. III, 6, 2, trad. Henri Crouzel et Manlio Simonetti, coll. « Sources chrétiennes » n° 268, Paris, Le Cerf, 1980, p. 239.
[3] Saint Grégoire de Nysse, L’âme et la résurrection. Dialogue avec sa soeur Macrine, trad. Bernard Pottier, coll. « Donner raison » n° 30, Bruxelles, Lessius, 2011, p. 107.
[4] Ibid., p. 140-141.
[5] Grégoire de Nysse, De mortuis, IX, 62, Gregorii Nysseni Opera, IX, 28-68, éd. Heil, Leyden, Brill, 1967, p. . Trad. par Franck Dubois, Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement), p. 99.
[6] Cf. Preserved Smith, The Life and Letters of Martin Luther, London, John Murray, 1911, p. 362.
[7] John Wesley, Sermon 60, www.wesley.nnu.edu. Traduit par Franck Dubois, Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement), p. 52-53.
[8] Clive Staples Lewis, Le problème de la souffrance, trad. Marguerite Faguer, Paris, DDB, 1950, p. 182.
[9] Même si, en droit, saint Grégoire de Nysse est un Père de l’Église grecque (le premier volume des Sources chrétiennes est son écrit le plus fameux : La vie de Moïse), il n’empêche qu’il est surtout l’une des grandes autorités convoquées par l’orthodoxie.
[10] Jean-Paul II, La théologie du corps. L’amour humain dans le plan divin, 67, n. 3, trad. Yves Semen, Paris, Le Cerf, 2014, p. 371. Souligné dans le texte.
[11] Ibid., 68, n. 3, p. 374. Souligné dans le texte.
[12] Cf. Pascal Ide, « La création, entre agression et amorisation. Un enrichissement du mécanisme de sélection naturelle ? », Philippe Quentin (éd.), Les sciences face au concept judéo-chrétien de création, Colloque de l’ICES, 21 et 22 janvier 2013, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2014, p. 9-101.
[13] Cf. Id., « Amour humain et altruisme animal », Revue thomiste, 122 (2022), à paraître.
[14] Franck Dubois, Pourquoi les vaches ressuscitent (probablement), p. 56.