Rm 8,14 à l’école des Saints

L’on pourrait affirmer que toute la doctrine paulinienne sur la vie selon l’Esprit-Saint se concentre dans un verset : « Celui-ci est fils de Dieu qui est conduit par l’Esprit de Dieu » (Rm 8,14) [1].

Sur ce verset trinitaire (chez Paul comme dans le reste du Nouveau Testament, « Dieu » est presque toujours synonyme de « Père »), lisons le commentaire de trois interprètes autorisés : le Docteur commun, le Docteur mystique et le bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus [2].

1) Saint Thomas d’Aquin

Voici comment saint Thomas éclaire le verset de saint Paul dans son commentaire de l’épître aux Romains. Il donne le ton :

 

« On peut entendre ces paroles (Rm 8,14) : ‘Tous ceux qui sont conduits par l’Esprit de Dieu’, de la manière suivante : sont conduits, c’est-à-dire sont dirigés par cet Esprit comme par un guide, par un maître ; c’est l’office que l’Esprit Saint remplit à notre égard, en nous illuminant intérieurement pour que nous connaissions ce qu’il faut faire : ‘Votre Esprit souverainement bon me conduira dans la voie droite’ (Ps 142,9). Mais, parce que celui qui est conduit n’agit pas par lui-même, et que l’homme spirituel n’est pas seulement instruit par l’Esprit Saint sur ce qu’il faut faire, mais encore dirigé quant à son cœur, il faut voir dans ce passage plus qu’il n’est exprimé par ces mots : « Ceux qui sont conduits par le Saint Esprit ». En effet, par cette expression être conduit, on entend être mû par une sorte d’instinct supérieur. C’est de là que nous disons des animaux sans raison non qu’ils agissent, mais qu’ils sont conduits, parce qu’ils sont portés par la nature et non par un mouvement propre leurs actions. Or, de même, l’homme spirituel est incliné à agir non principalement par le mouvement de sa propre volonté, mais par l’inspiration de l’Esprit Saint, selon ce passage d’Isaïe : ‘Lorsqu’il viendra comme un fleuve impétueux que pousse l’Esprit de Dieu’ (Is 59,19). C’est ainsi qu’il est dit encore du Sauveur : ‘Qu’il fut poussé par l’Esprit dans le désert’ (Lc 4,1). Cependant on ne veut pas dire par là que les hommes spirituels n’agissent pas par leur volonté et par leur libre arbitre, car le mouvement même de la volonté et du libre arbitre est produit en eux par l’Esprit Saint, selon ces paroles : ‘C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire’ (Ph 2,13) [3] ».

 

Nous retrouvons quelques lieux scripturaires fondamentaux, notamment Ph 2,13. Il manque seulement Is 11,2. Ultimement, ce passage nous parle des dons du Saint-Esprit.

2) Saint Jean de la Croix

  1. Jean de la Croix cite pas moins de cinq fois ce passage de l’épître aux Romains dans toute son œuvre [4]. S’il en donne un commentaire identique en son fond, il introduit aussi des nuances. Voici ce qu’il en dit dans la Montée au Carmel :

 

« A la vérité, à peine se rencontre-t-il une âme qui soit mue de Dieu en tout temps et pour toutes choses, c’est-à-dire qui ait une union avec Dieu si continuelle que la motion divine sans l’entremise d’aucune forme se fasse constamment sentir à elle. Mais il en est qui très habituellement sont mues par Dieu et ne se meuvent pas elles-mêmes dans leurs opérations. En elles se vérifie la parole de saint Paul : Les enfants de Dieu, ceux qui sont unis à Dieu et transformés en lui sont mus par l’Esprit de Dieu en leurs puissances, pour accomplir des œuvres divines (Rm 8, 14). Et il n’est pas surprenant que les opérations soient divines, puisque l’union de l’âme est divine [5] ».

 

Dans le Cantique spirituel, il ne cite que la première partie :

 

« En effet, dès que l’âme dégage ses puissances, qu’elle les vide de tous les objets d’en bas, qu’elle les affranchit de toute propriété par rapport aux biens d’en haut, en un mot qu’elle les place en solitude entière, Dieu sans délai les applique à l’invisible et au divin. C’est Dieu même qui la guide dans ce désert, selon ce que saint Paul nous dit des parfaits : Qui Spiritu Dei aguntur, Ceux qui sont mus de l’Esprit de Dieu (Rm 8,14) [6] ».

 

Mais il vaut la peine de resituer ce commentaire dans le reste de l’explication de la 34e strophe du Cantique. Il s’y déploie une théologie de la communication divine à l’âme solitaire.

Dans son ultime poème, Vive Flamme d’Amour, le docteur mystique détaille plus l’argumentation :

 

« Au dire des philosophes, tout vivant vit par son opération. Or, comme l’âme dont il s’agit, par suite de son union avec Dieu, a son opération en Dieu, il s’ensuit qu’elle vit la vie de Dieu. Sa mort est donc devenue une vie véritable.

Son entendement qui avant cette union entendait naturellement, par la puissance et la vigueur de sa lumière naturelle, est maintenant mû et informé par un autre principe, plus élevé, celui de la lumière surnaturelle de Dieu. D’entendement humain, il est devenu divin, parce que son entendement et celui de Dieu ne font plus qu’un.

La volonté, qui auparavant aimait d’une manière entachée de mort et d’une façon très basse par les seules affections naturelles, se trouve transformée au divin amour, elle aime à présent d’une manière sublime et par des affections divines, parce qu’elle est mue par l’Esprit Saint, en qui elle vit, sa volonté et celle de Dieu ne faisant plus qu’une seule et même volonté.

La mémoire, qui d’elle-même ne percevait que les formes et les images des créatures, en vient à ne retenir plus que les années éternelles (Ps 76, 6).

Quant à l’appétit naturel qui n’était capable que de goûter la saveur des objets créés, saveur opérant la mort, il se trouve maintenant transformé en saveur et en goût divin, parce qu’il est mû et attiré par un autre principe, qui l’actionne bien plus puissamment, je veux dire la jouissance de Dieu. D’où il suit que l’appétit est désormais appétit de Dieu.

Finalement, tous les mouvements, toutes les opérations, toutes les inclinations de l’âme qui tiraient leur principe de sa vie naturelle, sont devenus dans cet état d’union des mouvements divins, morts à son opération et à son inclination et vivants à Dieu. En vraie fille de Dieu, elle est totalement mue par l’Esprit de Dieu, selon cette parole de saint Paul : Ceux qui sont mus par l’Esprit de Dieu sont enfants de Dieu (Rm 8,14) [7] ».

 

Ainsi, le Docteur mystique précise ce que Thomas n’a fait qu’approcher. Notamment il montre que c’est toute la vie intérieure qui doit petit à petit être pneumatisée. Jusqu’à la dernière étape qui est la transformation intérieure.

3) Bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus

Disciple de saint Jean de la Croix par son appartenance carmélitaine et de saint Thomas d’Aquin par son appartenance à l’église et son passage au séminaire, le fondateur de Notre-Dame de Vie n’ignore pas le verset de saint Paul : « Ceux-là sont les vrais enfants de Dieu qui sont mus par son Esprit ». (Rm 8,14) Plus encore, à la suite de saint Thomas d’Aquin et de saint Jean de la Croix, le père Marie-Eugène accorde une importance particulière au texte de Rm 8,14, dont la signification ressort peut-être plus encore dans la traduction de la Vulgate : « Ceux-là sont vraiment enfants de Dieu, qui sont mus par l’Esprit de Dieu ». Cette importance tient à deux raisons.

  1. La première est le caractère filial de notre être.

En effet, tout l’être et tout le bonheur de Dieu est de donner et de se donner. Et tout tout l’être et tout le bonheur de la créature est de le recevoir et de se recevoir. Or, lorsque nous recevons le don que Dieu nous fait, nous devenons fils : « la grâce qu’il [l’Esprit-Saint] répand dans les âmes est une grâce filiale qui nous apparente étroitement au Verbe en nous faisant fils d’adoption comme lui-même est fils par nature [8] ». Toute notre réponse, en retour, en prend une coloration filiale : la « note filiale est essentielle à l’amour que nous devons à Dieu [9] ». En effet, l’Écriture dit que l’œuvre propre de l’Esprit-Saint est de faire de nous des fils (cf. Rm 8,14.19-23). « Saint Paul, le héraut du grand mystère, commente le père Marie-Eugène, a saisi la profondeur de cette aspiration de tous les êtres, qui trouve dans la filiation divine du chrétien sa forme la plus haute et son expression la plus parfaite [10] ».

Ainsi, l’œuvre de Dieu, précisément de l’Esprit, est de faire de nous des fils. L’originalité du père Marie-Eugène, à la suite de Thérèse de l’Enfant-Jésus consiste à expliquer théologiquement cette vocation à la filiation à partir de la Bonté diffusive de Dieu, via la réception humaine. Le raisonnement est le suivant : Dieu a besoin de se répandre ; or, le don requiert une réception, celui qui se donne cherche quelqu’un pour le recevoir ; or, le propre de l’enfant, du plus petit est qu’il a le plus besoin de recevoir : « Qu’est-ce que l’enfant ?, demande le père Marie-Eugène dans sa retraite de 1957. C’est ce qui reçoit ». ; la filiation est donc la conséquence nécessaire du Bonum diffusivum : « Notre Seigneur prend le plus petit, c’est lui qui recevra le plus [11] ».

Ce que le père Marie-Eugène dit de manière systématique, Thérèse l’exprime dans des termes symboliques, comme celui de l’enfant qui dort : l’amour consiste « seulement » dans « l’abandon du petit enfant qui s’endort sans crainte dans les bras de son Père, car la miséricorde est accordée aux petits [12] ».

Enfin, ce don de la filiation est certes entitatif et, de ce fait, ignore le plus ou le moins : il se greffe sur notre âme, il surélève notre être substantiel, comme le dit saint Thomas. Mais il est appelé à croître par nos actes : il présente aussi une dimension opérative.

  1. La seconde est le caractère pneumatique de notre existence.

Devenir fils de Dieu, c’est vivre comme le Fils unique, donc être conduit par le même Esprit que Jésus. Commentant une nouvelle fois Rm 8,14, le père Marie-Eugène précise en quoi consiste cette guidance : « ceux qui, par leur pauvreté spirituelle et le dégagement d’eux-mêmes, ont perdu leurs opérations propres et sont entrés dans le sein de Dieu où leur vie et leurs mouvements dépendent en tout de l’Esprit qui engendre. Tel est le sens et la valeur de l’enfance spirituelle [13] ». Dans un passage célèbre de la Somme de théologie, Thomas fait appel à ce mot de saint Paul pour expliquer la nature des dons du Saint-Esprit. Surtout il en fournit un admirable commentaire que le père Marie-Eugène connaît et cite dans son cours d’oraison du 17 janvier 1935 :

 

« Comme l’abeille ou l’oiseau voyageur portés par l’instinct, agissent avec une sûreté admirable qui révèle l’intelligence qui les dirige, ainsi dit saint Thomas, l’homme spirituel est incliné à agir, non pas principalement par le mouvement de sa propre volonté, mais par l’instinct du Saint-Esprit, selon le mot d’Isaïe (59,19) : ‘car il viendra comme un fleuve resserré que précipite le souffle du Seigneur’. Ainsi est-il dit : ‘Jésus fut poussé par l’Esprit dans le désert’ (Lc 4,1). Il ne s’ensuit point que l’homme spirituel n’opère pas par sa volonté et son libre arbitre, mais c’est l’Esprit Saint qui cause en lui ce mouvement de volonté et de libre arbitre, selon le mot de saint Paul : ‘C’est Dieu qui opère en nous le vouloir et le faire’ (Ph 2,13) [14] ».

Pascal Ide

[1] Sur le primat de l’action divine sur l’action humaine, notamment à partir de Rm 8,14 ou Ph 2,13 (Dieu qui suscite en nous le vouloir et l’agir), cf. Jose Noriega, « Guiados por el Espiritu ». El Espiritu Santo y el conocimiento moral en Tomàs de Aquino, Roma, PUL-Mursia, 2000.

[2] L’on notera avec surprise que Thérèse de l’Enfant-Jésus ne cite jamais ce verset de saint Paul, ni d’ailleurs Rm 8, le grand chapitre pneumatologique des lettres pauliniennes. Sauf une fois dans le Manuscrit C : « Saint Paul dit que nous ne pouvons, sans cet Esprit d’Amour, donner le nom de ‘Père’ à notre Père qui est dans les Cieux (Rm 8,15) » (Ms C, 19 v°).

[3] Thomas d’Aquin, Commentaire de l’Épître aux Romains suivi de Lettre à Bernard Ayglier, abbé du Mont-Cassin, ch. 8, l. 3, n. 635, trad. Jean-Éric Stroobant de Saint-Éloy, Paris, Le Cerf, 1999, p. 301-302. Trad. modifiée.

[4] Saint Jean de la Croix, Montée du Carmel, L. 3, ch. 2, n. 16, dans Œuvres complètes, trad. Mère Marie du Saint-Sacrement, Paris, Le Cerf, 1990, p. 793 ; Cantique spirituel A, strophe 34, n. 4, p. 502 ; Cantique spirituel B, strophe 35, n.5, p. 1404 ; Vive Flamme d’Amour A, strophe 2, n. 30, p. 1128 ; Vive Flamme d’Amour B, strophe 2, n. 34, p. 1490.

[5] Montée du Carmel, L. 3, ch. 2, n. 16, p. 793.

[6] Cantique spirituel B, strophe 35, n. 5, p. 1404.

[7] Vive Flamme d’Amour B, strophe 2, n. 34, p. 1490.

[8] Je veux voir Dieu, p. 1018.

[9] « À l’école de Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus », juin 1928, p. 258, cité par Menvielle, 2, p. 117.

[10] Je veux voir Dieu, p. 1028.

[11] EC, 43.08.12-01, treizième conf. de la retr. à Notre-Dame de Vie, n.i.a., p. 104-105, cité par Menvielle, 2, p. 101.

[12] Ms B, 1v° et 1r°.

[13] Je veux voir Dieu, p. 843.

[14] CO, 21, cité par Menvielle, 2, p. 394. S. Thomas, In Ep. ad Rom., ch. 8,14. Nous disposons aujourd’hui d’une traduction en français par Jean-Eric Stroobant de Saint-Eloy, Paris, Le Cerf, 1999, ici p. 301-302.

3.6.2021
 

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