Et si l’imaginaire guérissait ? Ou comment aider une personne qui peine à changer ?

Pour nous, surtout nous les Français, l’imagination blesse : « Folle du logis » (Malebranche), « maîtresse d’erreur et de fausseté » (Pascal), elle aveugle la raison et affaiblit la volonté. Et si c’était le contraire ? Mettons-nous à l’écoute d’une parole de Jésus que nous ne prenons pas assez au pied de la lettre et donc au sérieux. Citons-la d’après la traduction liturgique, puisque nous l’avons entendue hier [1]. Aux disciples qui lui demandent pourquoi il parle aux foules  en paraboles, Jésus répond :

 

 « À vous il est donné de connaître les mystères du royaume des Cieux, mais ce n’est pas donné à ceux-là.

[…]  Si je leur parle en paraboles,

c’est parce qu’ils regardent sans regarder,

et qu’ils écoutent sans écouter ni comprendre.

Ainsi s’accomplit pour eux la prophétie d’Isaïe :

‘Vous aurez beau écouter, vous ne comprendrez pas.

Vous aurez beau regarder, vous ne verrez pas.

Le cœur de ce peuple s’est alourdi :

ils sont devenus durs d’oreille,

ils se sont bouché les yeux,

de peur que leurs yeux ne voient,

que leurs oreilles n’entendent,

que leur cœur ne comprenne,

qu’ils ne se convertissent,

– et moi, je les guérirai’ » (Mt 13, 10-15).

 

Jésus commence négativement et même durement. Il affirme que non seulement son auditoire est fermé, donc privé de la vérité, mais qu’il est responsable de cette fermeture. Et ce diagnostic est d’autant plus culpabilisant qu’il semble enfermant, c’est-à-dire inconditionnement négatif. Pourtant, vous avez bien lu les mots que j’ai intentionnellement soulignés, eux-mêmes tirés de la prophétie d’Isaïe : « et moi, je les guérirai » (Is 6,9-10) [2]. Au pire, on les écarte comme incompréhensibles ; au mieux, on fait de la parabole, une sorte de « faute de mieux » qui doit attendre la lumière de la foi pour enfin les éclairer et ainsi bénéficier de l’interprétation de Jésus. Mais, dans les deux cas, l’on annule la portée même de la parole de Jésus qui double son autorité de l’accomplissement d’une prophétie vétérotestamentaire, nous affirmer pourtant clairement que la parabole, cette merveille inventée par l’imagination de Jésus, guérit. Comment le comprendre ?

D’un mot, Jésus affirme donc que, face à celui dont les yeux et les oreilles sont fermés, autrement dit celui qui est incapable de reconnaître la vérité (sur lui, Jésus, mais aussi sur sa propre vie), il y a encore une ressource pour guérir : la parabole. D’un mot, la parabole est guérissante. Avant de tenter de mieux comprendre pourquoi, rappelons-nous un épisode fameux de l’Ancien Testament. David vient de pécher gravement et répétitivement (il n’est pas que luxurieux, adultère et violent avec Bethsabée, il est aussi assassin, menteur, traître, etc.). Que fait Dieu ? Il ne veut pas d’abord le punir, mais l’appeler à la conversion. Mais comment David pourra-t-il reconnaître ce mal si, pour le commettre de manière aussi obstinée, il se le cache à lui-même, et donc se justifie de manière opiniâtre ? Comment s’adresser à une conscience morale particulièrement obscurcie ? Bref, comment parler à celui qui regarde sans regarder », « se bouche les yeux » ? Par une parabole…

Il lui envoie le prophète Nathan qui lui raconte l’histoire suivante :

 

« Dans une même ville, il y avait deux hommes ; l’un était riche, l’autre était pauvre.

Le riche avait des moutons et des bœufs en très grand nombre.

Le pauvre n’avait rien qu’une brebis, une toute petite, qu’il avait achetée.

Il la nourrissait, et elle grandissait chez lui au milieu de ses fils ;

elle mangeait de son pain, buvait de sa coupe, elle dormait dans ses bras : elle était comme sa fille.

Un voyageur arriva chez l’homme riche. Pour préparer le repas de son hôte, celui-ci épargna ses moutons et ses bœufs. Il alla prendre la brebis du pauvre, et la prépara pour l’homme qui était arrivé chez lui ».

 

Mesurons tout l’art du narrateur. Il met en scène d’un côté, un homme, plus précisément, riche extérieurement et quantitativement de ses biens. De l’autre, un homme pauvre, mais intérieurement et qualitativement riche de son amour de ce bien. Nathan décrit le premier en une simple phrase, alors qu’il détaille longuement le second, suscitant amour et préparant la compassion. La réponse de David ne se fait pas attendre. Il s’enflamme d’une grande colère et s’exclame : « Par le Seigneur vivant, l’homme qui a fait cela mérite la mort! Et il remboursera la brebis au quadruple, pour avoir commis une telle action et n’avoir pas épargné le pauvre »

Et Nathan de tirer aussitôt la portée éthique de la fable : « Cet homme, c’est toi ! » (2 Sm 12,1-6) L’on sait la suite. David ne se dérobe pas à la lumière de la vérité et à l’exigence du retour au bien. Ses yeux se dessillent, son cœur s’humilie, ses pieds se mettent en marche vers la conversion. La parabole a guéri David.

 

Les Saints se sont inscrits dans ce sillage biblique. C’est ce qu’atteste un épisode de la vie de la petite Thérèse au Carmel de Lisieux [3]. La supérieure, Mère Marie de Gonzague, n’a pas été réélue et elle en ressent une profonde amertume. Ce n’est bon ni pour ses sœurs, ni surtout pour son âme. Comment l’aider à en prendre conscience ? Ne rien dire, ce n’est pas être complice, mais c’est se dérober à l’exigence évangélique de la correction fraternelle (cf. Mt 18,15-20) [4]. Dire en face (Thérèse en aurait le courage), c’est courir le risque du mécanisme victimaire bien connu de la double peine (« Non seulement je souffre, mais tu m’accables d’en être responsable »), donc du déni. Notre astucieuse et ingénieuse carmélite trouve la solution en écrivant le jour de la fête des Saints Apôtres, le 29 Juin 1896, une lettre intitulée : « Légende d’un tout petit Agneau ». Autrement dit, elle emprunte la voie parabolique : elle raconte une histoire assez distante pour que l’amour-propre de l’ancienne prieure soit ménagé, mais assez transparente pour qu’elle puisse faire son effet. Et la guérir. Je vous la laisse découvrir [5].

Benoît XVI et François ne font pas autrement lorsqu’ils multiplient de manière inventive les images ou les exemples [6].

 

Pour aider une personne qui aller vers le bien, s’arracher au mal, bref, pour se convertir, apparemment il y a deux voies et seulement deux voies. La voie de l’intelligence : montrer le bien ou les conséquences du mal. La voie de la volonté : faire désirer le bien, y exhorter, faire craindre le mal, voire punir.

Mais il vaut la peine de peser le diagnostic (qui vaut aussi pronostic) de Jésus. Ses auditeurs (le peuple, pas les disciples) sont fermés et bien fermés : au dehors (les yeux et les oreilles) et au-dedans (le cœur). Plus encore, si quelqu’un s’avise de leur faire remarquer qu’ils sont bouchés à l’émeri, ils tiennent prête une réponse toute faite : « Nous regardons et nous écoutons, tout comme vous. Nous pouvons même vous redire les paroles ou répéter les gestes ». Aussi Jésus décrit-il très exactement l’attitude du peuple quand il redouble le verbe : « ils regardent sans regarder, ils écoutent sans écouter ». Ils croient qu’ils regardent, mais en réalité, ils ne voient rien. Et, pour que l’on ne croit pas qu’il parle des seuls sens externes (la vue et l’ouïe), il ajoute : « ni comprendre ». Qui n’en a un jour fait l’expérience : un enfant, un conjoint, un parent, un ami, un collègue, un voisin qui ne peut, pire, ni ne veut regarder et entendre (Jésus parle du « cœur alourdi ») ? Mais, bien entendu, cette tare universelle affecte l’intégralité de l’univers, sauf notre personne…

Alors, que faire quand l’autre ne voit pas ? Ou, voyant, ne veut pas changer ? De même que multiples sont les chemins de guérison corporelle ou psychique sont nombreuses [7], nombreuses aussi sont les routes qui conduisent à la conversion. Dieu qui multiplie les voies vers l’homme pour qu’il vive, a inventé une troisième voie : celle de l’imagination (qui est aussi celle de l’affectivité). En racontant des histoires. Mieux, des paraboles. Combien de films qui sont une version moderne des paraboles ont changé le spectateur à son insu. Telle est la puissance du témoignage. Telle est la vertu de l’imitation.  L’on explique volontiers l’efficacité de la parabole (par exemple, celle de Nathan) à partir du mécanisme de la projection et de l’identification. C’est passer à côté d’un processus autrement efficient, profond et mystérieux. Un génie du xxe siècle a retrouvé cette intuition (la puissance curatrice de la parabole), lui a donné une assise scientifique et l’a enrôlée dans une pratique régulée : Milton Erickson [8]. Le psychiatre américain qui a renouvelé de fond en comble la guérison de nos blessures psychiques a découvert que, loin d’être la poubelle de nos conflits refoulés, l’inconscient était d’abord une ressource d’autoguérison et qu’il parlait un langage, celui de la métaphore (et pas seulement ni d’abord celui de la métonymie).

 

Nous avons tant d’angles morts : nous croyons voir et ne voyons pas. Tant de raideur, de peurs et de douleurs intérieures. « Donne-moi la chasteté, mais pas tout de suite », priait saint Augustin [9]. Et, à la place de « chasteté » l’on pourrait égréner bien d’autres vertus à demi-espérées : la fidélité dans la prière, la douceur avec nos proches, etc.

Et si, Madame, au lieu de faire des reproches à son mari, le père, au lieu de secouer son fils, si nous, les prêtres, en chaire, au lieu de nous adonner à notre penchant favori, l’exhortation un rien moralisante et culpabilisante, nous racontions ces paraboles médicinales ? Cela supposera que nous faissions appel à ce muscle atrophié par trop d’inaction qu’est notre imagination, et qui ne demande qu’à reprendre du service…

 

Pour finir, une histoire… Dans le beau film de Zefirelli, Jésus de Nazareth, l’apôtre Pierre se met un moment en colère quand Jésus appelle Matthieu parmi ses disciples : comment est-il possible qu’un collecteur d’impôts, un collaborateur des Romains qui s’engraisse injustement sur le dos de ses compatriotes, puisse rejoindre le cercle des intimes ? Trop, c’est trop. Jésus ne le sermonne pas. Il ne lui fait pas le coup du : « Aimez vos ennemis » que Pierre a déjà entendu lors du sermon sur la montagne. Mais il raconte une parabole. La plus belle des paraboles, la plus universelle et la plus profonde. Au coin du feu, Jésus narre la parabole du fils perdu et retrouvé, l’enfant prodigue. Et l’on voit Pierre qui s’approche et écoute intensément. Celui qui avait entendu sans l’entendre l’invitation à aimer comme Jésus et donc à aimer son ennemi, là, se met à écouter de toutes ses oreilles. À la lumière de la flamme,  il regarde celui qu’il avait regardé sans le voir et, bouleversé, retourne vers la Lumière du monde. Même le disciple a parfois besoin d’être guéri par une parole qui est une parabole.

Pascal Ide

[1] Précisément, il s’agit de l’évangile du jeudi de la 16ème Semaine du Temps Ordinaire, année impaire.

[2] Je n’ai pas sur place les instruments qui me permettraient de faire une exégèse de ces termes et ces expressions, notamment pour écarter une autre traduction qui émousse totalement cette pointe : « de peur […] que je ne les guérisse ».

[3] Sur Thérèse et la correction fraternelle, cf. Pierre Descouvemont, Thérèse de Lisieux et son prochain, Paris, Le Cerf, 2003, p. 64-69 et p. 193-206.

[4] Sur les conditions éthiques de la correction fraternelle, acte de la charité, cf. Thomas d’Aquin, Somme de théologie, Iia-IIæ, q. 33. Il y affirme notamment que cet « acte de charité tendant à l’amendement d’un frère, sous la forme d’une admonition » (a. 1) tombe sous le précepte, donc constitue un devoir, lorsqu’il est nécessaire (ibid., a. 2), mais que, pour le pratiquer justement, les inférieurs (l’Aquinate pense aux religieux) doivent respecter « certaines convenances » à l’encontre des supérieurs (ibid., a. 4).

[5] Cf. LT 190. Texte consulté le 27 juillet 2023 sur le site des archives du Carmel de Lisieux : https://archives.carmeldelisieux.fr/correspondance/lt-190-a-mere-marie-de-gonzague-29-juin-1896/

[6] Cf. les exemples donnés dans Pascal Ide, « Le Christ donne tout ». Benoît XVI, une théologie de l’amour, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2007, 2e partie, chap. 1, 2 : « Une approche concrète ».

[7] L’hypnose, l’EMDR, l’EFT, la méthode Tipi, pour ne citer que quelques exemples, guérissent véritablement en employant des moyens différents (pour le détail, cf. Pascal Ide, Des ressources pour guérir. Comprendre et évaluer quelques nouvelles thérapies : hypnose éricksonienne, EMDR, Cohérence cardiaque, EFT, Tipi, CNV, Kaizen, Paris, DDB, 2012).

[8] L’on aurait aussi pu convoquer les récits employés par les chamanes, les proverbes dont usent les griots, les contes de fée décortiqués par la psychanalyse, etc.

[9] Précisément : « La chasteté et la continence, certes… mais pas pour tout de suite » (saint Augustin, Confessions, L. VIII, vii,17).

31.7.2023
 

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