Moi, soi, je. Quelques clarifications 2/2

3) Proposition de détermination

a) Question

La question de la dérivation des terme « moi » et « soi » à partir du langage courant, c’est-à-dire l’usage ordinaire des mots demande donc à être posée. Un fait est d’ailleurs significatif. Ludwig Wittgenstein s’est interrogé sur la tâche d’une philosophie grammaticale qui serait d’élucider la relation entre l’usage métaphysique des mots en relation avec leur usage quotidien : « Nous reconduisons les mots de leur usage métaphysique à leur usage quotidien ». Or, à cette occasion, il donne notamment l’exemple du pronom personnel « ich » :

 

« Quand les philosophes emploient un mot – ‘savoir’, ‘être’, ‘objet’, ‘je’, ‘proposition’, ‘nom’ – et s’efforcent de saisir l’essence de la chose en question, il faut toujours se demander : ce mot est-il effectivement employé ainsi dans le langage où il a son lieu d’origine [1] ? »

b) Exposé

Pour clarifier de manière précise le sens d’un mot, il est nécessaire de revenir au triangle parménidien : être-penser-dire. Il est régi par la double loi de signification engrénée. On peut l’exprimer à partir des catégories de la logique d’Aristote : le mot est signe du concept qui est signe de la réalité. On peut l’exprimer à partir des catégories de la linguistique structurale de Saussure (même si elle a méthodologiquement mis entre parenthèses le troisième terme) : le signifiant est signe du signifié qui est signe du référent. Or, le « moi », comme le « je » ou le « soi », est une catégorie grammaticale. Pour en comprendre le statut, il est donc nécessaire de remonter d’abord à l’acte de pensée et ensuite au référent.

L’expérience première est celle de la personne. En l’occurrence, nous parlons d’une personne singulière ou d’un individu. Et, si cette personne individuelle est détachée des autres, elle n’est pas séparée de ce qu’elle vit, qu’elle agisse (par exemple, qu’elle parle ou qu’elle marche) ou qu’elle pâtisse (par exemple, qu’elle écoute ou possède telle qualité). Autrement dit, cette expérience première n’est pas une saisie de la personne par elle-même, mais une saisie de la personne tournée vers autre qu’elle, c’est-à-dire une personne individuelle qui est sujette d’action ou de passion.

Or, le concept est signe du réel. Donc, la personne reflète ce qu’elle vit dans un acte de pensée. Ainsi, celui qui se vit comme personne est à même de se penser comme personne. Et comme cette personne est sujette de ce qui lui arrive, elle se pense en relation avec ce qui lui advient. Par exemple, elle pense cette action qu’est le fait de parler ou de marcher.

Mais, ici, il faut ajouter un autre élément : la réflexivité. En effet, seul vivant matériel à possèder un esprit capable de réflexivité totale – ce qui est différent de la conscience telle qu’elle est aujourd’hui entendue et étendue à toute prise de conscience de l’autre ou de soi, même miminale –, l’homme est aussi le seul à pouvoir penser ce qu’il vit en première personne. Or, par le reditus ad seipsum, le sujet se prend pour objet. Donc, l’homme qui pense est aussi celui qui peut se penser en train de penser. Ainsi, le « hic homo intelligit » qui, pour Thomas, est l’expérience fondatrice permettant de réfuter le monopsychisme averroïste, devient « hic homo intelligit seipsum ». Toutefois, ce qui est premier précède ce qui est second. Comme l’activité réflexive est une activité au second degré (« Je pense que je marche »), il ne peut que suivre l’activité première (« Je marche »). Certes, la réflexivité totale est implicitement présente ou plutôt possible, mais elle n’est pas explicitement pensée et là est l’essentiel. Je peux passer une vie entière sans jamais prendre conscience non pas que je respire, mais que je suis le sujet de ma respiration.

Or, enfin, le mot est signe de la pensée. Et cette connexion (qui n’est pas fusion) entre la pensée et la nomination est si étroite que nous n’avons pas pu évoquer la première sans faire appel à la seconde, lorsque nous avons donné les exemples : « Je pense que je marche » et « Je marche ». Dès lors, il se doit de désigner ce qu’il pense de lui comme personne. L’homme doit donc être à même de signifier ce qu’il est personnellement par ce que la grammaire appelle avec profondeur la première personne (du singulier).

Et nous nous retrouvons devant les deux cas de figures décrits ci-dessus. Soit l’individu personnel doit nommer ce qu’elle est de manière directe. En ce cas, le pronom personnel suffit. Et, cette conscience peut être tellement implicite, bien que réelle, ainsi que nous le disions, que certaines langues comme le latin incluent le pronom dans la conjugaison. Un degré encore moindre de conscience est caractéristique du petit-enfant qui s’autodésigne à partir de la troisième personne ou de son prénom : « Jean a mangé toute la confiture ». Toutefois, affirmer qu’il se connaît comme une chose, qu’il chosifie son être-sujet serait trop dire : l’humanité est constituée par cet esprit qui est réflexif par propriété et les études de psychologie cognitive déjà évoquées ont montré que, contre les hypothèses d’un Jean Piaget, il fallait considérablement avancer les premières actualisations de l’intelligence morale et métaphysique, avec l’autoconscience qu’elle comporte.

Soit la personne se désigne de manière réfléchie. Il nomme le sujet qu’il est. Autrement dit, le « hic homo intelligit seipsum » devient « hic homo nominat seipsum ». C’est à ce point précis que s’introduit la question du « moi ». L’usage s’est tellement répandu qu’il est devenu pour nous évident aujourd’hui que l’on peut aller jusqu’à substantiver le « moi » ou le « soi » – même s’il est rare et seulement toléré de parler du « je » comme d’un nom. Pour cela, l’histoire dont parle la topique était utile pour nous souvenir que l’on n’a pas toujours parlé ainsi. Pendant très longtemps où l’on savait désigner sa propre personne d’une autre manière qu’en invoquant la grammaire des pronoms. C’est ainsi qu’Ulysse se gourmande : « Patience, mon cœur ! ». Beaucoup plus près de nous, et non sans écho avec l’Odyssée, Arnolphe s’interpelle : « Patience, mon cœur, doucement, doucement ». Entre les deux, Jésus lui-même se parle ainsi au jardin de Gethsémani : « mon âme est triste à en mourir » (Mt 26,38). Autrement dit, l’on appelle aujourd’hui « moi » ou « soi » ce qui autrefois était nommé « âme », « cœur », etc.

Or, cette évolution, nous l’avons dit, tient à deux causes : en creux, le soupçon à l’égard des entités traditionnelles que sont « l’âme », « l’esprit », « la personne », etc. ; en plein, le primat de l’évidence de la conscience et donc la mesure de toute évidence à celle du cogito.

Concluons. Le moi est donc doué d’un double sens possible. Au minimum, il est l’expression grammaticale que se donne l’individu humain pour se désigner, autrement dit le signe linguistique par lequel la personne se pense et s’exprime. Au maximum, c’est la nouvelle instance qui s’est substitué aux précédentes entités globalement disqualifiées de « métaphysiques ».

c) Conséquences

Tirons-en trois conséquences dont la dernière ouvrira sur la métaphysique de l’amour-don.

Primo, nous refusons la substitution des vocables classiques comme « âme », « cœur », « personne »,  « individu », etc. par ceux de « moi » ou de « soi » (voire, hypothétiquement, de « je ») au nom des deux causes exposées qui sont des présupposés. D’ailleurs, il est significatif que le discrédit des instances traditionnelles se soit progressivement étendu aux instances modernes, « sujet », « conscience », etc., et même postmoderne comme « ipséité », obligeant à inventer de nouveaux noms qui ne soient pas suspects de retomber dans la réification ou la substantivation ingénue du « moi » (par exemple, « l’adonné » de Marion).

Secundo, nous récusons la substantivation excluante du « moi » ou du « soi » (voire, hypothétiquement, du « je »). (i) D’abord, l’expérience le montre, il n’existe pas à proprement parler d’instance ontologique (et pas seulement ontique) correspondant à ce « moi », à moins de le reconduire à l’âme ou la personne, voire à une faculté. Les fines critiques de Vincent Descombes, relayant maintes analyses de la philosophie analytique, le confirment. La variété des usages linguistiques semble aussi aller dans le même sens. Il est d’ailleurs révélateur que le français ait distingué le « je » et le « moi », lui qui est plus tenté par l’abstraction et l’égotisme. (ii) Ensuite, l’un des critères du juste amour de soi est un « moi » silencieux – ce qui ne signifie pas muet ou censuré. (iii) Enfin, la psychologie sociale montre que l’inflation du « je » va de pair avec la montée actuelle de l’individualisme et du narcissisme.

Mais, tertio, si nous résistons à l’usage moderne et contemporain du « moi », ne sommes-nous pas en toute logique conduit à écarter, par exemple, des expressions riches de sens comme « don de soi » ou « amour de soi » ? Et si ces formules possédaient les ressources pour accorder une signification à ces termes si ambivalents de « soi » ou de « moi » ? En effet, de même que l’on parlait autrefois de « donner sa vie » ou « son âme », de même parle-t-on aujourd’hui de « don de soi ». Nous répondrons d’abord que le régime de subjectivité n’est pas le royaume du subjectivisme (l’ego-roi), à partir du moment où l’amour de soi se reçoit d’un autre pour se donner à un autre, ainsi que les différents moments de la métaphysique de l’amour le montreront. Nous répondrons ensuite, et ce sera notre troisième proposition, que le syntagme « don de soi » constitue un triple enrichissement : une unification, car l’abstraction et l’indifférenciation même du terme « soi » permet d’unifier le « divers phénoménal » du don, de faire converger des pratiques qui, autrefois, étaient dissociées, comme « donner son temps », « donner son sang », « donner sa vie » ; une révélation, car tout don authentique est, en dernière instance, un don de soi ; donc, une valorisation des plus humbles actes, car le don d’un miséreux avoir conforme à l’essence de la donation recèle parfois le plus radical don de l’être (comme l’offrande de la pauvre veuve de l’évangile).

Généralisons. En partant du sage usage contenu dans le syntagme « don de soi », ne répondons-nous pas au vœu de Wittgenstein de faire dériver les terme « moi » et « soi » à partir du langage courant ?

4) Bibliographie

– Étienne Balibar, « Je, moi, soi », Barbara Cassin (éd.), Vocabulaire européen des philosophies. Dictionnaire des intraduisibles, Paris, Seuil et Le Robert, 2004, p. 645-659.

– Étienne Balibar, « Ego sum, ego existo. Descartes au point d’hérésie », Bulletin de la société françaie de philosophie, 3 (1992), p.

– Émile Benvéniste, « De la subjectivité dans le langage », Problèmes de linguistique générale, Paris, Gallimard, 2 vol., tome 1, p. 258-266.

– Henri Birault, « Pascal et le problème du moi introuvable », Jean-Luc Marion (éd.), La passion de la raison. Hommage à Ferdinand Alquié, Paris, p.u.f., 1983, p. 161-201.

– Remo Bodei, « Migrazioni di identità. Trasformazioni della coscienza nella filosofia cotemporanea », Iride. Filosofia e discussione pubblica, 8 (1995), n° 16, p.

– Vincent Carraud, L’invention du moi, collection de métaphysique, Chaire Étienne Gilson, Paris, p.u.f., 2010.

– Terence Cave, « Fragments d’un moi futur : Pascal, Montaigne, Rabelais », Fanlo Jean-Raymond (éd.), « D’une fantastique bigarrure ». Le texte composite à la Renaissance. Études offertes à André Tournon, Paris, Honoré Champion, 2000, p. 105-118.

– Ernest Cassirer, La philosophie des formes symboliques. 3 vol. Tome 1. Le langage, trad. Ole Hansen-Løve et Jean Lacoste., coll. « Le Sens commun », Paris, Minuit, 1972, chap. 3, § 4.

– Vincent Descombes, Le parler de soi, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 2014 ; Les embarras de l’identité, coll. « NRF Essais », Paris, Gallimard, 2013.

– Vincent Descombes et Charles Larmore, Dernières nouvelles du moi, coll. « Quadrige. Essais, débats », Paris, p.u.f., 2009.

– Dieter Henrich, « Fichte’s Ich », Selbstverhältnisse, Stuttgart, Reclam, 1982, p.

– Charles Larmore, Les pratiques du moi, coll. « Éthique et philosophie morale », Paris, p.u.f., 2004.

– John Locke, Identité et difference. L’invention de la conscience, trad. Étienne Balibar, coll. « Points. Essais », Paris, Seuil, 1998. Sur An Essay Concerning Human Uniderstanding, II, xxvii.

– John MacDowell, « Reductionism and the First Person », Mind, Value, and Reality, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1998, p. 359-382.

– George Herbert Mead, L’esprit, le soi et la société, trad. Jean Cazeneuve, Eugène Kaelin et Georges Thibault, coll. « Bibliothèque de sociologie contemporaine », Paris, p.u.f., 1963.

– Richard Moran, Autorité et aliénation. Essai sur la connaissance de soi, coll. « La vie morale », Paris, Vrin, 2014.

– Jean-Claude Pariente, « La première personne et sa fonction dans le Cogito », Kim Sang Ong-Van-Cung (éd.), Descartes et la question du sujet, coll. « Débats philosophiques », Paris, p.u.f., 1999, p. 11-48. L’auteur se demande : pourquoi le cogito requiert-il la première personne pour être valide ? Qu’est le Je du cogito ? Il y répond en perspective logique. Prenant pour hypothèse que toutes les versions du cogito sont équivalentes, dégage l’essence du Je à partir de ce qu’il appelle des propositions autovérifiantes (distinctes d’un performatif). Réécrivant le texte de la Méd. II avec la variable X à la place du Je, l’A. s’intéresse à la proposition autovérifiante : X produit « X produit une proposition » qui permet de conclure que X produit une proposition. Mais, tout dépend du « contenu » de cette proposition et de celui qui la prononce (l’A. le montre en faisant varier une trentaine de fois la formulation des propositions). Le « contenu » exprime une condition de possibilité que X satisfait quand il le produit. Ces analyses permettent à l’A. de conclure que Descartes en employant de telles propositions autovérifiantes, ne les associe pas sur le Je ou plutôt que le je leur apporte autre chose. D’un point de vue logique, l’utilisation de la variable X permet d’avoir des propositions vraies, mais seul le Je conduit philosophiquement du vrai à l’indubitable. « Le recours à la formulation en première personne n’a pas pour fonction d’assurer la correction logique de l’implication, mais d’en assurer le bien-fondé épistémique » (p. 44). Synthèse faite par le « Bulletin cartésien XXX publié par le Centre d’Études Cartésiennes (Paris IV-Sorbonne) Bibliographie internationale critique des études cartésiennes pour l’année 1999 », Archives de Philosophie, 65 (2002) n° 1, p. 1-64.

– Clément Rosset, Loin de moi. Étude sur l’identité, Paris, Minuit, 1999.

– Jean-Paul Sartre, La transcendance de l’ego. Esquisse d’une description phénoménologique, 1936, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 1988 : La transcendance de l’ego ; Conscience de soi et connaissance de soi ; précédés de Une idée fondamentale de la phénoménologie de Husserl, l’intentionalité, éd. Vincent de Coorebyter, coll. « Textes & commentaires », Paris, Vrin, 2003.

– Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Vom Ich, 1795 : Du moi comme principe de la philosophie ou de l’inconditionné dans le savoir humain, dans Premiers écrits 1794-1795, éd. et trad. Jean-François Courtine avec la collab. de Marc Kauffmann, coll. « Épiméthée » n° 79, Paris, p.u.f., 1987.

– Jean-Pierre Vernant, L’individu, la mort, l’amour. Soi-même et l’autre en Grèce ancienne, coll. « Bibliothèque des histoires » n° 74, Paris, Gallimard, 1989 : coll. « Folio. Histoire » n° 73, 1996.

Pascal Ide

[1] Ludwig Wittgenstein, Recherches philosophiques, § 116, 1953, trad. Françoise Dastur et al., coll. « Bibliothèque de philosophie », Paris, Gallimard, 2005, p. 85.

28.9.2023
 

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