La pédagogie de la résonance (Rosa)

Le philosophe allemand Hartmut Rosa a fait de l’accélération la souffrance emblématique de notre temps et de la résonance le remède à ce mal [1]. Dans le dernier livre traduit de lui, le philosophe de l’École de Francfort propose d’appliquer celle-ci à l’éducation [2].

Pour cela, il prend l’exemple d’une classe dans une école et oppose deux sortes de cours, raté et réussi [3]. L’échec du cours est lié à ce qu’il appelle le triangle d’aliénation : l’enseignant subit la matière enseignée, perçoit les élèves comme une menace, de ce fait, n’arrive pas à les rejoindre et, à son tour, perçoit qu’ils ne les intéresse pas, que la matière leur reste étrangère et que le cours leur est imposé ; de son côté, l’élève est ennuyé par le sujet qui lui demeure extérieur, voire le dépasse, ne se sent pas vu ni aimé par le professeur, en éprouve de l’antipathie et parfois même du mépris, et ces sentiments peuvent aller jusqu’à s’étendre à ses pairs, c’est-à-dire à ses camarades ; enfin, la matière apparaît, tant aux enseignés qu’à l’enseignant, allogène (« cela ne me parle pas ») et contraignante (« c’est une corvée »).

Tout à l’inverse, la réussite du cours est le fruit de ce que Rosa nomme le triangle de résonance : l’enseignant est enthousiaste vis-à-vis de la matière, apprécie les élèves, les rejoint et se laisse rejoindre en retour ; de son côté, l’élève est captivé par le sujet, se sent apprécié par le professeur, a confiance en lui et, à son tour, se montre accueillant à son égard, ainsi qu’avec ses camarades, chacun dopant la motivation de l’autre ; enfin, la matière apparaît aux deux partenaires comme un champ important d’intérêt, de possibilités et de défis.

Dans le premier cas, l’école se transforme en zone fermée et glaciale d’aliénation et de tension, dans le second, en espace ouvert et chaleureux d’harmonie et de fécondité (« cela crépite en cours [4] »).

 

« En cours d’histoire par exemple, l’époque des Grecs ou des Romains ne viendrait pas jusqu’à moi sous la forme d’une succession de faits et de chiffres, mais comme un temps qui me dit quelque chose, qui me parle, parce que j’ai quelque chose à voir avec lui [5] ».

 

Or, ces deux lieux diamétralement opposés correspondent à des attitudes elles aussi contraires. Dans le triangle d’aliénation, l’enseignant adopte « une posture de maîtrise, de contrôle et d’emprise [6] ». Assurément, il peut chercher à donner ce qu’il sait ; mais son attitude est dominante et unilatérale ; ce savoir rime avec devoir et pouvoir. Inversement, dans le triangle de résonance, il se produit ce que Rosa appelle emmétamorphose. Ce néologisme peut se traduire comme métamorphose au contact – la matière enseignée « me touche de façon existentielle, voire opère un changement en moi » – ou appropriation – l’élève « s’appropri[e] un fragment du monde [7] ». Cette emmétamorphose qui transforme du dedans concerne autant le professeur que les élèves.

Or, ce changement intérieur requiert une disposition particulière : la vulnérabilité. En effet, est vulnérable, celui qui a la « capacité singulière à toucher et à être touché [8] ». Et lorsque j’« accepte d’être changé », je suis « ouvert au fait que quelque chose de nouveau ou de différent me touche, me saisit ou m’émeut ». Donc, cette appropriation transformante « s’accompagne toujours d’une certaine vulnérabilité [9] ». Ainsi, Rosa accomplit un pas supplémentaire, passant de l’acte, la résonance et son contenu qu’est l’emmétamorphose, à la disposition intérieure (ce qu’Aristote appelle hexis ou habitus), c’est-à-dire la vulnérabilité ; d’ailleurs, Rosa parle d’une « résonance dispositionnelle », c’est-à-dire d’une ouverture positive au monde, qui « va nécessairement de pair avec » « la vulnérabilité [10] ». Et celle-ci est à la fois très positive et systémique.

Ajoutons que, dans la réalité, l’opposition entre les deux pédagogies n’est ni binaire ni instantanée :

 

« Dans un premier temps, l’élève ne voit qu’une matière enseignée. Mais lorsqu’il commence à en faire quelque chose de plus pour lui-même, il découvre dans la musique, le sport, l’anglais ou les mathématiques un fragment de monde qui commence à lui parler. Il se dit qu’il veut aller au-delà. Grâce au cours de sciences politiques, par exemple, il devient progressivement un être politique. Il entre dans un nouvel espace de résonance [11] ».

 

Enfin, ces différentes notions peuvent être relues à la lumière de l’amour-don : pas seulement parce que l’attitude des protagonistes relève de ce terme tabou dans les sciences de l’éducation, car il est suspect de fusion, voire de manipulation, mais parce que la vulnérabilité est la vertu de celui qui sait (se) recevoir en retour et que la résonance est la propriété de l’esprit d’amour qui circule harmonieusement entre donateur et receveur.

Pascal Ide

[1] Pour une première présentation de Rosa, cf. site pascalide.fr : « De l’aliénation actuelle à l’amour. Une autre lecture de la Théorie critique (l’École de Francfort) ».

[2] Hartmut Rosa, Pédagogie de la résonance. Entretiens avec Wolfgang Endres, 2016, trad. Isis von Plato, Paris, Le Pommier/Humensis, 2022.

[3] Cf. le résumé Ibid., p. 74-75.

[4] Ibid., p. 25. Souligné dans le texte.

[5] Ibid., p. 30-31.

[6] Ibid., p. 36.

[7] Ibid., p. 27.

[8] Ibid., p. 36.

[9] Ibid., p. 29.

[10] Ibid., p. 192.

[11] Ibid., p. 27.

22.11.2022
 

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