Une belle prière méconnue de l’Offertoire

Tout fidèle sait que, lors de l’Offertoire, le prêtre, après avoir présenté le calice, s’incline profondément (c’est ce que demande la liturgie) avant de procéder au lavabo (il se lave les mains). Mais sait-il que, pendant son inclinaison, il prononce une prière à voix basse, quelles sont les paroles de cette oraison et quelle en est la signification profonde ?

L’ancienne traduction disait : « Humbles et pauvres, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi ». Plus proche du texte latin, la nouvelle traduction liturgique prie ainsi : « Le cœur humble et contrit, nous te supplions, Seigneur, accueille-nous : que notre sacrifice, en ce jour, trouve grâce devant toi, Seigneur notre Dieu ».

En fait, le texte latin s’exprime différemment : « In spiritu humilitatis et in animo contrito suscipiamur a te, Domine ; et sic fiat sacrificium nostrum in conspectu tuo hodie ut placeat tibi, Domine Deus ». Rendons cette prière le plus littéralement possible cette prière, quitte à égratigner notre oreille : « Dans un esprit d’humilité, et dans une âme contrite, que nous soyons reçus par toi, Seigneur ; ainsi, que notre sacrifice soit fait devant toi aujourd’hui, afin qu’il te plaise ».

Centrons-nous sur la seule formule, aussi admirable qu’étonnante : « suscipiamur a te ». Elle contient un riche enseignement : « suscipiamur » est le subjonctif présent passif à la première personne du pluriel du verbe suscipere, qui signifie « recevoir ». Il faut donc traduire : « que nous soyons reçus ». Ou, de manière plus légère, mais fidèle au sens : « laissons-nous recevoir », en l’occurrence, par toi, Seigneur. Deux signes nous confirment qu’il s’agit de la bonne traduction. Le premier est interne au texte. Quelques secondes après cette prière secrète, le peuple va répondre en se mettant debout au terme de l’offertoire : « Que le Seigneur reçoive de vos mains ce sacrifice… ». Or, cette nouvelle et heureuse traduction rend le latin « suscipiat », qui est le même verbe que ci-dessus, à la troisième personne du subjonctif présent actif. Le même mot dans le même contexte appelant la même interprétation, la signification est donc bien celle de « recevoir ». Le second indice renvoie à la source biblique de la prière précédant le lavabo, à savoir un passage la longue supplication d’Azarias, l’un des trois enfants précipités dans la fournaise : « avec nos cœurs brisés, nos esprits humiliés, reçois-nous » (Dn 3,39). Outre le verbe « recevoir » – qui est donc la bonne traduction –, nous retrouvons la mention répétée (cette itération est une trait caractéristique de la poésie biblique) du cœur et de l’esprit.

La traduction liturgique présente un double inconvénient. Primo, elle affaiblit le « recevoir » qui est beaucoup plus large et fondamental, par un « accueillir » qui est beaucoup plus banal et surtout, nous allons le voir, beaucoup moins décisif vis-à-vis d’une théologie du don. Secundo, elle s’adresse directement à Dieu, au lieu de continuer à souligner l’attitude que l’homme doit adopter vis-à-vis de Lui lorsque son cœur est humble et contrit. Comprenons bien la deuxième critique. On pourrait objecter que cette prière doit être préférée, puisqu’elle est centrée sur Dieu au lieu d’être centrée sur l’homme. En fait, l’expression latin « suscipiamur a te » s’adresse bien à Dieu : « a te ». Surtout, elle le situe beaucoup plus au centre, en permettant à l’homme de lui donner cette place, ainsi que nous allons le voir.

Deux questions qui, au fond, n’en sont qu’une : quel est le sens de cette formule ? pourquoi donc la traduction française, même actuelle qui est sensée être plus proche du latin liturgique, s’obstine-t-elle à traduire le « suscipiamur a te » par le faible « accueille-nous » et non par le puissant « que nous soyons reçus » ?

Pour comprendre la signification profonde de cette expression, il faut convoquer la théologie de l’amour-don qui nous est chère, en l’occurrence, la dynamique quaternaire : se donner, se recevoir, se donner en retour, se recevoir en retour. Ici appliqués aux relations entre Dieu et les fidèles, par la médiation du prêtre. Or, cette dynamique, dont on pourrait montrer qu’elle sous-tend toute la liturgie eucharistique, est encore inexplicitée.

En premier lieu, Dieu est celui qui donne et se donne à nous : il donne les oblats ; et il va bientôt se donner en personne, à savoir dans la Personne de son Fils. Et tel est le premier sens de l’Offertoire : recevoir le pain et le vin qui deviendront « le pain de la vie » et « le vin du Royaume éternel » (littéralement : « la boisson spirituelle : potus spiritualis »).

En deuxième lieu, le fidèle (et cela vaut aussi pour le prêtre qui, tout autant que le peuple, vit la messe aussi pour lui, ainsi que la nouvelle traduction de la liturgie l’affirme et que nous allons le redire : « Que mon sacrifice qui est aussi le vôtre… »). Or, de même que le Père donne et se donne, de même, le prêtre non seulement reçoit, mais se reçoit. Et tel est justement le sens de notre formule : « que nous soyons reçus » en personne, autrement dit : « que nous nous recevions de Toi ». Nous sommes dorénavant à même d’en percevoir toute la pertinence et toute la profondeur : alors que l’accueil en demeure à une attitude générale qui pourrait être superficielle ou passive, il s’agit pour le fidèle, de recevoir rien moins que son être du « Seigneur Dieu », c’est-à-dire du Père qui est « l’Amour fontal ».

Cette interprétation est confirmée par la vertu qui accompagne cet acte. En effet, à chacun des quatre moments de la dynamique quaternaire est associé une vertu qui y prépare : la charité dont l’acte consiste à se donner, l’humilité à se recevoir, la reconnaissance (gratitude) à se donner en retour, la vulnérabilité à se recevoir en retour. Or, le début de l’oraison souligne l’humilité de l’esprit et la contrition de l’âme qui en est la modalité pénitente.

Dès lors, en troisième lieu, s’étant ainsi reçu intimement de Dieu, le prêtre et le fidèle peuvent se donner à leur tour. Et tel est l’objet de la double prière en miroir qui achève l’Offertoire. Celle du prêtre qui invite les fidèles à s’offrir, avec lui, en sacrifice (« ut meum ac vestrum sacrificium »). Or, l’essence du sacrifice consiste dans le don de toute sa personne, selon l’enseignement des versets ouvrant la seconde partie de l’épître aux Romains (cf. Rm 12,1-2). Celle du peuple qui répond en demandant – en écho au premier « suscipere », ainsi que nous l’avons déjà évoqué – que « le Seigneur reçoive le sacrifice [Suscipiat Dominus sacrificium] ».

Et le quatrième temps de la dynamique du don – la réception en retour du Donateur divin – est implicitement présent. En effet, nous demandons à Dieu de « recevoir ». Or, la prière liturgique qui est la prière même du Christ en son Église ne peut pas ne pas être exaucée.

 

Ainsi, ces simples mots « suscipiamur a te » touchent la signification la plus profonde de l’Offertoire et de la prière eucharistique qui va suivre : nous offrir au Père afin qu’il nous transforme en d’autres Christs. De même que, par la première épiclèse, l’Esprit du Père transformera le pain et le vin dans le Corps et le Sang du Christ, de même, par la seconde épiclèse, il transformera nos esprits humbles et nos âmes contrites dans le Corps mystique du Christ.

Pascal Ide

27.7.2023
 

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