L’involution des légos. Du jeu-play au jeu-game

« Celui qui joue dans l’enfance continuera à jouer à l’âge adulte [1] ».

 

Comme beaucoup, je fus passionné de Légo quand j’étais enfant. Je passais de longs temps à imaginer dans ma tête les demeures les plus sophistiquées, les maisons les plus mystérieuses, puis accordais un temps encore plus prolongé à les matérialiser à partir des briques jamais assez nombreuses et des plaques jamais assez vastes. Quelle ne fut pas ma stupéfaction et ma déception quand, des décennies plus tard, j’ai découvert la nouvelle génération de légos qui proposaient des modèles tout préparés avec des instructions de montage extrêmement détaillées ! Certes, l’on pouvait encore demander des sacs de briques élémentaires. Mais elles devenaient le parent pauvre des pièces excessivement spécialisées destinées à construire un et un seul modèle. L’on pourrait nommer cette dégringolade à partir d’une dualité de mots que le français ignore. L’anglais possède deux termes pour dire « jeu » : game, qui renvoie au jeu normé par des règles, et play, qui est le jeu libre de contraintes livré à l’inventivité du joueur. Nous sommes donc passés du jeu-play au jeu-game.

Quelle décadence, quelle entropie que ce transit de la totalité presque infinie des mondes possibles permise par la boîte magique composée de briques identiques comme des atomes attendant d’être composés en molécules et en organismes, et l’unicité tristement finie d’une unique réalisation, même si elle pouvait être fort complexe et empruntait à des univers fictionnels (type Faucon Millénium) ! Il ne s’agit pas de nier la fécondité de certaines contraintes pour stimuler la créativité, mais encore doivent-elles s’inscrire dans la continuité de l’imaginaire enfantin [2], et non pas provenir d’une instance qui lui est étrangère en son intention (marketing). Quelle secrète volonté de puissance avait donc substitué à l’imagination de l’enfant artiste celle du concepteur technicien et commerçant ? Beaucoup plus encore. Si l’imaginaire est puissance à subcréer des mondes, si la raison humaine s’ébauche à inventer des univers contrefactuels, si l’esprit de l’enfant s’élargit à ce qui est plus que naturel, en ouvrant des possibles au-delà du réel factuel, n’était-on pas en train d’assister à un assèchement d’une des plus belles facultés de l’homme dont la mission secrète est de le préparer au surnaturel ?

Cette attristante involution (qui se vérifie pour d’autres jouets) est si développée et si inquiétante qu’elle attire enfin l’attention des chercheurs – qu’il s’agisse de l’inquiétante dérive des légos en particulier [3] et des jeux prémâchés en général [4] –, même s’ils l’interprètent au minimum comme un déficit pédagogique en occasion de développer sa curiosité et son imagination, et au mieux comme une crise de la créativité [5], elle-même mesurée par les tests de Torrance [6], alors que la perte, on vient de le dire, est autrement plus grave – et l’hermétisme, si attentif à l’imaginal et au symbolique, ne peut que le confirmer.

 

Ce n’est que récemment que j’ai mieux compris la ou du moins l’une des raisons de cette alarmante décrépitude. D’un mot, le jeu est à la fois le symptôme et l’effet d’une volonté de contrôle toujours plus grande sur la société civile en général [7] et sur le monde de l’enfant en particulier. Ne considérons que celui-ci et limitons-nous à quelques illustrations. Prenons l’exemple de la Grande Bretagne. En 1971, 80 % des enfants se rendaient seuls à l’école ; un demi-siècle plus tard, ils ne sont plus que 10 %. Un sondage auprès de 12 000 parents en dix pays a montré que les enfants britanniques passent moins de temps au dehors que les détenus [8]. Aux États-Unis, le temps passé par les enfants à l’école a augmenté de 18 % entre 1981 et 1997, et la durée consacrée aux devoirs de… 145 % [9] ! Bref, la liberté des enfants ne cesse de s’amenuiser [10].

Quoi qu’il en soit, la conséquence de ce contrôle accru sur l’activité ludique est sans appel. En 2018, des chercheurs aux Pays-Bas ont découvert que 3 enfants sur 10 sortaient pour jouer soit moins d’une fois par semaine, soit pas du tout [11]. Si l’on passe des données objectives au vécu subjectif, une étude américaine constate que les enfants de 2002 se sentaient moins libres que 80 % des enfants de 1960, et que le déclin du jeu est corrélé à une croissance des psychopathologies, comme le TDAH, chez les enfants et les adolescents [12]. Vous avez dit dramatique ? Inversement, une méta-analyse montre que le jeu libre de toute contrainte, voire ouvert au risque (le jeu-play) est bon pour la santé physique et mentale des enfants [13] (et des adultes ?).

On objectera qu’aujourd’hui, les parents consacrent beaucoup plus de temps avec leurs enfants ; plus encore, le père comme la mère partagent avec eux bien des activités ludiques comme lire des histoires, jouer au foot. Par exemple, une étude du Bureau hollandais de planification sociale et culturelle a montré qu’en 2011, les parents consacraient 50 % plus de temps pour éduquer leurs enfants que 30 ans auparavant [14]. Je répondrai que, si les parents sont plus disponibles, c’est d’abord pour faire travailler leurs chères têtes blondes. De fait, ils sont obnubilés par la réussite de leurs enfants, leurs résultats et leur classement. C’est ainsi qu’une enquête menée en 2014 auprès de 10 000 écoliers américains a montré que 80 % d’entre eux pensaient que leurs parents accordaient plus d’importance aux bonnes notes qu’à la gentillesse ou à la compassion [15].

 

Comment revenir du jeu-play au jeu-game ? En accordant au moins autant d’importance à l’imagination qu’à la raison, à la fée du logis qu’au feu du logis, à l’homo ludens [16] qu’à l’homo economicus. Plus généralement, dans un monde qui se meurt du trop plein d’organisation et de contrôle, en passant de la lettre à l’esprit, de la structure à la vie, du seul Christ à son Esprit…

Pascal Ide

[1] John Wesley. Cité par James Mulhern, A History of Education. A Social Interpretation, New York, Ronald Press, 1959, p. 383. Nous citons en bonne part cette phrase que le pasteur britannique fondateur de nombreuses écoles considérait comme un pronostic inquiétant…

[2] Cf., par exemple, Patricia D. Stokes, « Using Constraints to Generate and Sustain Novelty, » Journal of Aesthetics, Creativity, and the Arts, 1 (2007) n° 2, p. 107-113.

[3] Cf., par exemple, C. Page Moreau & Marit Gundersen Engeset, « The downstream consequences of problem-solving mindsets. How playing with LEGO influences creativity », Journal of Marketing Research, 53 (2016) n° 1. Ce long article est accessible en ligne sur le site consulté le 31 août 2023 : https://www.uky.edu/~gmswan3/544/LEGO_Creativity.pdf

[4] Cf., par exemple, C. Page Moreau & Darren W. Dahl, « Designing the Solution: The Impact of Constraints on Consumers’ Creativity, » Journal of Consumer Research, 32 (2005) n° 1, p. 13-22.

[5] Cf., par exemple, Po Bronson & Merryman Ashley, « The Creativity Crisis », Newsweek, 10 juillet 2010. Accessible en ligne sur le site consulté le 31 août 2023 : https://www.newsweek.com/creativity-crisis-74665

[6] Cf., par exemple, Leandro S. Almeida, Lola Prieto, Mercedes Ferrando, Emma Oliveira & Carmen Ferrándiz, « Torrance Test of Creative Thinking: The Question of Its Construct Validity », Thinking Skills and Creativity, 3 (2008) n° 1, p. 53-58 ; Mark A. Runco, Garnet Millar, Celcuk Acar & Bonnie Cramond, « Torrance Tests of Creative Thinking as Predictors of Personal and Public Achievement: A Fifty-Year Follow-Up », Creativity Research Journal, 22 (2010) n° 4, p. 361-368.

[7] Cf. Shoshana Zuboff, L’âge du capitalisme de surveillance. Le combat pour un avenir humain face aux nouvelles frontières du pouvoir, trad. Bee Formentelli et Anne-Sylvie Homassel, coll. « Zulma essais », Paris, Éd. Zulma, 2020.

[8] Cf. John Bingham, « British children among most housebound in world », The Telegraph, 22 mars 2016..

[9] Cf. Sandra L. Hofferth & John F. Sandberg, « Changes in American children’s time, 1981-1997 », Sandra L. Hofferth & Timothy J. Owens (éds.), Children at the Millennium. Wher Have We Come from ? Where Are We Going ?, Oxford, JAI Press, 2001, p. 26-47.

[10] Cf. Stephen Moss, Natural Childhood Report, National Trust, s. d. [2012], p. 5. Le rapport de 25 pages, qui comporte de nombreuses références, est accessible en ligne. Consulté le 31 août 2023 : https://bobbloomfield.files.wordpress.com/2013/02/natural-childhood-report.pdf

[11] Cf. Jantje Beton/Kantar Public (TNS NIPO), « Buitenspelen Onderzoek 2018 », jantjebeton.nl, 17 avril 2018.

[12] Cf. Peter Gray, « The decline of play and the rise of psychopathology in children and adolescents », American Journal of Play, 23 (2011) n° 4, p. 443-463, ici p. 450.

[13] Cf. Mariana Brussoni, Rebecca Gibbons, Casey Gray et al., « What is the Relationship between Risky Outdoor Play and Health in Children? A Systematic Review », Journal of Environmental Research and Public Health, 12 (2015) n° 6, p. 6423-6454.

[14] Cf. Gezinsrapport. Een portret van het gezinsleven in Nederland, La Haye, Sociaal en Cultureel Planbureau, 2011.

[15] Cf. Jessica Lahey, « Why kids care more about achievement than helping others », The Atlantic, 25 juin 2014.

[16] Cf. Johan Huizinga, Homo ludens. Essai sur la function sociale du jeu, trad. Cécile Seresia, coll. « Les Essais » n° 47, Paris, Gallimard, 1951 : coll. « Tel » n° 130, 1988.

12.9.2023
 

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