L’expérience de l’Esprit-Saint selon le Père Marie-Eugène 2/2

4) Les moyens

Comment vivre cette expérience théologale de l’Esprit ? Comment permettre à l’Esprit-Saint d’agir toujours plus profondément en nous ? Peut-être est-il possible de systématiser ces attitudes à partir des trois vertus théologales (a-c), sans pour autant nier la placer des vertus morales (d).

a) Croire en l’action de l’Esprit-Saint

1’) Adhérer avec l’intelligence

En plein, il s’agit de croire que l’Esprit-Saint est présent et agit. En creux, il s’agit de prendre conscience que nous résistons souvent à l’Esprit-Saint. C’est ainsi qu’en 1959, Marie-Eugène confesse : « Si j’ai à me reprocher quelque chose sous la lumière de Dieu, le plus grand péché que Dieu m’ait reproché, c’est de ne pas avoir suffisamment cru à cette présence et à cette action de l’Esprit-Saint. Le bon Dieu a été obligé de se manifester de nouveau, de donner certaines preuves, de se révéler pour donner cette certitude de sa présence. En 1951, quand j’ai cru partir, je me disais : ‘Je n’ai pas suffisamment cru. Je n’ai pas eu une foi assez forte en cette présence de l’Esprit-Saint vivant ici ». Et il en tire aussitôt la conséquence qui est une fécondité moindre : « Parce que je n’ai pas assez cru, Dieu n’a pas pu assez travailler’ [1] ».

Marie-Eugène revient souvent sur ce thème. Par exemple lors d’un vibrant appel aux membres de Notre-Dame de Vie le 26 août 1961 : « Je trouve que l’on ne croit pas assez à l’Esprit-Saint qui est en nous. Ce reproche, je ne vous l’adresse pas, je me l’adresse à moi-même […]. Croire à l’Esprit que nous portons en nous, croire à l’Esprit, âme de l’Eglise, croire à l’Esprit, l’âme de notre âme, qui veut faire des merveilles, croire à l’Esprit qui était avant la création de toutes choses, au commencement du monde, pour l’organiser [2] ».

2’) Consentir avec sa liberté

Croire ne suffit pas, il faut ensuite se livrer à son action transformante, et donc y consentir avec sa volonté. Voici ce que Marie-Eugène écrit dans une note intime de retraite personnelle, à Rome, le 2 décembre 1952 : « Il est vivant l’Esprit d’amour qui vit en moi et qui m’a pris depuis longtemps. Présence vivante, envahissante, dominatrice. […] Centrer toute ma vie intérieure et extérieure sur sa présence en moi et son emprise [3] ».

Ce « oui » est d’autant plus important que, sans lui, l’Esprit-Saint s’en va et laisse la liberté faire son œuvre, sa pauvre, triste et stérile action.

b) Espérer en l’action de l’Esprit-Saint

1’) Vivre dans le présent, sans anticiper

Comme toujours, notre relation au temps incarne singulièrement notre relation à l’être, ici à l’action de l’Esprit-Saint. Dans les notes intimes de sa retraite personnelle, à Rome, le 13 novembre 1954, voici ce qu’il écrit : « M’abandonner à Lui dans une disponibilité, les yeux fermés, sans chercher à pénétrer l’avenir. Employer toutes mes forces pour l’accomplissement du devoir présent sous sa lumière dans sa volonté [4] ».

2’) Obéir en dépit de ce que l’on désire

Toute sa vie, Marie-Eugène a connu des nominations qui l’ont déconcerté, voire écrasé : depuis sa nomination au Petit Castelet en 1928 jusqu’à sa dernière élection comme provincial en mai 1966, en passant par sa nomination à Agen en 1932. Pourtant, à chaque fois, il a accepté avec docilité ce qu’il accueillait comme une demande de l’Esprit-Saint. Et, chaque fois, il a en a vu a posteriori la fécondité [5]. Tel fut par exemple le cas pour sa nomination de provincial d’Avignon Aquitaine en mai 1963 : « je n’ai jamais rien refusé au bon Dieu. Au chapitre provincial, je ne m’attendais pas à être élu puisque N.P. Général m’avait donné toutes les permissions pour m’occuper de Notre-Dame de Vie. La veille on m’avait fait pressentir que je serais peut-être élu ; je fus comme écrasé. On m’a mis sur le fauteuil, j’étais accablé et je me disais : ‘Je ne peux pas refuser’. J’ai senti que je ne pourrais pas refuser, que l’Esprit-Saint le voulait et lorsque j’ai accepté j’ai senti comme un bouleversement […]. Je n’ai pas pensé que ce serait une bonne affaire d’être provincial [6] ». L’obéissance peut donc aller jusqu’à contrarier sa conviction intime. Mais l’obéissance à l’Esprit-Saint prime.

Il rajoutera, mais aux seuls membres de l’Institut à propos de cette même élection : « ‘L’Esprit est prompt, mais la chair est faible’. Quand j’ai été nommé provincial, j’ai bien failli refuser… puis j’ai senti que c’était l’Esprit-Saint, que je n’avais pas le droit de ne pas accepter ». Il précise : « Quand on a été supérieur, on sait quel poids il faut soutenir : toutes ces oppositions que l’on sent, tous ces mouvements contraires… quelle angoisse, il faut supporter ! [7] ».

3’) Accueillir sa faiblesse

L’expérience de Marie-Eugène lui montre que l’Esprit-Saint agit encore davantage dans notre faiblesse. Saint Paul nous le disait déjà. Et, avant lui, le prophète Élie en a fait l’expérience sur le mont Carmel. « L’Esprit-Saint est sur moi et en moi. […] Après sa présence suffit et il suffit d’y croire, en sentant sa faiblesse, ses manquements, des terreurs vaines. Après le mont carmel, Élie se dit un homme comme nous [8] ».

Notre faiblesse ne permet pas de mesurer la volonté de Dieu. C’est ce qu’éprouve Marie-Eugène lorsqu’il est élu provincial d’Avignon Aquitaine, au chapitre de mai 1963. A la Pentecôte suivante, il affirme : Je veux pas faire étalage de ma faiblesse et physique et morale, mais je dois vous avouez que je puis avoir confiance qu’en Celui que l’Eglise proclame comme le Père des pauvres. […] Nous n’avons pas le droit de nous arrêter pour juger seulement à un plan qui serait inférieur, paraîtrait-il hautement raisonnable et même surnaturel à la petite envergure de notre intelligence et de notre foi [9] ».

4’) Accepter les événements douloureux

Voici ce dont témoigne Marie-Eugène, après une difficulté de santé qu’il minimise mais dont il tire la leçon : « Ce petit événement doit apporter une grâce considérable, préparer l’avenir en vous accrochant à l’Esprit-Saint ». Puis, il étend à toute sa vie : « Chaque fois que l’Esprit-Saint m’a fait entrer dans une voie douloureuse, c’était pour me faire entrer dans une voie de fécondité [10] ».

Voici un autre témoignage, le 12 janvier 1967 : « L’Esprit passe mieux à travers moi depuis que je suis malade [11] ».

c) Aimer l’Esprit-Saint

1’) Multiplier les demandes d’amour

Marie-Eugène confie à M. Pila le 12 janvier 1966 que, pendant son noviciat il va voir le Père Maître pour tout lui raconter : « quand je lui ai parlé d’une mission de Dieu, il m’a répondu : soyez un bon religieux !… Moi, j’étais fou d’amour ! Je ne voulais que de l’amour, ne demandais que de l’amour [12] ! »

Dans sa déposition, R. Règue rapporter ces propos du Père Marie-Eugène : « J’ai toujours demandé de l’amour, plus d’amour, parce que j’ai été pris par l’Esprit-Saint ». Et de préciser un point important : « Je n’aime pas raconter mes grâces, mais je puis bien vous le dire… au noviciat, j’ai eu comme un dard qui m’a transpercé, j’ai eu comme une blessure d’amour… Je sentis une angoisse… Je me suis demandé si j’allais mourir. J’ai ouvert la Sainte Ecriture. Je suis tombé sur ce passage : ‘Qui me séparera de l’amour du Christ… ni la mort’ [Rm 8,35 s], alors mon angoisse est tombée [13] ».

La raison en est la suivante : « L’Esprit-Saint est créateur parce qu’il est Amour. La haine ne crée pas, elle détruit. Il faut que vous mettiez beaucoup d’amour [14] ».

2’) Remercier l’Esprit-Saint

C’est ce que Marie-Eugène demande après avoir subi un nouvel accroc de santé au terme de l’année 1966. De manière inattendue, lors de la Vigile de Noël, il célèbre la messe en l’honneur à l’Esprit-Saint, proposant ainsi une relecture pneumatologique de la Nativité, lisant la présence de l’Esprit-Saint dès l’origine de la vita Christi. Dans un entretien, il révèle la raison de son choix et, ce faisant, comment il vit cette nouvelle épreuve, à savoir dans l’union toujours plus étroite à l’Esprit : « Que votre fête de Noël se passe surtout en action de grâce. […] Le mystère de l’Incarnation est […] un geste d’amour de Dieu, Dieu qui a tant aimé le monde, Dieu qui envoie le Verbe et c’est l’Esprit-Saint qui réalise… J’ai été très frappé de tout. Aujourd’hui, j’ai dit la messe pour Lui, j’ai dit la messe de reconnaissance à l’Esprit-Saint. Je le félicite […]. Je ne peux que le remercier de ce qu’il a fait, de ce petit événement douloureux [15] ».

3’) S’exercer à la présence continuelle à l’Esprit-Saint

Nous avons vu que l’Esprit-Saint ne cesse d’être là et de désirer agir, nous transformer. De fait, l’Esprit-Saint est toujours là. Marie-Eugène précise : « cette intimité avec l’Esprit-Saint, pour être constante, n’est pas toujours également sentie [16] ». De même, nous sommes appelés à lui être présents. C’est ainsi que le père demande instamment pour l’Institut (mais cela vaut pour tout chrétien) : « que l’Esprit-Saint descende sur vous, que vous puissiez vous dire, le plus tôt possible, que l’Esprit-Saint est votre ami », cela « par la marche de votre vie, par votre aspiration [ne faut-il pas plutôt lire : inspiration], votre expiration [17] » ; et comme notre souffle est constant, cette présence doit elle-même être permanente.

d) La place des vertus morales

1’) Le danger d’une ascèse trop rigoureuse

Si l’accueil de la faiblesse est nécessaire, en revanche, Marie-Eugène refuse tout dolorisme volontariste. Il fait cette confidence à M. Pila le 12 janvier 1966 : « Pendant la première année de mon noviciat, je me suis livré à une mortification extraordinaire : je couchais par terre, je ne mangeais pas le matin et le soir, je ne prenais un repas qu’à midi… Je n’ai jamais rien fait sans demander la permission et cependant le Père Maître à qui je racontais tout m’a dit : ‘Je savais bien que vous manquiez de bon sens !’ La lumière m’a été donnée, cette vie était celle d’un géant et je n’en étais pas un. Je sentais ma faiblesse et j’ai compris avec sainte Thérèse de l’E.-J. que ce n’était pas une voie à suivre, voie très dangereuse où se poste le démon qui vous suggère des pénitences terrifiantes [18] ».

2’) Toujours maîtriser la sensibilité

Inversement, l’absence d’ascèse est erronée. L’ataraxie ou l’indifférence bouddhiste ne sont pas chrétiennes. L’on pourrait faussement croire que l’accès aux plus hauts sommets de la vie mystique nous font retourner à la vie prélapsaire. Ce n’est pas l’expérience du fondateur de Notre Dame de Vie. C’est ainsi que dans les notes intimes déjà citées de sa retraite personnelle, à Rome, le 13 novembre 1954, Marie-Eugène écrit : « Veiller pour maîtriser les mouvements de l’irascible [19] ». La formule vaut la peine d’être commentée : D’abord, elle atteste l’existence de mouvements de l’irascible qui lui échappent (encore). Ensuite, Marie-Eugène prend la résolution non pas de laisser faire, mais d’agir contre : « maîtriser » ; plus encore, d’agir en amont, donc de ne pas en laisser échapper un seul : « Veiller ». Enfin, pour être réelle, cette action opère dans la douce obéissance à l’Esprit-Saint, ainsi que le contexte le montre : « L’Esprit est vivant. Il est l’âme de mon âme. Il est le Maître […]. Rechercher son contact, cultiver son intimité. M’abandonner à lui [20] ».

5) Présupposés

a) Fondement scripturaire

Le plus connu et le plus fréquemment cité est Rm 8,14 [21]. Il faut nommer aussi Rm 8,35 [22].

Mais le Père Marie-Eugène se fonde aussi sur l’Evangile. Notamment, il comprend beaucoup l’action de l’Esprit-Saint à partir de la parabole du grain de sénevé ou du levain (Lc 13,21) : « Dans cette puissance d’expansion du Royaume de Dieu figurée par le levain, il y a des vérités très hautes. Cette parabole est des plus consolantes et lumineuses [23] ».

b) Fondement doctrinal (théologique)

Retenons cette formule citée ci-dessus : « Le Père et le Fils, je les mets dans l’Esprit-Saint [24] ». elle ressemble étrangement à celle de Mühlen : « L’Esprit-Saint, une Personne en deux Personnes ».

Ici se vérifie la loi du don maximum. L’Esprit-Saint donne tout à l’âme, ainsi que l’affirme Marie-Eugène dans un passage sur la présence objective de l’Esprit-Saint dans l’union transformante : « Cet Esprit d’amour a tout donné à l’âme en cette union et s’est donné avec tous ses trésors ». La conséquence est la communion : « Il appartient à l’âme comme l’âme lui appartient [25] ».

Marie-Eugène se fonde sur sa conception de l’amour comme diffusion de soi. Cela est avant tout vrai de Dieu et singulièrement de l’Esprit car il est l’Amour substantiel : « C’est Lui qui diffuse l’amour et qui fait l’Eglise [26] ». Mais l’âme habitée par l’Esprit-Saint devient à son tour diffusive : celui qui croit en l’Esprit-Saint permet à la toute-puissance de Dieu de diffuser dans le monde [27].

c) Conséquence métaphysique

Comment ne pas tirer la conséquence en métaphysique ? D’un côté, l’Esprit-Saint est véritablement Personne divine. De l’autre, il ne l’est pas comme le Père et le Fils, puisqu’il en est l’unité. Or, ceux-ci, tout en étant corrélatifs, sont, dans le monde créé, des individus substantiels. Par conséquent, cela signifie, du point de vue métaphysique, que la relation de communion qui est échange actif, présente une dignité ontologique aussi grande que la substance. Bien évidemment, ce propos manque singulièrement de précision. Et pas seulement à cause de la dénivellation analogique.

Dit autrement, je ne pense pas que l’on puisse seulement définir la Personne divine comme relatio subsistens. Ces deux termes se réalisent eux-mêmes de manière diversifiée dans le Dieu trinitaire.

Pascal Ide

[1] 16 mai 1959. Cité dans DM, p. 158.

[2] Cité dans DM, p. 160-161.

[3] Cité dans DM, p. 158-159.

[4] Cité dans DM, p. 159.

[5] Pour le détail, cf. Guy Gaucher, La vie du Père Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Paris-Toulouse, Le Cerf, Carmel, 2007.

[6] 5 juin 1963. Cité dans DM, p. 160.

[7] 5 juin 1963. Cité dans DM, p. 162.

[8] Notes intimes de retraite personnelle, à Roquebrune, le 9 décembre 1953. Cité dans DM, p. 159.

[9] Circulaire à la Province OCD d’Avignon Aquitaine. Cité dans DM, p. 162.

[10] Déposition de H. Basset, Positio, V, II, p. 1354-1355. Cité dans DM, p. 165.

[11] Cité dans DM, p. 166.

[12] Cité dans DM, p. 154-155.

[13] Positio, V, II, p. 1391. Cité dans DM, p. 155.

[14] 5 juin 1963. Cité dans DM, p. 163.

[15] Déposition de H. Basset, Positio, V, II, p. 1354-1355. Cité dans DM, p. 165.

[16] 4 août 1964. Cité dans DM, p. 163-164.

[17] 21 février 1965. Cité dans DM, p. 164.

[18] Cité dans DM, p. 154.

[19] Cité dans DM, p. 159.

[20] Ibid.

[21] Cf. DM, p. 216-227.

[22] Cf. la citation ci-dessus. Cf. aussi Je veux voir Dieu, p. 1012.

[23] 23 juillet 1944. Cité dans DM, p. 243.

[24] Déposition de T. Rémy, Positio, V, II, p. 237 et 1394. Cité dans DM, p. 157.

[25] Je veux voir Dieu, p. 1012.

[26] Notes intimes de retraite personnelle, à Rome, le 2 décembre 1952. Cité dans DM, p. 158.

[27] Cf. 24 décembre 1966. Cité dans DM, p. 160.

9.1.2021
 

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