L’anthropocentrisme, une critique contradictoire à l’égard du christianisme

Dans la plus fameuse des critiques adressées au christianisme qui serait responsable de la crise écologique, Lynn Townsend White Jr l’accuse dans un article de 1967 d’être la « religion la plus anthropocentrique qui soit » [1]. Ajoutons toutefois que, répondant aux critiques que son paper polémique ne manqua pas de susciter, il a autolimité son propos : « Tout ce qui peut être dit […] c’est que le christianisme sous sa forme latine […] a fourni un ensemble de présuppositions remarquablement favorables à l’expansion technologique [2] ». La suspicion demeure. Mais l’historien spécialiste du Moyen Âge n’est pas isolé. Que l’on songe au biologiste Jean Dorst qui, deux ans plus tôt, affirmait que, selon lui, l’« anthropocentrisme » est responsable de la crise et qu’il a été introduit dans la pensée moderne par le christianisme [3]. Quelques décennies plus tard, le philosophe Pierre Hadot affirme, à la suite d’un historien des sciences, Robert Lenoble, que la révolution mécaniste du xviie siècle présenterait un « caractère chrétien » [4] ; or, c’est ce mécanisme qui a conduit à la domination de l’homme sur la nature réduite à une machine. Dernier exemple. Philippe Descola pointe le « grand partage » de la modernité entre nature et culture comme responsable de l’exploitation de la terre par l’homme : la création est « une scène provisoire pour une pièce qui se poursuivra après que les décors auront disparu, lorsque la nature n’existera plus et que seuls demeureront les protagonistes principaux : Dieu et les âmes, c’est-à-dire les hommes sous un autre avatar [5] ». Or, selon l’anthropologue français, ce dualisme homme-nature proviendrait du christianisme.

Ce n’est pas le lieu de réfuter ces thèses [6]. Je me contenterai ici de noter l’ambivalence, voire la contradiction de notre époque à l’égard de la foi chrétienne ? Pendant des siècles, le christianisme fut accusé d’être anti-moderne, anti-science. Puis, souvent, quand la postmodernité se retourne contre la techno-science, elle trouve encore le moyen de faire du christianisme le bouc-émissaire de tous les maux. Prodige de la rhétorique ! Puissance de l’hypocrisie ! Triomphe de l’ingratitude !

Pascal Ide

[1] Cf. Lynn White, « The historical roots of our ecologic crisis », Science, 155 (1967) n° 3767, p. 1203-1207 : Les racines historiques de notre crise écologique, éd. Dominique Bourg, trad. Jacques Grinevald, Paris, p.u.f., 2019.

[2] Id., « Continuing the conversation », Ian G. Barbour (éd.), Western Man and Environmental Ethics. Attitudes Toward Nature and Technology, coll. « Addison-Wesley series in history », Boston, Addison-Wesley Pub. Co, 1973, p. 55-64, ici p. 58.

[3] Jean Dorst, Avant que nature meure, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1965, p. 26-27.

[4] Pierre Hadot, Le voile d’Isis. L’histoire de l’idée de nature, coll. « NRF essais », Paris, Gallimard, 2004, p. 142.

[5] Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005, coll. « Folio essais », Paris, Gallimard, 2015, p. 103.

[6] Pour une présentation et une critique plus détaillées de la thèse de White, cf. Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, p. 138 s, 150-152. Pour une critique de la thèse écocentrique (défendue par Descola ou Latour), cf. Ibid., chap. 9.

29.3.2022
 

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