Les 4 sens de la nature Chapitre 10 Annexe 20 : Une double répartition, ternaire et quaternaire, des sens de l’Écriture

Pour bien comprendre d’où vient ce moralisme, il faut faire appel à une précision un peu subtile dans l’histoire des quatre sens [1]. Jusqu’à maintenant, nous les avons toujours organisés selon l’ordre suivant : histoire (ou lettre) – allégorie – morale – anagogie. Pourtant, très tôt, dès Origène, s’est mise en place une autre répartition, en quelque sorte concurrente, et qui connaîtra du succès chez des auteurs comme saint Jean Cassien : histoire (ou lettre) – morale – allégorie. Double est donc la différence : d’une part, le nombre des sens passe de quatre à trois, le sens allégorique étant alors mêlé au sens anagogique ou absorbé par celui-ci [2] ; d’autre part et surtout, sens allégorique et sens moral s’inversent.

Cette inversion (le sens moral précédant le sens allégorique) s’explique par une visée « pédagogique, le gros des fidèles étant plus accessible à une prédication morale avant de pouvoir être introduit dans les profondeurs de la doctrine ». C’est ainsi qu’Origène interprète la distinction faite par saint Paul (1 Co 3,2) entre le « lait » (l’enseignement moral) et la « nourriture solide » (la doctrine ou le dogme).

De plus, la distinction en trois sens peut être interprétée de manière chrétienne à partir de la division des trois voies. Dès lors, moral s’oppose à spirituel comme la voie des vertus à la voie des dons du Saint-Esprit. Et les trois sens apparaissent alors comme les barreaux d’une échelle qui fait monter vers Dieu (cf. Gn 28,10-17 ; Jn 1,51). Aussi Henri de Lubac peut-il affirmer que,

 

« moins complète et moins didactique, elle [la distinction tripartite] est un meilleur instrument d’initiation spirituelle […]. Elle attire davantage les contemplatifs […] et traduit peut-être mieux l’élan mystique en scandant les degrés de l’ascension de l’âme […] ; elle est plus ‘pneumatique’ (alors que la formule quadripartite est plus noétique) [3] ».

 

Toutefois cher est le prix à payer pour cette inversion. D’abord, continue le jésuite français, « son principe […] est arbitraire, car elle ne repose sur aucune donnée plausible du texte biblique ou de la révélation. Elle sacrifie à la mentalité d’un temps et d’un milieu ». Par exemple, comment interpréter que David soit puni de prendre Betsabée (indépendamment du meurtre d’Urie), mais point d’avoir plusieurs concubines, sans avoir entendu la parole de Jésus sur « la dureté » du « cœur » (Mt 19,8) ? Ensuite et surtout, en enjambant le sens allégorique qui est le sens proprement chrétien, cette inversion est fondée sur les seules forces humaines indépendamment de la grâce, donc favorise le volontarisme : « Origène tire du texte sacré diverses moralités qui n’ont rien de spécifiquement chrétien avant d’y lire quelque allusion au Mystère du Christ » [4].

Or, « l’ambiguïté qui affecte la doctrine exégétique d’un Origène et d’un Cassien a laissé des traces tout au long du Moyen Âge » et jusqu’à aujourd’hui. Si le moralisme se fonde sur une inversion des sens de l’Écriture, il nous faut donc revenir fermement non seulement à la distinction des quatre sens, mais à leur ordre, les deux étant d’ailleurs déjà bien présents chez Origène : « C’est après l’énoncé du mystère [le sens allégorique] et en sa dépendance qu’il expose ses considérations spirituelles ».

Les traits de la lecture moralisante de l’Écriture sont au nombre de trois : l’amnésie ; le volontarisme ; la réduction du bien au devoir.

L’on a vu apparaître une spécialisation ; d’un côté, une étude scientifique, objective [le sens théorétique], servant de base à la théologie », autrement dit le sens allégorique ; et « de l’autre, une méditation pieuse », une « interprétation mystique dont le but […] est l’édification de l’âme ». Et même, dès le ive siècle, Grégoire de Nysse commentera la Vie de Moïse ou, deux siècles plus tard, Grégoire le Grand le livre de Job « presque uniquement du point de vue de l’âme [5] ».

Pascal Ide

[1] Je m’appuie sur les développements d’Henri de Lubac, « Sur un vieux distique », p. 120-121. Les citations en proviennent.

[2] À vrai dire, parfois, on trouve un dédoublement : allégorie, puis anagogie. Mais le détail importe peu ici.

[3] Henri de Lubac, Exégèse médiévale, I-II, p. 416.

[4] Cette perspective « naturelle » « ’moralise’ la donnée biblique, à la manière dont peut être ‘moralisée’ une donnée quelconque de la littérature, de l’homme et de l’univers » (Exégèse médiévale, I-II, p. 554).

[5] Henri de Lubac, Histoire et esprit, p. 416.

16.12.2020
 

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