L’orgueil de l’intellectuel selon Hugues de Saint-Victor

L’on doit à Hugues de Saint-Victor (1096-1141) un très fin diagnostic de l’orgueil qui guette le moine voué la contemplation, c’est-à-dire ici à l’étude, autrement dit l’intellectuel chrétien (ou non). Non seulement, il montre la cause ultime qu’est l’orgueil, mais il déploie les conséquences qui sont autant de signes et d’effets toxiques sur écrit. Mais, loin d’être pessimiste ou réactif, le moine de l’abbaye Saint-Victor de Paris propose, au terme, le remède et le développe à son tour. Bien qu’écrit au xiie siècle, le texte n’a rien perdu de son actualité. Voire, avec la multiplication des figures d’intellectuels, il n’est plus que jamais de saison.

1) Diagnostic

a) La source : l’orgueil

L’on notera que l’orgueil s’accompagne d’autres signes, à commencer par le jugement d’autrui, notamment du frère non-intellectuel.

« Certains s’élèvent d’emblée bien haut dans la contemplation grâce au repos qui leur est divinement accordé. Mais voient-ils [192] d’autres frères plus simples occupés à des actions terrestres, qu’ils les comparent avec eux-mêmes et les méprisent. Dans le même temps qu’ils sont eux-mêmes stériles en bonnes actions, ils n’en redoutent pas pour autant de juger les bonnes actions d’autrui. N’ayant cure de se tenir dans l’humilité, ils sont ébranlés par le vent de l’orgueil et choient des hauteurs de la contemplation.

b) Les conséquences

Hugues ordonne les conséquences selon un ordre non seulement logique, mais chronologique et pronostique (car plus le mal s’étend, plus il s’aggrave : « malum quodammodo diffusivum sui »). À l’exemple de saint Grégoire dans son commentaire sur Job, il décrit l’engendrement des différents vices à partir de leur origine qu’est l’orgueil : vices intérieurs et conséquences extérieures sur la communauté canoniale, vices d’abord spirituels, puis de plus en plus sensibles.

« Jetés à bas, les voilà exposés à diverses erreurs et tiraillés en tous sens hors de la paix intérieure. Le principe de ces erreurs consiste en ce qu’ils refusent de reconnaître humblement leur faiblesse, et s’enorgueillissent du don reçu de Dieu. Ils doivent nécessairement déprécier à leurs yeux les actions d’autrui, ceux qui prisent leurs mérites avec si peu de retenue. Impossible aussi de prétendre juger la vie d’autrui sans s’être déjà bien enflé.

1’) Conséquences intérieures spirituelles

« Une fois commise, cette erreur distille largement son venin dans l’âme. D’un rampement furtif, s’insinuant dans tous les mouvements de l’âme, elle modifie les volontés, dissipe les résolutions, dévie les pensées, corrompt les désirs et amène les soucis superflus. Et parce que une fois enflée d’elle-même l’âme a appris à avoir d’elle une haute estime, elle dédaigne de soumettre ses actions au contrôle de la raison et se trouve d’autant plus à l’aise dans l’examen minutieux de la vie d’autrui, qu’elle croit qu’il n’y a rien à reprendre en elle-même.

2’) Conséquences extérieures
a’) Le mensonge à soi-même

« Pourtant cette superbe se drape d’abord de l’apparence d’un bon zèle et convainc l’esprit qu’elle abuse qu’on n’aime pas parfaitement la justice si l’on donne son consentement à la faute d’autrui, et que négliger, quand on le peut, de reprendre le délinquant, c’est consentir sans réserve à la faute d’autrui. Ainsi prévenu – et bien mal – l’esprit que trompe cette erreur se livre tout entier à la curiosité.

b’) La curiosité et l’interprétation malveillante d’autrui

« Peu à peu le mal s’aggrave. On avait d’abord pris l’habitude de poursuivre à outrance les manquements des autres, on en vient maintenant de propos délibéré à accuser ouvertement ou à interpréter avec malveillance tout ce qu’on voit. Si d’aventure ces gens-là voient certains s’affairer un peu pour l’utilité commune, ils les déclarent cupides ; ceux qu’ils voient prévoyants, ils les disent avares. Se montre-t-on affable et souriant pour tous ? On vous dit flagorneur. Au contraire laisse-t-on paraître un visage habituellement triste ? On vous croit consumé d’envie. Ceux qu’ils voient dévoués et pleins d’allant dans leurs charges, ils les affirment [193] légers et inconstants ; ceux qu’ils trouvent faibles ou lents, ils les accusent de paresse ou d’indolence. Vous êtes tempérant ? C’est que vous souffrez d’hypocrisie. Vous avez plutôt égard à la nécessité ? Alors vous êtes livré à la débauche.

c’) La dureté de cœur

« Et cette erreur traîne à sa suite bien d’autres désordres encore. Souvent cette curiosité mauvaise, cette peste, préoccupée de percer malhonnêtement les secrets d’autrui, ne laisse pas de soupçonner des vices, quand bien même elle ne trouve rien qui se puisse justement reprendre. Arrive-t-il qu’elle découvre quelque chose qui mérite le blâme, ce n’est pas à la compassion, mais au mépris qu’à l’instant même elle amène l’esprit enflé. Le mépris excite la colère parce que l’âme enflée d’orgueil trouve insupportable tout ce qu’elle souffre de celui qu’elle méprise. La colère croît ensuite en indignation, l’indignation engendre l’injure, l’injure donne naissance à la haine ; avec le temps la haine se mue en envie, l’envie fait naître le dégoût dans l’âme : le dégoût pénètre le cœur et le ronge comme une vermine, la joie intérieure est étouffée et la conscience dépérit.

3’) Conséquences intérieures sensibles

« L’âme devient pesante à elle-même, et, comme un plomb qui reste immobile, elle est impuissante à se redresser. Celui qui d’abord avait accoutumé de pénétrer les cieux sur les ailes de la contemplation tombe à présent au-dessous de lui-même, accablé d’un poids bien lourd. Il prend en horreur les ténèbres qu’il souffre intérieurement, et voudrait, si possible, se fuir lui-même. Il abandonne donc la demeure de la conscience, il se répand au-dehors et s’ingère dans les affaires terrestres pour, dans cette occupation, pouvoir oublier ses maux. Comme, au regard de ce qu’il souffre intérieurement, tout autre mal lui paraît plus léger, ce malheureux va jusqu’à aimer les douleurs de ses occupations extérieures. Et comme à cause d’un long dégoût, le palais de son cœur a désappris le goût de la véritable douceur, c’est avec avidité que l’âme altérée s’abreuve du vinaigre de la concupiscence charnelle. Le diable qui la surprend dans les soucis extérieurs la corrompt, et comme elle n’est plus éclairée par aucun discernement, il l’entraîne vers tous les gouffres d’erreur qu’il lui plaît.

2) Remèdes

Le mal dicte le remède. Il s’attaquera autant à la racine, l’orgueil, qu’aux effets.

a) Le remède à la racine : l’humilité

« Puisqu’on vient de dire à quels maux notre orgueil nous précipite, il est juste de considérer aussi ce qu’est le remède par lequel la grâce divine nous restaure. Cet antidote est tel que [194] non seulement il redonne la santé première, mais ajoute une plus grande force ; non seulement il restaure ce qui avait péri, mais y ajoute encore ce qui avait fait défaut. Ainsi Dieu, louable et glorieux en toutes choses, qui seul est miséricordieux et bon, qui gratuitement octroie ses dons et gratuitement restaure ce qui était perdu, ce Dieu, alors que nous étions indignes même de retrouver ce que nous avons perdu, nous le fait recouvrir, et de telle sorte que l’on croirait être tombé non pour un anéantissement, mais en vue d’un progrès.

b) Les autres vertus

1’) Le soin des biens extérieurs

« Celui que la sagesse avait fait grandir s’est enorgueilli de son élévation : il lui est bon d’être jeté à bas et de s’habituer à élargir sa ramure. Il lui est bon d’interrompre l’application à la contemplation, d’être temporairement contraint à sortir et d’avoir à s’occuper des biens extérieurs pour que l’expérience lui apprenne combien il est malaisé de donner ses soins aux choses extérieures dont il a la charge, sans cependant abandonner, grâce au désir, les intérieures. Il prend conscience de son incapacité à remplir la charge qu’il a reçue : qu’il sache ainsi ce qu’il aurait dû penser de ceux qu’il méprisait inconsidérément alors qu’ils occupaient la même place.

2’) Les vertus de l’action

« Et comme une plus grande sollicitude s’accompagne pour l’ordinaire d’un pouvoir plus grand, que ces soucis soient pour lui un exercice qui lui apprenne prévoyance et circonspection, et qu’il ne s’assoupisse point dans l’inaction, en sorte que l’âme prenne de l’assurance avant le danger et porte attention non seulement à ce qui arrive, mais encore à ce qui peut arriver. Si la fortune lui sourit, qu’il ne s’y fie pas trop ; dans l’adversité, qu’il ne perde pas confiance ; qu’il méprise également tout ce qui, bon ou mauvais, doit prendre fin ; que sa prudence prévienne tout événement ; qu’il s’efforce de devancer les besoins de ses amis ; qu’il ne se fie pas plus qu’il ne convient à son propre sentiment ; qu’il aime tout le monde, mais n’accorde pas à chacun une égale confiance ; qu’il rende aux supérieurs l’obéissance qui leur est due, aux égaux la dilection, et qu’il témoigne une paternelle sollicitude aux inférieurs.

c) Fécondité de ces exercices vertueux

« Et qu’ainsi les différents exercices des vertus étendent les ramures de sa sagesse. Jusque-là cet arbre de la sagesse poussait chétivement, comme un roseau flexible, un tronc dépouillé. Désormais, fortifié déjà par une pratique soutenue des vertus et revêtu tout alentour de la frondaison de la [195] circonspection, il prendra un nouvel essor vers les hauteurs. Il est d’autant meilleur qu’il est plus robuste, plus exercé, plus orné de la circonspection, si bien que le fait même de le tailler semble lui avoir été profitable [1] ».

Pascal Ide

[1] Hugues de Saint-Victor, De archa Noepro archa sapientie cum archa Ecclesie et archa matris gratie, PL 176, 665 d-657d. Cité par Patrice Sicard, Hugues de Saint-Victor et son école, coll. « Témoins de notre histoire », Turnhout, Brepols, 1991, p. 191-195 : « Des mœurs du cloître : Le zèle amer ».

17.1.2024
 

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