L’humilité comme condition pour guérir l’intelligence

Lisez la phrase suivante :

 

TWO OF

THE MOST POWERFUL

AND EFFECTIVE

OF ALL HUMAN FEARS

ARE

THE FEAR OF FAILURE

AND THE FEAR

OF SUCCESS

 

Puis, demandez-vous combien il y a de « F » dans cette phrase. Faites-le rapidement (en 10 secondes ou moins). Écrivez alors le nombre de « F ». Enfin, demandez-vous : « Suis-je certain d’avoir compté le bon nombre de F ? »

Le plus souvent, vous trouvez aux alentours de 7.

En fait, l’idéal est de pratiquer cet exercice en groupe avec un animateur. Celui-ci projette la diapositive comportant la phrase ci-dessus et parle (en fait, il ne va pas cesser de parler !). D’abord, il s’excuse de proposer une phrase en anglais, demande à ceux qui connaissent l’exercice de s’abstenir d’y participer et prescrit à ceux qui participent de se taire et de ne pas communiquer avec leur voisin, par oral ou par écrit. Il explique alors en quoi consiste l’exercice et donne trois consignes  aux participants :  lever le bras ; compter le nombre de « F » dans la phrase ; baisser le bras une fois le comptage achevé. Puis, pendant qu’ils comptent, l’animateur passe devant l’écran, s’excuse encore une fois de ce que c’est écrit en anglais, demande si tout le monde a fini, bref, distrait les participants. Après 10 secondes, il met la pression à ceux qui n’ont pas encore baissé le bras. Il demande enfin à chacun d’écrire le nombre de « F ».

Une fois retiré le transparent ou la diapositive, l’animateur questionne : « Êtes-vous certain d’avoir compté le bon nombre de F ? » Et il note le nombre de réponses positives sur le nombre de personnes présentes. Puis, il comptabilise les résultats : « Combien de ‘F’ avez-vous individués ? », par exemple, en énumérant successivement : « 6 », « 7 », etc. Il écrit aussi le nombre de réponses sous chaque item. Il annonce alors la bonne réponse……… : « 11 » !

 

Cet exercice est déjà pertinent pour une personne seule. Pour ma part, en lisant le livre où se trouve l’exercice [1], j’avais noté « 10 », et j’ai dû recompter plusieurs fois pour me persuader qu’il y avait bien 11 « F » ! Pas de panique : la grande majorité des personnes sous-évalue le nombre de « F ». En l’occurrence, elle oublie souvent les « F » de « OF » ou les doublements de « F » dans « OF FAILURE ».

L’exercice est encore davantage pertinent quand il est fait en groupe, par exemple, selon la modalité décrite ci-dessus. En effet, au terme, il est passionnant de demander aux participants : « D’après vous, pourquoi avons-nous effectué cet exercice ? » Les commentaires permettent alors de tirer de nombreuses leçons de cet exercice :

 

– « Je lis souvent trop vite » ;

– « En Zeitnot [« crise de temps » : terme utilisé aux échecs pour décrire l’absence de temps pour prendre une bonne décision], c’est-à-dire en situation de stress, de fatigue ou de pression-tension, je fais plus d’erreurs » ;

– « La majorité peut avoir tort et la minorité avoir raison » ;

– « Si je peux me tromper pour des questions aussi faciles, combien plus pour une question complexe » ;

– « Quand je suis persuadé d’avoir raison, il peut être bon de douter de ma certitude » ;

– inversement : « Quand je doute, il est parfois bon que je doute de mon doute » ;

– « Si j’avais su la réponse des autres, je me serais remis en question » ;

– « Si j’avais eu plus de temps, si j’avais relu, j’aurais noté plus de ‘F’ » ;

– « À l’avenir, je me souviendrai de l’exercice du comptage des ‘F’ pour remettre en question ma trop grande assurance ».

 

Toutes ces réponses qui sont autant de leçons de vie (de l’intelligence) disent vrai. Elles convergent toutes vers une leçon générale : en creux, se prémunir de la présomption ; en plein, demeurer dans l’humilité, entendue comme vertu de la vérité.

 

Deux objections pourraient pointer. Et ceux qui ont bien répondu ? Même s’ils sont une petite minorité, ne risquent-ils pas de sombrer dans l’arrogance qui caractérise la minorité de surdoués qui se savent tels ou se prétendent tels ?

Rassurez-vous. Ces personnes très sûres d’elles-mêmes se trompent tôt ou tard à un autre exercice. Par exemple, isolons le petit groupe de ceux qui ont bien dénombré les « F » et demandons-lui, tout de suite, ce qu’il lit de la diapositive suivante [2] :

3                                                                               4

 

 

PARIS

SOUS LA

LA PLUIE

 

Source : Stanley R. Trollip & Richard S. Jensen, 1991

   

 

En général, ils répondent : « Paris sous la pluie » ; ou bien, mieux : « 3, 4, Paris sous la pluie. Source : Stanley R. Trollip & Richard S. Jensen, 1991 ». Il n’est pas rare non plus qu’ils n’éprouvent pas quelque fierté à avoir bien énoncé ce qui est souvent mis de côté comme insignifiant : les chiffres « 3, 4 » ou la référence scientifique. En revanche, ils ne repèrent pas une erreur grossière : la répétition de « LA ». Les participants ne la notent qu’à la troisième lecture. S’ajoute un biais cognitif, celui de confirmation de la mémoire : ce que j’ai dit dans le passé qui m’a paru logique, je le répéterai dans le futur, ce qui conduira à confirmer ma conviction de ne pas errer et pouvoir errer.

 

Demeure une dernière objection. Avec ce type d’exercice et d’autres, ne court-on pas le risque de verser de l’excès de confiance en nos jugements et nos décisions, à la perte totale de confiance en son intelligence théorique et pratique ? De fait, les analyses du biais de confiance versent souvent vers le pessimisme [3]. Mais, nous le savons, le contraire d’une erreur est l’erreur contraire ; la vertu morale (ici la confiance dans l’intelligence), qui n’est pas la vertu intellectuelle, se trouve dans un juste milieu (ici, la présomption ou surconfiance en soi et la défiance de soi).

Pourtant, avec le diagnostic est aussi offert le remède. Les réponses ci-dessus les énoncent plus ou moins explicitement. Notamment cinq moyens thérapeutiques décisifs :

 

– la paix intérieure : moins de passion (d’excès d’émotion), c’est plus de raison ;

– l’attention sans tension : plus je suis vigilant, moins je me trompe ;

– l’aide de l’autre : à plusieurs, on voit davantage ;

– l’aide du temps : lire plus lentement, c’est recueillir plus d’information ;

– la répétition : repasser (avec attention), c’est creuser.

Pascal Ide

[1] Jacques Lecomte (éd.), Introduction à la psychologie positive, coll. « Psycho sup : psychologie sociale », Paris, Dunod, 2009, p. 282-284 ?

[2] Cf. Stanley R. Trollip & Richard S. Jensen, Human Factors for General Aviation, Jeppesen Sanderson, 1991.

[3] Cf. John S. Hammond, Ralph L. Keeney & Howard Raiffa, A Practical Guide to Making Better Life Decisions, New York, Broadway Books, 1999 ; Ayse Öncüler, « Limiter la myopie des managers », Le leadership responsable. Un allié sûr contre la crise, Gualino, L’Extenso Éd., 2009, p. 141-148.

16.1.2024
 

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