Le Christ-Roi dans l’Écriture
Le Christ-Roi dans l’Écriture [1]

La fête du Christ-Roi est l’une des fêtes non-historiques, non événementielles (ne se référant pas à un événement de la vie du Christ) du calendrier liturgique, comme la Fête du Saint-Sacrement, la Sainte-Trinité. Elle fut instaurée par Pie XI contre les totalitarismes (soviétique, nazi, fasciste), car ces idéologies séculières effaçaient toute référence à l’Absolu en s’absolutisant elles-mêmes, substituant l’humanité à Dieu.

Que nous dit l’Écriture de la fête du Christ-Roi ? Précisément, que nous dit l’Écriture de la différence existant entre le roi païen et le roi chrétien ?

Le texte par excellence qui met en scène le double type de gouvernement est celui de la naissance de Jésus et de la rivalité d’Hérode, en Mt 2. De fait, l’évangéliste Matthieu souligne beaucoup la figure du Messie ; or, le Christ est celui qui a reçu l’onction royale, la dignité monarchique : les titres de roi et de messie sont donc très proches. Donc, cet Évangile oppose le vrai roi, le Christ, et le roi pécheur, Hérode.

Or, le texte de Mt s’inspire d’un autre récit, vétérotestamentaire (comme, par exemple, Jn 1 s’inspire de Gn 1), pour à la fois s’inscrire dans sa continuité et souligner la nouveauté absolue de l’avènement du Verbe Incarné : l’histoire contée dans le livre de l’Exode. En effet, nombreux sont les points de contact avec l’histoire du Christ : histoire de commencement (d’Israël, de Jésus) ; descente en Égypte ; remontée d’Égypte ; traversée du Jourdain ; etc. Sans oublier la rivalité entre les deux souverains : Moïse, chef du peuple élu, versus Pharaon, roi d’Égypte et Jésus versus Hérode.

Ouvrons donc successivement l’Ancien et le Nouveau Testament.

1) Dans l’Ancien Testament

a) La nature du pouvoir instauré par le Christ

1’) Exposé

Matthieu emploie un motif narratif bien connu : 1) un roi régnant apprend la naissance d’un rival par une prophétie ; 2) il décide de supprimer tous les prétendants au trône et les fait massacrer ; 3) mais le rival dont traite la prophétie réchappe au massacre ; 4) enfin, le survivant revient un jour, détrône le rival qui meurt dans les conditions les plus atroces, par justice. Ce type de récit fait partie d’un fond culturel bien plus vaste que la Révélation biblique.

Il ne s’agit bien sûr pas de dire que ces faits ne se sont pas déroulés dans l’Écriture ; mais, plus profondément, la constance d’un récit mythique révèle une structure anthropologique. Elle est ici transparente : l’homme de pouvoir ne veut pas partager celui-ci, car il croit que cette seigneurie lui est destinée en exclusivité. En réalité, tout pouvoir vient de Dieu. En s’emparant de son autorité, il s’arroge donc le don de Dieu, ce qui est le péché par excellence.

Or, si la Bible ne nie pas le fond anthropologique, culturel de l’humanité, elle l’évalue, c’est-à-dire opère un discernement, et elle le purifie, c’est-à-dire en sauve ce qui est à sauver et convertit, voire subvertit ce qui est contraire au bien.

Il est donc riche d’enseignement d’étudier les points de contact et de divergence entre ce que dit l’Écriture et ce que dit le récit traditionnel. Les points communs sont : la présence des deux rois ; la jalousie meurtrière ; le roi rival réchappant au massacre. La divergence majeure est le dernier point : jamais Jésus ne montera sur le trône d’Hérode ; il ne lui est pas rival.

De même, Pharaon voit en Moïse un rival et cherche à tuer tous les enfants mâles d’Israël. Pourtant, Moïse ne désire pas prendre sa place et, après avoir vaincu, au bout des dix plaies d’Égypte, loin de détrôner son rival, il partira et ne deviendra pas un autre Pharaon. La leçon est claire : malheur à celui qui se prendra pour un autre Pharaon. En effet, le Pharaon, loin de servir le peuple pour le conduire au bien commun, l’asservit pour son bien propre : emblématique, de ce point de vue, sont les pyramides, élevées à la gloire d’un seul homme, où se sacrifie une génération entière de milliers d’hommes. En regard, le vrai chef est celui qui donne sa vie pour les autres.

En contrepoint, le roi Salomon rétablira un moment la corvée ; or, celle-ci transforme l’homme libre en esclave, le soumet à un projet aliénant. Voilà pourquoi Salomon a connu la rébellion de son peuple à la fin de sa monarchie.

2’) Conséquence. Contingence de la monarchie

La royauté païenne est une institution nécessaire. Tous les peuples dignes de ce nom sont dotés d’un régime monarchique.

En Israël, ce n’est pas le cas : le gouvernement de type royal n’apparaît pas nécessaire, essentiel. D’abord, de facto, elle est utile, mais on peut s’en passer. Ensuite, l’essentiel est la Loi car tout l’essentiel y est présent pour être sauvé et obéissant à Dieu ; or, la Loi fut donnée dans le désert à une époque où le peuple n’était pas une royauté et par l’intermédiaire de Moïse qui se présente comme le plus grand prophète (cf. Dt à la fin), non comme un souverain.

Un double signe historique le confirme : Israël a commencé et continué sans monarchie. D’abord, dans l’Écriture, c’est le plus ancien qui est le plus fondamental, fondateur ; or, la royauté est une institution seconde, qui apparaît bien longtemps après l’installation en Canaan. De plus, un jour, lors de l’exil, la royauté seront enlevés à Israël ; or, le peuple de Dieu continuera d’exister ; de même, après l’exil, même si le temple sera reconstruit, Israël ne possédera plus de gouvernement indépendant ; ces faits montrent que l’essentiel de l’identité d’Israël est donc hors la royauté. Le peuple élu peut vivre sans Roi mais non sans loi : celle-ci est la plus haute autorité.

Enfin, il en est analogiquement de la royauté comme de la terre : celle-ci ne fut-elle pas ôté, avec la monarchie, lors de l’exil ? Or, la perte de la terre promise fut l’occasion de découvrir que le sens de l’identité d’Israël était ailleurs, que ses frontières devaient se comprendre d’une autre manière : ce sont les comportements autorisés par la Loi (d’où l’importance des interdits). De même, la royauté peut être ôtée, sa signification est ailleurs.

3’) Conclusion

Bref, tout en Israël est mis en place pour conjurer la tentation si prégnante et toujours récurrente de l’idolâtrie du pouvoir. En effet, il n’y a pas bien créé plus séduisant que l’autorité d’un homme sur un autre homme, que la reconnaissance par autrui que l’on domine. Hegel l’a montré dans la célèbre dialectique de maîtrise et servitude : le dominant cherche avant tout cette reconnaissance et s’en drogue usque ad nauseam, et usque ad homicidum pour qui résiste.

Partant de là, les autres traits distinctifs des deux types de gouvernement s’éclairent.

b) Le pouvoir dans les relations avec les réalités supérieures

1’) La relation à la loi

C’est toute la question des relations entre le roi et la loi : comment le roi se laisse-t-il mesuré par une loi qu’il énonce mais qu’il ne crée pas ?

Dans le monde antique, le souverain énonce la loi, mais il ne s’y soumet pas : il est mesure non mesurée.

En regard, en Israël, le roi n’édicte pas la loi, il la reçoit de plus haut que lui (cf. Dt 17). Plus encore, son rôle exprès est de lire la Loi, comme un rabbin : de fait le roi est le premier rabbin (comme Josué en Js 1). Or, la lecture s’oppose à l’écriture comme le réceptif à l’émissif : qui lit doit se soumettre au texte écrit.

2’) Conséquence. La structure de la société

Les sociétés antiques sont fondées sur une forte hiérarchisation entre gouvernant(s) et gouvernés, entre la cour et les sujets, à raison d’une proportion très aristocratique. Les membres de la société appartiennent à l’une des deux classes sans possibilité réelle de passage, à moins d’un coup d’État, donc l’usage de la violence ; autrement dit, la relation est dialectique. Le Roi est un grand prêtre concentrant tous les pouvoirs.

En regard, en Israël, la différence fondatrice n’est jamais celle du dirigeant et du dirigé, mais celle de Dieu et de la créature, notamment l’homme fait à l’image de Dieu. En effet, Dieu se caractérise par sa Loi : la Torah est une réalité plus qu’humaine ; or, on a vu que le monarque est avant tout celui qui se soumet à la Loi : avant de l’appliquer le souverain est donc celui qui accepte de rentrer dans l’Alliance, comme chacun des membres de son peuple. Par conséquent, la dialectique gouvernant-gouverné tend à s’effacer, ou du moins à se relativiser.

c) Le pouvoir dans les relations avec les égaux

Dans le monde antique, le roi est sans rival ; et s’il se présente quelque souverain dont il pense qu’il pourrait le menacer, il est impitoyablement éliminé ; d’où ces volontés infinies de conquête. L’État de droit n’existe pas encore. Le souverain veut régner seul au sommet, sans alter ego.

En Israël, le roi sait qu’il ne gouverne qu’au nom de Dieu. Dès lors, l’autre n’est pas un rival mais autre, voire un allié. La jalousie, l’exclusion et la violence sont remplacées par une solidarité.

d) Le pouvoir dans les relations avec les subordonnés

1’) La connaissance de la loi

Dans le monde antique, la loi est connue d’une petite minorité de personnes : de fait et de droit, cette science est réservée.

En regard, dans la Bible, la loi est proclamée, connue de tous. Tous non seulement la possèdent, mais sont invités à la méditer et à en vivre.

2’) Le contenu de la loi

Dans les sociétés du monde ancien, les lois sont exprimées à la troisième personne. Son impersonnalité accroît son absoluité et son caractère coercitif, voire menaçant.

Or, en Israël, les lois sont énoncées à la seconde personne. Or, le « tu » est typique du style exhortatif et éducatif. La loi biblique s’apparente donc au style sapientiel. Or, celui-ci se veut d’abord persuasif, exhortatif et non coercitif.

3’) L’explication de la loi

La loi des monarchies antiques s’exprime de manière absolue, sans justification ni explication. De ce fait, le gouvernement se fait plus par contrainte et peur.

Inversement, la loi biblique est accompagnée de « parce que » ; or, l’explication fait appel à la raison ; mais plus l’intelligence entre dans l’obéissance, plus grande est la liberté et donc plus intérieure est l’adhésion à la loi. Par conséquent, la loi cherche à susciter l’adhésion et la liberté.

4’) La douceur de la loi

La loi antique est souvent dure, s’accompagnant de punitions corporelles, infligeant des peines mutilantes. Par exemple par l’application de la loi du talion. Bref, la loi est violente au même titre que le gouvernement est violent.

Inversement, en Israël, l’énoncé des lois n’est pas accompagné de punitions, de menaces pénales. Or, le gouvernant a le choix entre deux types de conduite : la conviction ou la crainte. C’est donc que l’Écriture a expressément choisi la voie de la douceur persuasive. De ce fait aussi, elle suscite le sens de la responsabilité.

e) Conclusion

Cet exposé est aussi riche d’enseignement sur le véritable gouvernement humain voulu par l’Évangile. Sa caractéristique première ne serait-elle pas la douceur ?

Ne pourrait-on pas dire que le modèle païen est l’antitype du véritable exemple de gouvernement chrétien ? En effet, le païen représente souvent le péché, celui qui n’est pas (encore) racheté.

2) Prolongement dans le Nouveau Testament

Il faudrait continuer maintenant notre exposé en montrant comment le Christ lui-même gouverne. Le vrai Roi qui vient en ce monde, comment gouverne-t-il ? De ce fait, nous verrons aussi comment nous sommes appelés à être gouvernés par lui.

a) À l’égard du supérieur

Jésus est soumis à son Père. Il vit avant tout d’obéissance. De son entrée dans le monde jusqu’à Gethsémani. En même temps, il révèle le Père.

b) À l’égard des égaux

Bien entendu, rien n’est égal à Dieu, à Jésus, hors les autres Personnes divines. Mais je veux parler ici des royautés temporelles. Nulle concurrence.

c) À l’égard des inférieurs

Il serait passionnant d’étudier en détail les scènes de l’Évangile. Nous aurions pu lire l’épisode des disciples d’Emmaüs (Lc 24,12-35) que Jésus accompagne dans leur douleur. Nous nous limiterons à la femme adultère (Jn 8,1-11) que Jésus accompagne dans la violence.

Cet épisode apparemment si banal est d’une immense richesse humaine. Il est très riche d’enseignement sur la manière de rencontrer l’autre, et donc de gouverner.

Il l’exprime d’abord dans son positionnement spatial. En se mettant au centre, non loin de cette femme, Jésus expose sa vie : il est le bon berger qui donne sa vie pour ses brebis.

De plus, Jésus accompagne le mouvement de cette femme, il se synchronise. C’est vrai au plan verbal : comme cette femme prise en flagrant délit d’adultère et donc bâillonnée par la culpabilisation généralisée et la honte, il se tait. Mais c’est vrai aussi au plan non-verbal. Jésus s’accroupit, comme la foule qui se baisse pour ramasser les pierres. Il rentre en contact avec l’élément inorganique : il écrit sur le sable. On voit aussi la différence : s’il s’abaisse, c’est par non-violence ; si sa main touche du minéral, elle demeure ouverte, donc désarmée.

En outre, Jésus fait une demande. Il n’impose pas, il s’expose. Il laisse l’avenir ouvert : « Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre ». Son royaume est celui de la douceur (cf. Mt 11,29).

Enfin, le règne du Christ est un règne de miséricorde (« Moi non plus, je ne te condamne pas ») et de vérité (« Va et ne pèche plus »).

d) Nature de son gouvernement

La charte de son royaume est livrée par les deux premières béatitudes. En s’adressant aux pauvres – « Bienheureux les pauvres, le Royaume des cieux est à vous » (Mt 5,3), il nie tout élitisme, car la majeure partie de la population est pauvre, mais sans pour autant nier ce règne. En s’adressant aux doux – « Bienheureux les doux, ils hériteront de la Terre promise » (v. 4) –, Jésus s’offre lui-même en exemple : il n’est Roi qu’en étant humblement soumis à son Père.

Pascal Ide

[1] Ces notes s’inspirent en partie d’une retraite prêchée par Jean-Louis Ska au collège de Saint-Louis-des-Français, le 22 novembre 2003, à San Galloro.

20.11.2022
 

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