Pascal Ide, « Hans-Urs von Balthasar, théologien de l’amour », Képhas, (2008), p. 65-76.
« La générosité du don […] est la loi même de l’être en tant que tel [1]. »
Présenter Balthasar en quelques pages semble vouer son auteur à être cuistre ou inconscient ! L’œuvre principale de l’illustre théologien suisse, la Trilogie (publiée entre 1961 et 1988) suffit déjà à décourager l’immense majorité des lecteurs par sa longueur (16 volumes totalisant 7149 pages !) et plus encore par sa dense profondeur. Pourtant, elle s’inscrit dans un vaste ensemble de plus de 90 ouvrages et de plus de 350 articles [2]. Enfin, cet ensemble d’écrits lui-même ne constitue, selon les propres dires de Balthasar, qu’un cinquième de sa vie par ailleurs consacrée aussi à l’écriture et l’édition des 60 volumes composant l’œuvre monumentale que la mystique Adrienne von Speyr lui a dictés, à la traduction (plus de 400 titres), à l’édition (il a fondé une maison fleurissante, Johannes Verlag) et aux soins de l’Institut Saint-Jean dont, avec sa dirigée, il est l’origine,…
Les introductions à sa vie ou à ses œuvres en langue française ne manquent pas [3]. Je voudrais plutôt tenter d’en présenter, synthétiquement, le cœur. Certains ont identifié la théologie balthasarienne à une esthétique, d’autres à une dramatique. Mais ces perspectives réduisent la Trilogie à un de ses volets et manquent la logique d’ensemble. Or, elle existe : elle est celle de l’amour. Selon Balthasar, le Crucifié révèle la vie d’amour des Personnes divines. Pour le montrer, il faudra non seulement analyser la Trilogie (2) mais remonter en amont dans l’histoire (1) et évoquer les fondements philosophiques de sa pensée (3).
1) Une place singulière dans l’histoire de la théologie
Si le Dieu chrétien se caractérise comme caritas, une théologie chrétienne peut-elle célébrer autre chose que l’amour ? Pourtant, de fait, dans l’histoire de l’Église, rares furent les théologies qui en ont fait l’objet principal de leur attention. Pour ne prendre que deux exemples, l’immense Thomas d’Aquin contemple le mystère divin à partir de l’être et la notion centrale autour de laquelle vrille la théologie dialectique de Karl Barth est la Parole de Dieu.
Balthasar semble tenir une place unique dans l’histoire de la théologie. Nous manquons encore de recul pour la situer avec précision. D’un mot, osons une hypothèse. Je dirai que Balthasar a en quelque sorte effectué pour la théologie actuelle le travail opéré par Augustin pour la patristique latine et Thomas pour le Moyen-Âge : dialoguer avec la pensée de son temps, la purifier et en intégrer le meilleur [4]. Or, cela l’a conduit à mieux voire la centralité de l’amour. Déjà, dans son imposante thèse de germanistique [5], l’étudiant de 25 ans relit toute la poésie, la philosophie et la théologie allemandes, depuis Lessing jusqu’à nos jours, comme un projet titanesque, entre Prométhée (auto-affirmation de l’esprit humain contre Dieu) et Dionysos (hubris des forces de la vie) ; or, à la dialectique du Concept chez Hegel, il oppose l’analogie de l’amour et à la démesure de l’érôs chez Nietzsche, l’humilité obéissante de l’agapè. Trente ans plus tard, dans L’espace de la métaphysique (GC IV), Balthasar parcourt toute l’histoire de la pensée, artistique, philosophique, théologique et spirituelle, de l’Occident ; or, depuis la rupture opérée après (avec ?) Thomas d’Aquin et, plus encore, avec Nicolas de Cuse, cette histoire se caractérise par un oubli croissant de la splendeur de l’être – ce à quoi répond l’énoncé programmatique : « L’amour garde la gloire de l’être [6] ». Face à la double voie cosmologique (et historique) et anthropologique, il s’agit d’ouvrir la tertia via de l’amor [7] : car seul l’amour est digne de foi.
2) Une théologie de l’amour
Grand lecteur du quatrième Évangile avec qui sa théologie consonne singulièrement, Balthasar ne se contente pas de relever que « Dieu est amour » (1 Jn 4,8.16), il fait de celui-ci le principe organisateur de sa théologie ou, pour reprendre une de ses images favorites, le « noyau », le « centre ». « Dieu interprété comme amour : en cela consiste l’idée chrétienne [8] ». Tout, que ce soit la création, l’élection, l’incarnation, la passion rédemptrice, tout parle de « l’amour injustifié », « total et illimité » de Dieu [9]. C’est à partir de l’amour que s’éclairent les catégories centrales de la théologie balthasarienne, singulièrement celles déployées dans la Trilogie. Cette œuvre imposante qui occupe toute la fin de sa vie (1961-1988) se propose de relire l’intégralité du mystère chrétien à partir des trois transcendantaux [10], le vrai, le bien, le beau.
a) L’esthétique à l’aune de l’amour
Le premier volet du triptyque, La Gloire et la Croix (GC), ensemble monumental de 7 volumes (dans l’édition allemande), envisage « la théologie chrétienne à la lumière du troisième transcendantal », le beau [11]. L’esthétique théologique veut montrer, dans toute son ampleur, la beauté de la Révélation chrétienne.
Le premier tome, intitulé Apparition de la figure, est centré sur la notion de Gestalt (figure). En effet, toute beauté se manifeste dans une forme sensible, visible, autrement dit, dans une figure. Plus précisément, le beau est ce qui apparaît, ce qui se montre ; et cette apparition se donne à voir, à partir d’un fond, dans une figure (chap. IV). Par exemple, une plante présente une forme extérieure, avec telle couleur, telle odeur, etc. ; mais celle-ci provient d’un germe caché qui s’exprime dans la figure. Or, déjà à ce niveau très général, la figure fait appel à l’amour : en effet, pour quelle raison le fond se déploie-t-il en une forme ? Pourquoi une plante s’exprime-t-elle dans l’éclat de ses fleurs, de ses fruits, de ses odeurs ? La raison ultime de cette manifestation est gratuite : la beauté est surcroît, excès qui atteste une surabondance. Autant de caractéristiques de l’amour qui est don gracieux.
Balthasar va mettre ces catégories au service de l’intelligence du mystère chrétien. Au centre de la Révélation se tient le Christ ; justement, celui-ci manifeste, dans la visibilité de la chair la divinité (cf. Jn 1,18) ; dans le Fils incarné, le Père se donne à voir (cf. Jn 14,9). Par conséquent, le Christ est le centre même de la figure de la Révélation (chap. V). Or, se manifester, c’est se donner à voir. C’est donc par amour que le Fils vient en ce monde (cf. Jn 3,16) ; et il multiplie les intermédiaires et les rend transparents à sa présence active pour pouvoir rejoindre le fidèle : l’Écriture, l’Église (chap. VI), le cosmos et l’histoire (chap. VII).
Déjà l’amour et le beau humains appellent une réponse totale chez le récipiendaire et le bénéficiaire ; combien plus la Révélation de Dieu qui se communique par amour requiert-elle une réponse de tout l’homme. Voilà pourquoi au pôle objectif de Dieu qui se donne à voir correspond le pôle subjectif du croyant. Or, la foi est cette réponse de l’homme à la parole de Dieu ; plus encore, elle est cette attitude d’obéissance, de disponibilité aimante par laquelle l’homme correspond à Dieu. Et cette foi se présente comme une lumière (chap. I) et une expérience qui fait appel à toutes les capacités humaines, sensibles (les sens spirituels), intellectuelles et affectives (chap. II).
b) De la figure à la gloire
Ce que la philosophie appelle « figure » et « beauté », la Bible l’appelle « gloire » (kabod en hébreu et doxa en grec). C’est d’elle que traitent les deux derniers et très riches ouvrages de la Gloire et la Croix. L’Ancien Testament (GC III.1) entrelace deux lignes de force : du côté de Dieu, une communication de plus en plus généreuse et proche de l’homme ; du côté de celui-ci, un appel à une obéissance de plus en plus disponible – obéissance dessine un escalier par lequel Dieu plonge toujours plus dans l’abîme du péché, jusqu’à se substituer au pécheur (chap. V). La logique centrale est donc celle de l’amour divin à laquelle l’homme s’ouvre dans une foi confiante. Mais le risque est grand de croire qu’il suffit de conjuguer rationnellement les figures vétérotestamentaires pour voir émerger celle du Messie. Dieu ne serait plus Dieu s’il se laissait ainsi mesurer par l’histoire ou par l’esprit de l’homme. Aussi les manifestations du kabod vont-elles s’effacer de l’histoire pas moins d’un demi-millénaire, signifiant à Israël que, malgré ses multiples tentatives de l’inventer (chap. VI), la figure nouvelle qui est appelée à surgir est un don d’en haut vers lequel toutes les formes partielles convergent mais qu’aucune ne permet de prédire (chap. VII à VIII). Or, c’est le propre de l’amour que de surprendre et le propre du don que d’être imprévisible autant qu’indéductible.
Le Christ est celui en qui resplendit la doxa divine (GC III.2). Si les Synoptiques et Paul l’ébauchent dans l’identité paradoxale de l’autorité et de la pauvreté (Première partie), elle n’apparaît en toute sa clarté que chez Jean. La gloire de Dieu se comprend alors comme la gloire de l’amour qui se livre jusqu’au don total de soi à la Croix. Mais ce dépouillement radical de la kénose ne fait que reproduire le désintéressement des relations entre le Père et le Fils. Par conséquent, la doxa s’éclaire pleinement à partir des relations trinitaires entre le Père et le Fils (Seconde partie). Une nouvelle fois, à Dieu qui se révèle dans sa gloire et l’offre en partage, répond l’homme qui le glorifie et, de ce fait, se donne totalement, par la désappropriation de lui, l’amour fraternel et la contradiction assumée (Troisième partie).
Ainsi donc, les notions centrales de l’esthétique (la figure, la gloire, la relation de l’homme à Dieu, la réponse de la foi, la nouveauté du Christ) s’éclairent toutes à partir d’un unique noyau, l’amour et l’amour divin.
c) La dramatique à l’aune de l’amour
Mais cette perspective esthétique demeure encore lointaine ; elle n’a pas pris en compte la manière dont Dieu s’engage dans le salut, dont le bien se réalise alors que l’homme a péché. Un deuxième volet est donc nécessaire qui sera à l’Esthétique ce que le bien est au beau. Pourtant, à l’instar du beau, le transcendantal connaît un déplacement : « bien » disparaît très vite du texte au profit d’une autre catégorie qui, elle, est omniprésente : le drame – offrant son titre au second volet : la Dramatique divine (DD). Ce remplacement s’éclaire si l’on convoque l’une des lois dirigeant la pensée balthasarienne et lui permettant de conjurer le risque de l’abstraction présent dans la théologie de ces derniers siècles : le principe dialogique et personnaliste. Le concept très général de bien s’incarne dans le jeu des relations humaines. Par ailleurs, si la notion de « drame » est première, donc indéfinissable, elle peut toutefois être décrite : le drame est la représentation théâtrale d’une action humaine ; elle se distingue de la tragédie qui implique l’échec, au moins final, alors que le drame requiert la victoire définitive (cf. DD IV : II.A-B). Voilà pourquoi le bien se traduit en drame dans le vocabulaire concret de Balthasar.
De même que la GC avait appliqué le concept philosophique de figure à Dieu, de même, la DD lui applique-t-il celui de drame. En effet, l’action est le fruit de la liberté. Or, Dieu est la liberté infinie et absolue ; plus encore, les Personnes divines entretiennent entre elles des relations éminemment libres. Par conséquent, la dramatique divine est l’action, le jeu des Personnes divines sur la scène du monde – ce que les Pères appelaient l’économie –, trouvant sa source dans la vie immanente de la Sainte Trinité. Après avoir montré la pertinence de la notion de figure dans le champ théologique, Balthasar y introduit donc le concept de drame.
Montrons maintenant que celui-ci s’éclaire intégralement à la lumière de l’amour.
d) La substitution, sommet de l’amour
Allons d’emblée à la catégorie que Balthasar place au centre du drame du salut : la substitution. Il peut être éclairant de comprendre ce choix en se rappelant les notions à partir desquelles la théologie a cherché à comprendre la manière dont le Christ nous sauve. Saint Thomas, prenant en compte la riche diversité du langage scripturaire et de la Tradition, fait appel à cinq concepts : le mérite, la satisfaction, le sacrifice, la rédemption, l’efficience [12]. Il en existe d’autres, notamment celle, très actuelle, de solidarité. Mais Balthasar écarte résolument notamment cette dernière notion pour se concentrer sur celle de substitution qui devient le pivot de toute sa sotériologie (DD III, 3ème partie).
N’est-ce pas parce qu’elle honore le plus la logique de l’amour ? En effet, se substituer, c’est prendre la place de (quelqu’un). Or, c’est ce que le Christ opère sur la Croix : il subit ce que le pécheur devait subir. Cette substitution se poursuit, encore plus radicalement, lors de la descente aux enfers : le Samedi Saint ajoute à la souffrance et à l’angoisse indicibles de la Passion, l’épreuve sans nulle consolation de la séparation d’avec le Père, dans la ténèbre de l’enfer. Il éprouve jusqu’au bout mais sans nulle culpabilité, ce que le pécheur vit en se séparant volontairement de Dieu. N’est-ce pas le sens du « Éloï éloï lema sabachtani » (Mc 15,34) et des deux paroles de saint Paul souvent citées par Balthasar : « Dieu l’a [le Christ] fait péché pour nous » (2 Co 5,21) ; le Christ est « devenu malédiction pour nous » (Ga 3,13) ?
Or, de toutes les manières de racheter le péché, prendre la place du pécheur va au bout de la livraison de soi. Un simple constat l’atteste. Où est le plus grand amour : dire à une personne qui va mourir : « Je suis solidaire de votre souffrance », ou bien : « Je prends ta place » et le faire ? Si le propre de l’amour est de se donner, la substitution manifeste au plus haut point la gloire d’aimer ; elle constitue l’extrême et l’achèvement indépassable de l’amour sur lequel s’ouvre la seconde partie de l’Évangile selon sain Jean (Jn 13,1).
e) Le drame de l’amour au sein de la Trinité
Mais il faut aller plus loin. Ce drame du salut ne concerne pas seulement l’économie. En effet, Balthasar reproche à la théologie de ne pas avoir assez pris en compte l’engagement de la Trinité tout entière dans l’œuvre rédemptrice. Tout à l’inverse, les cinq volumes de la DD se présentent comme un vaste mouvement d’intériorisation du drame du salut en Dieu même : l’anthropologie théologique développée par DD II.1 traite de l’homme en Dieu ; la christologie de DD II.2 concrétise cette dramatique en incluant les hommes dans le mystère du Christ ; la sotériologie dramatique développée par DD III plante la Croix au cœur de la Trinité [13] ; enfin, l’eschatologie élaborée dans DD IV fait entrer « le monde en Dieu » (troisième partie), de sorte qu’au terme, tout est tellement intégré « dans l’espace divin [14]« qu’il ne reste hors de lui que le péché, lui-même séparé du pécheur.
Pourquoi ce mouvement d’intériorisation en Dieu, doublant et fondant la dynamique de la substitution ? Le drame du salut ne pourrait avoir lieu s’il ne trouvait en Dieu même, dans les relations entre les Personnes divines, leur condition de possibilité. Nous touchons ici l’une des intuitions les plus centrales de Balthasar : la manière dont il considère les relations entre les hypostases divines. Dans la génération, le Père donne la vie au Fils ; et cette donation consiste dans une radicalité totale et inimaginable : elle est une désappropriation, un dépouillement total, puisqu’il donne au Fils d’être Dieu comme lui et avec lui dans l’unité. À la suite de Boulgakov, Balthasar va jusqu’à parler d’une kénose au sein de la Trinité : « la kénose reste toujours le mystère le plus essentiel de Dieu [15] ». Ce qu’il importe de voir est que l’exinanitio introduit un hiatus entre les hypostases trinitaires. Alors que la théologie patristique et la scolastique ont combattu l’hérésie arienne en manifestant le plus possible la proximité des Personnes divines dans l’unité d’essence, à l’époque moderne plus sensible au mystère de la négativité, la kénose introduit entre elles une distance, voire l’équivalent d’une séparation. Dès lors, tout drame, toute tension créée, et jusqu’à la séparation causée par le péché, sont depuis toujours déjà comme englobés dans la distance encore plus grande existant entre le Père et le Fils. Et l’œuvre de l’Esprit est de tenir ouverte cette tension tout en en maintenant l’unité.
Or, cette originale contemplation du mystère trinitaire, qui retient le meilleur de la méditation protestante sur Dieu en évitant soigneusement d’y introduire tout devenir et donc toute mythologie, n’est qu’un déploiement de la parole johannique : « Dieu est amour ». En effet, alors que saint Augustin ou saint Thomas comprennent la procession du Fils à partir de la génération du Fils ou de la prolation d’un Verbe, donc à partir de la dynamique de l’intelligence, Balthasar l’envisage à partir de l’amour seul [16] : le Père est l’abîme de l’amour absolu qui s’abandonne totalement au Fils dans la communication de sa divinité ; le Fils retourne le don à son Père dans une action de grâces tout aussi insondable ; et l’Esprit est le fruit surabondant du Père et du Fils, leur communion et l’excès même de l’amour.
Précisons enfin que Balthasar n’affirme jamais rien de la théologie (la vie immanente de Dieu) qu’à partir de ce que l’économie donne à contempler : sa théologie trinitaire est intégralement christologique.
f) La réponse d’amour
Jusqu’à maintenant, nous avons considéré le salut du point de vue de Dieu qui s’offre pro nobis. Or, à l’instar de l’esthétique, jamais la dramatique ne sépare le pôle objectif (le Christ qui se donne dans l’excès même de son amour) du pôle subjectif (le pécheur qui appelle le salut). Ce dernier est souvent pensé dans les termes de l’ecclésiologie et de la sacramentaire. Mais Balthasar estime que si ce point de vue est nécessaire, il est insuffisant ; plus encore, il est précédé par un autre : la réceptivité du sujet. À Dieu qui se donne doit d’abord et avant tout correspondre un sujet qui reçoit. Plus encore, il serait inimaginable que Dieu puisse ainsi offrir sa grâce à l’homme si une créature ne pouvait l’accueillir à la mesure de ce qu’il offre. Et Marie se présente comme la « servante » (cf. Lc 1,38) totalement obéissante, dans le Fiat de la foi, à la Parole divine qui s’incarne.
Voilà pourquoi la mariologie est, pour Balthasar, le corollaire absolument requis par la christologie et la sotériologie. Plus encore, Marie constitue la première Église et l’Église par excellence. De même le principe pétrinien (la hiérarchie, les sacrements, etc.) est toujours subordonnée au principe marial, comme la sainteté offerte à la sainteté vécue. Il s’en suit un regard particulièrement harmonieux sur l’Église-épouse qui se fonde sur l’intériorité de la foi aimante sans en rien sacrifier la structure visible. Et cette perspective mariologique et ecclésiologique est intégralement interprétée dans une logique de la réception et de la donation, donc de l’amour. Une nouvelle fois, celui-ci constitue la clé de lecture permettant de déchiffrer les différents aspects de la théologie balthasarienne.
g) La logique de l’amour
Les développements de l’Esthétique et de la Dramatique n’ont toutefois pas répondu à une dernière question : comment l’infinité de Dieu peut-elle se dire à travers finitude du créé, qu’il s’agisse du Christ ou de l’esprit de l’homme ? Or, « se dire » relève du sens et de la vérité. Voilà pourquoi un dernier volet est nécessaire qui soit tout centré sur le vrai, autrement dit sur le Logos. Il se présente donc comme une théo-logique (TL) ; celle-ci va se déployer en trois volumes.
Or, là encore, la réponse renvoie à l’amour. Cela est déjà vrai du monde créé (TL I). La vérité mondaine est mystère. En effet, comme le montrait l’exemple de la fleur ci-dessus, le fond de l’être se dévoile, apparaît, se donne à voir ; en même temps, celui-ci s’enveloppe, se dérobe à toute connaissance exhaustive, car jamais le fond ne peut s’épuiser dans son apparition. Or, la raison la plus ultime de ce voilement tient à l’amour : face au don lumineux de l’être, face à la splendeur du cadeau inestimable de la vérité, l’amour ferme pudiquement les yeux et enveloppe l’excès de cette clarté dans les plis de son manteau. Ainsi est-ce l’amour qui explique l’union sans confusion du dévoilement et du secret de l’être [17].
Cela se vérifie a fortiori de la vérité de Dieu (TL II). La réponse à la question sur laquelle vrille toute la Theologik – comment le fini peut-il dire adéquatement l’infini ? – tient en un mot : la Vérité de Dieu est le Christ (cf. Jn 14,6). Mais cette vérité n’est pas seulement la manière dont le Christ manifeste Dieu, elle est l’exégèse que, dans sa parole et, plus encore, dans son action, le Fils fait du Père ; or, rien ne s’éclaire qu’à la lumière de l’amour semper major (toujours plus grand) de Dieu pour les hommes. Voilà pourquoi Balthasar affirmer que la logique théologique, loin d’engager la seule raison, est une « logique de l’amour [18] ». Par ricochet, toute la logique philosophique s’en trouve éclairée : en son fond le plus intime, l’être créé apparaît comme amour.
Enfin, de même que le Fils exégétise (c’est-à-dire révèle) le Père, de même l’Esprit exégétise le Fils : telle est l’identité de « l’Esprit de Vérité » (cf. Jn 14,17 ; etc.) et la thèse centrale de TL III. En effet, il est celui qui introduit dans la connaissance du Fils ; or, cette connaissance, loin d’être froide adhésion à une vérité, constitue une vie intime et transformante ; et, en son dynamisme ultime, l’Esprit est celui qui sonde (autrement dit fait connaître) l’abîme sans fond de l’amour de Dieu (du Père) (chap. 7). En pensant le spécifique de l’Esprit en relation avec la Vérité (non seulement assimilée mais aimée), Balthasar s’oppose une nouvelle fois, sur la base même de l’Écriture, à la distinction trop tranchée de l’analogie psychologique attribuant la cognitio au Fils et la voluntas ou l’amor à l’Esprit.
3) Une philosophie de l’amour
On l’a vu, l’opus magnum de la Trilogie se fonde sur la distinction des trois transcendantaux. Bien que ce soit des notions premières, le théologien bâlois ne s’est pas contenté d’enregistrer cette très antique et vénérable classification, il a tenté d’en rendre compte. Dans le petit volume, conclusif autant qu’apéritif, ajouté à la Trilogie et intitulé Épilogue (É), il a cherché à déterminer la logique secrète qui les sous-tend et les anime. Or, une nouvelle fois, il a rencontré l’amour.
En effet, en son fond, le beau se définit comme un « se-montrer », le bien comme un « se-donner » et le vrai comme un « se-dire » (É, II.5-7). Un dynamisme commun habite donc chacune des trois passiones entis, ainsi que l’atteste le pronom personnel « se ». L’être se trouve polarisé (4) entre son apparition et son intimité secrète (3). Nous rencontrons donc pour la troisième fois la distinction entre fond et apparition qui ouvre toute la Trilogie (GC I) et dont Vérité du monde (TL I) rend longuement compte. Mais cette épiphanie est ici éclairée de l’intérieur par le dynamisme de l’amour : la raison la plus ultime qui conduit l’être à se communiquer sous la triple figure du « montrer », du « donner » et du « dire » se fonde sur une gratuité inconcevable, sur le mystère encore plus profond de la fécondité (cf. É, III.3). L’amour est donc le « super-transcendantal » qui, de l’intérieur, meut et éclaire tout à la fois les autres transcendantaux [19].
Précisons enfin que jamais Balthasar ne présente l’amour comme un au-delà de l’être. Tout au contraire, en son cœur, l’être est – non pas Idée (Platon), substance (Aristote), expressio (Bonaventure), acte (Thomas d’Aquin), esprit (Hegel), mais – amour. En celui-ci réside « le mystère le plus profond de l’être [20] ».
4) La triple figure de l’amour
Ainsi, « le noyau de l’être consiste dans l’amour [21] ». Mais qu’est-ce que l’amour pour Balthasar [22] ? Les exposés soulignent en général surtout un aspect, il est vrai le plus développé sous la plume du théologien suisse : l’amour comme réceptivité, obéissance, voire comme totale désappropriation de soi et dépossession, d’un mot, comme kénose (cf. Ph 2,6). Cet amour trouve sa figure achevée dans l’obéissance absolue du Fils vis-à-vis du Père, sous l’impulsion de l’Esprit.
Il ne faudrait pas négliger un autre aspect développé plus occasionnellement mais nullement absent : l’amour est surplus, fécondité. Plus encore, on l’a vu, le dynamisme d’abandon n’est possible que parce qu’il est précédé par la surabondance, la générosité du don aimant. Avant d’être kénotique, l’amour du Père pour le Fils est diffusion, expansion et l’Esprit se comprend justement comme celui qui, au sein de la Trinité, est l’« excès de l’amour », la merveille qui dépasse toute attente, « non seulement pour nous, mais pour Dieu même [23]. »
Mais l’amour ne risque-t-il pas d’osciller sans fin entre la passivité suprême de la kénose et le jaillissement créatif de la fécondité ? En fait, ici ou là, Balthasar ébauche un troisième visage de l’amour : l’enveloppement. En effet, du chaud enveloppement maternel qui permet à l’enfant de s’éveiller à la vie jusqu’à l’inclusion de tout le théâtre du monde dans l’espace intratrinitaire, en passant par la pudeur voilant en son sein la splendeur du vrai, l’amour se présente comme un « chez-soi » qui héberge l’être [24].
5) Conclusion
Dans ce bref exposé, j’ai cherché à montrer que, si touffue et si riche soit l’œuvre du grand théologien suisse, unique semble être la clé qui y introduit et conduit à son cœur : l’amour – dans toute sa vérité analogique, humaine et divine. Chemin faisant, nous avons ainsi vu qu’il éclairait les principales notions structurant sa théologie – la figure, la gloire, le drame, la substitution, la place de Marie, la possibilité de dire Dieu, l’articulation du Fils et de l’Esprit de Vérité [25] – et même sa philosophie – les transcendantaux, le mystère de l’être, sa bipolarité, son épiphanie.
Je terminerai par une anecdote. Le cardinal Ratzinger présida la messe d’enterrement de son grand ami Hans Urs von Balthasar avec qui il avait, notamment, rédigé un petit ouvrage sur l’Église [26]. Arrive la mise en terre ; le cercueil descend mais, trop grand pour le trou creusé, il racle les parois. Le futur Benoît xvi eut alors ce mot aux résonances multiples : « Hans, tu fus toujours trop grand pour nous ! » À l’image de Dieu qui – n’étant qu’Amour – est semper major…
Note bibliographique
Les citations sont tirées de la Trilogie et sont empruntées aux traductions françaises (peu fiables quand elles sont signées Camille Dumont). Sont indiquées les initiales de la partie suivies du n° du tome de l’édition et de celui de la page :
La Gloire et la Croix. Abrégé GC. Tous les tomes ont paru dans la coll. « Théologie », Paris, Aubier : I. Apparition. Les aspects esthétiques de la Révélation, n° 61, 1965 ; II. Styles. 1. D’Irénée à Dante, tn° 74, 1968. 2. De Jean de la Croix à Péguy, n° 81, 1972. III. Théologie. 1. Ancienne Alliance, n° 82, 1974, 2. Nouvelle Alliance, n° 83, 1975. IV. Le domaine de la métaphysique. 1. Les fondations, n° 84, 1981. 2. Les constructions, n° 85, 1982. 3. Les héritages, n° 86, 1983. Toutes les trad. sont de Robert Givord, à qui s’ajoute Hélène Bourboulon pour Styles, et Henri Englemann pour Le domaine de la métaphysique.
La Dramatique divine. Abrégé DD. Les trois premiers tomes sont édités dans la coll. « Le Sycomore », Paris, Éd. Lethielleux et Namur, Culture et Vérité et les deux derniers à Namur, Culture et Vérité : I. Prolégomènes (1973), trad. André Monchoux avec la coll. de Robert Givord et Jacques Servais, 1984. II. Les personnes du drame. 1. L’homme en Dieu (1976), trad. Yves Claude Gélébart avec la coll. de Camille Dumont, 1986. 2. Les personnes dans le Christ (1978), trad. Robert Givord avec la coll. de Camille Dumont, 1988. III. L’action (1980), trad. Robert Givord et Camille Dumont, 1990. IV. Le dénouement (1983), trad. inconnue, série « Ouvertures » n° 9, 1993.
La Théologique. Abrégé TL. Les trois tomes, ainsi qu’Épilogue, sont publiés chez Culture et Vérité (Namur pour le premier et Bruxelles pour les autres), dans la série « Ouvertures ». I. La vérité du monde (1985), trad. Camille Dumont, n° 11, 1994. II. Vérité de Dieu (1985), trad. Béatrice Déchelotte et Camille Dumont, n° 14, 1995. III. L’Esprit de vérité (1987), trad. Joseph Doré et Jean Greisch, n° 16, 1996.
Épilogue (1987), trad. Camille Dumont, n° 20, 1997. Abrégé É.
Brèves biographie et bibliographie de Balthasar (pour le collectif sur les théologiens suisses)
Hans-Urs von Balthasar est né à Lucerne le 12 août 1905. Il fait des études en littérature et philosophie. L’été 1927 se déroule une expérience spirituelle, pendant les 30 jours, qui le décide de rentrer dans la Compagnie de Jésus. Prêtre en 1936, il rencontre la mystique protestante Adrienne von Speyr, qu’il contribue à convertir au catholicisme. Fondant avec elle la communauté Saint-Jean, il quitte la Compagnie. Après une période d’épreuve, son œuvre théologique, immense, est de plus en plus connue et reconnue. Pour elle, il reçoit le prix Paul VI en 1984 pour la théologie et est créé cardinal par Jean-Paul II ; il meurt le 26 juin 1988 deux jours avant de recevoir sa barrette de cardinal.
Son grand œuvre est ce que l’on appelle la Trilogie, qui se compose de trois volets : 1. une esthétique théologique traduite sous le nom La Gloire et la Croix. Les 8 tomes (7 volumes en allemand) sont édités dans la coll. « Théologie », Paris, Aubier, de 1965 à 1983 ; 2. une dramatique théologique traduite sous le nom La Dramatique divine. Les 3 premiers sont édités chez « Le Sycomore », Paris, Ed. Lethielleux, Namur, Culture et Vérité et les deux derniers à Namur, Culture et Vérité, de 1984 à 1993 ; une logique théologique sous le nom La Théologique. Les 3 tomes sont édités chez Culture et Vérité (Namur pour le premier et Bruxelles pour les autres), dans la série « Ouvertures », de 1994 à 1996. A titre d’introduction, on peut lire : L’amour seul est digne de foi, trad. Robert Givord, Aubier, Paris, 1966.
[1] DD II.1, p. 224. Sur les abréviations, cf. la note bibliographique au terme de l’article.
[2] Cf. Cornelia Capol, Hans-Urs von Balthasar. Bibliographie, Fribourg (Suisse) et Einsiedeln, Johannes Verlag, 1990. Couvre les écrits de Balthasar de 1925 à 1990.
[3] Balthasar a lui-même proposé tous les 10 ans, à partir de 1945, une synthèse de ses propres travaux. Ces synthèses sont regroupées dans À propos de mon œuvre. Traversée, trad. Joseph Doré et Chantal Flamant, coll. « Ouvertures » n° 22, Bruxelles, Lessius, 2002. Sur la vie de Balthasar, cf. Elio Guerriero, Hans Urs von Balthasar, trad. Frances Georges-Catroux, coll. « Mémoire chrétienne », Paris, Desclée, 1993. Sur sa théologie, cf. la brève introduction de Joseph Doré « Hans Urs von Balthasar », Études, juin 2002, p. 789-800 ; et les ouvrages d’Angelo Scola Hans Urs von Balthasar. Un grand théologien de notre siècle, trad., Paris, Mame, 1999 ou d’André-Marie Ponnou-Delaffon La théologie de Balthasar, coll. « Essais de l’École Cathédrale », Paris, Parole et Silence, 2005.
[4] Pour ceux qui trouvent la pensée de Balthasar encore trop germinative et trop incertaine sur certains points, pourrait-on émettre l’hypothèse selon laquelle Balthasar serait comme l’Albert le Grand qui précède et prépare le Thomas d’Aquin qu’attend le xxie siècle ?
[5] Apocalypse de l’âme allemande. Études pour une doctrine des attitudes dernières, Salzburg, A. Pustet, 3 volumes, 1937-1939. Il est significatif que le premier volume porte le titre de Prometheus.
[6] Cf. GC IV.3, p. 389.
[7] Ainsi que le montre lumineusement le beau livre de Manfred Lochbrunner, Analogia Caritatis. Darstellung und Deutung der Theologie Hans Urs von Balthasars, coll. « Freiburger Theologische Studien » n° 120, Freiburg-im-Brisgau, Herder, 1981.
[8] Hans-Urs von Balthasar, « Christliche Botschaft in diser Welt », Civitas (Lucerne), 22 (1966-1967), p. 360-367, ici p. 363.
[9] « Bewegung zu Gott », Hans-Urs von Balthasar, Spiritus Creator. Skizzen zur Theologie III, Freiburg et Einsiedeln, Johannes Verlag, 1967, p. 13-50, ici p. 25.
[10] On qualifie de transcendantale (au sens scolastique du terme), une notion qui est aussi universelle que l’être et peut donc se dire de Dieu comme de toute créature. Sur l’application à Balthasar, cf. Mario Saint-Pierre, Beauté, bonté, vérité chez Hans-Urs von Balthasar, coll. « Cogitatio fidei » n° 211, Paris, Le Cerf, 1998.
[11] GC I, p. 11.
[12] Summa theologiæ, IIIa, q. 48.
[13] « L’événement de la croix ne peut être considéré que sur l’arrière-plan trinitaire » (DD III, p. 295).
[14] DD IV, p. 341. Cf. Jean-Paul II, Lettre encyclique Fides et ratio, 14 septembre 1998, n. 94 « la première tâche de la théologie est l’intelligence de la kénose de Dieu ».
[15] DD III, p. 309.
[16] « «Dieu est l’Amour» et rien d’autre » (É, p. 66-67).
[17] TL I, p. 223-225.
[18] TL II, p. 28-32.
[19] L’amour « est le « transcendantal pur et simple » qui embrasse la réalité de l’être, de la vérité et de la bonté » (Gustav Siewerth, cité en TL II, p. 191).
[20] É, p. 79.
[21] TL I, p. 234.
[22] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, « L’être comme amour. Une triple figure de l’amour dans la Trilogie de Hans-Urs von Balthasar ? Propositions et prolongements », Chrétiens dans la société actuelle l’apport de Hans-Urs von Balthasar pour le troisième millénaire, éd. Didier Gonneaud et Philippe Charpentier de Beauvillé, Colloque de la Faculté de théologie de l’Institut Catholique de Lyon, jeudi 17 et vendredi 18 novembre 2005, Magny-les-Hameaux, Socéval éd., 2006, à paraître.
[23] TL III, p. 151.
[24] Cet amour que Balthasar célèbre dans ses écrits, soulignant combien une théologie se fait « à genoux » (« La théologie telle qu’il la concevait devait être profondément unie à la spiritualité », dit Benoît xvi dans son message à un Congrès international sur l’œuvre théologique de Hans Urs von Balthasar qui s’est tenu les 6 et 7 octobre 2005, à l’Université pontificale du Latran), il en vit, par exemple, dans l’extraordinaire empathie qu’il éprouve à l’égard d’un si grand nombre d’auteurs, passés ou présents, mais aussi dans ses multiples relations, où il intègre sans confusion ni séparation l’érôs (le désir ou l’amour humain ascendant), la philia (l’amitié) et l’agapè (l’amour divin descendant).
[25] Il aurait fallu rajouter la dimension eucharistique, constamment présente.
[26] Marie, première Église, trad. Robert Givord, Joseph Burkel et Charles Chauvin, Paris-Montréal, Médiaspaul, 31998. On n’en finirait pas de noter les points de contact entre la pensée de Benoît xvi et la théologie de Balthasar (par exemple la superbe homélie du 8 décembre 2005 pour le quarantième anniversaire de la clôture du Concile Vatican II et la fin du Synode sur l’Eucharistie mentionne explicitement la différence du « principe marial » et du « principe pétrinien »), sans toutefois oublier les prises de distance (par exemple la dynamique de l’éros face à l’agapè développée par l’encyclique Deus caritas est, corrige ce qu’il peut y avoir de trop passif dans ce que dit Balhasar de l’attitude de la créature vis-à-vis de son Créateur).