Le combat spirituel en bref

« Le combat spirituel est aussi brutal que la bataille d’hommes [1] ».

 

Pourquoi combattre ? Contre qui combattre ? Comment combattre ?

1) Pourquoi combattre ?

« La vie de l’homme sur la terre est un combat » (cf. Jb 7,1) [2]. De tous les auteurs bibliques, c’est saint Paul qui a le plus développé ce thème. En effet, il a identifié à plusieurs reprises la vie chrétienne à un combat (cf. 1 Tm 1,18 ; 2 Tm 2,2-3), notamment dans la fameuse métaphore, aussi sportive que militaire, de la lutte contre la chair (cf. 1 Co 9,24-27). De plus, il décrit longuement les ennemis et les armes du combat (cf. Ép 6,10-18).

Paradoxalement, la paix intérieure ne supprime pas le combat spirituel, mais le suppose. Pour plusieurs raisons :

D’abord, pour notre conversion. C’est ce qu’affirme la Tradition. Par exemple, Origène : « Le Seigneur n’a pas retiré au diable son titre de prince de ce monde, parce que son action est encore nécessaire au perfectionnement de ceux qui doivent être couronnés [3] ». Elle est passé dans le Magistère, par exemple celui du Concile de Trente : « Cette concupiscence étant laissée pour être combattue, elle ne peut nuire à ceux qui n’y consentent pas et y résistent couragement par la grâce du Christ [4] ». Le Catéchisme de l’Église catholique développe cette doctrine :

 

« La vie nouvelle reçue dans l’initiation chrétienne n’a pas supprimé la fragilité et la faiblesse de la nature humaine, ni l’inclination au péché que la tradition appelle la concupiscence, qui demeure dans les baptisés pour qu’ils fassent leurs preuves dans le combat de la vie chrétienne aidés par la grâce du Christ (cf. DS 1515). Ce combat est celui de la conversion en vue de la sainteté et de la vie éternelle à laquelle le Seigneur ne cesse de nous appeler [5] ».

 

Ensuite, parce que la paix est l’effet et non la cause du combat : « La paix est quelque chose d’intimement associé à la guerre », observait le fondateur de l’Opus Dei, car « la paix est la conséquence de la victoire [6] ».

Enfin, parce que la mollesse spirituelle (ou quiétisme, providentialisme, spiritualisme) ne cesse de nous tenter. C’est ce qu’avait bien noté saint Bernard de Clairvaux : « Si c’est être parfait que d’aspirer sans cesse à le devenir, c’est s’éloigner de la perfection que de cesser d’y tendre. […] En cessant d’avancer vous cessez de courir, et dès qu’on cesse de courir, on recule [7] ». Écoutons aussi un Saint bien averti du péril de confondre la « petite voie » avec le passivisme, le père Marie-Eugène : « Le danger est grand, et on ne l’a pas toujours évité, de confondre cette petitesse apparente avec un certain art facile d’accommoder les exigences de la sainteté à la faiblesse enfantine, et à la loi paresseuse du moindre effort, de réduire la simplicité à une médiocrité souriante et à une banalité mièvre [8] ».

2) Contre qui combattre ?

Triple est l’ennemi : « Sa propre chair, le diable et le monde, voilà les tentateurs du monde », affirme saint Thomas d’Aquin [9]. Encore faut-il bien comprendre que la chair n’est pas notre corps, mais notre fragilité blessée et pécheresse, notre « ombre », pour parler comme Jung. Dans ses Cautelas (Précautions), saint Jean de la Croix offre deux précieuses « remarques préliminaires » :

 

« Tous les dommages que peut subir l’âme viennent des trois ennemis déjà nommés le monde, le démon et la chair. Le monde est le moins difficile à vaincre ; le démon est le plus malaisé à découvrir ; la chair est le plus tenace des trois, ses assauts durent autant que le vieil homme subsiste en nous.

« Pour surmonter l’un de ces trois ennemis, il est nécessaire de les vaincre tous les trois. Quand l’un d’eux s’affaiblit, les autres voient décliner leurs forces. Tous les trois une fois surmontés, l’âme n’a plus de guerre à soutenir [10] ».

 

Encore faut-il bien mesurer la part de chaque ennemi. Une anecdote permettra de mieux situer l’adversaire. Une personne me raconte qu’elle est en recherche d’appartement depuis six mois. Découragée de n’avoir aucune réponse, elle me demande : « Pourriez-vous prier pour moi ? Je sens que derrière cette recherche qui n’aboutit pas, il y a un combat spirituel. Le démon ne veut pas que je l’ai cet appartement ». Je m’enquiers : « L’agence immobilière ne vous a donc fait aucune proposition ? » La personne me répond alors, stupéfaite : « Pourquoi passer par une agence ? J’ai prié et demandé à Dieu ». À mon tour surpris de cette attitude qu’il faut bien qualifier de spiritualiste, je raconte à la personne l’histoire de Schlomo qui voulait gagner au loto. Schlomo priait Dieu tous les jours pour gagner au loto. Or, l’Éternel semblait faire la sourde oreille. Un jour, son voisin gagne. Alors, Schlomo laisse éclater son indignation : « Comment peux-tu laisser faire cela Seigneur ? Moi, je te prie tous les jours et je n’ai jamais gagné, alors que ce voisin qui est un goy gagne. Explique-moi ! » Ce jour-là, Dieu répondit à Schlomo : « Mon ami, je voudrais bien que tu gagnes. Mais, au moins, achète un ticket ! » La personne comprit : son principal ennemi n’était pas le démon, mais se trouvait en elle, en l’occurrence dans son aveuglement providentiaste et, peut-être, aussi sa paresse.

3) Comment combattre ?

Voici quelques moyens parmi beaucoup.

Se battre, tout simplement

D’abord et avant tout, battons-nous ! Osons-le dire : l’une des plus grandes tentations est de nous contenter de notre médiocrité. Pire, de la justifier !

Se mettre à l’école des Saints

Les Saints sont des guerriers. Beaucoup plus que nous ne savons et pensons. Le père Descouvemont, à moins que ce ne soit Mgr Gaucher, disait de la douce Sainte Thérèse de l’Enfant-Jésus qu’elle était autant sainte Marie Madeleine que sainte Jeanne d’Arc.

Une autre carmélitaine, sa contemporaine, témoigne aussi d’une grande force d’âme, sainte Élisabeth de la Trinité. En effet, à dater de sa première confession, « elle entra en lutte contre ses défauts dominants, colère et sensibilité. Cette rude phase du combat spirituel durera jusqu’à dix-huit ans [11] ». Quelle persévérance ! Quelle espérance ! Le combat peut donc commencer tôt ! Surtout, combien il est nécessaire pour accéder aux plus hautes grâces mystiques !

Devenir vertueux

« Ce combat n’est pas le vôtre, mais celui de Dieu » (2 Co 10,15). Mais il ne se fera pas sans nous ! Et si le principal ennemi est notre chair, c’est-à-dire notre faiblesse et notre inaction (acédie), devenons vertueux. La vertu vient de la racine vis, « force ». La vertu, c’est ce qui nous rend meilleur – comme le vice (le mauvais pli) ce qui nous rend pire.

Rappelons que la vertu ne s’acquiert que par décision quotidienne. Pose un acte par semaine (par exemple, aller un temps d’adoration) ne suffit pas. Ce qui nous change (jusque dans notre cerveau qui est éminemment plastique), ce sont les bonnes habitudes mises en place chaque jour.

Relire pour relier

Bien sûr, nous chuterons ! Mais cette chute elle-même peut être riche d’enseignement sur nos fragilités et sur les tactiques du Tentateur. Quoi qu’il en soit, le remède consiste dans cette règle que la sagesse ignatienne a parfois résumé ainsi : relire pour relier. Autrement dit, au lieu de fuir, revenir sur notre chute ; au lieu de s’attrister, analyser les causes ; au lieu de se décourager, tirer la leçon ; au lieu de subir, décider de ne pas recommencer

Revenir à Dieu après une imperfection

Un jour, sœur Faustine tombe dans « une petite imperfection ». Elle est d’autant plus honteuse que le matin même, après la Sainte Communion, elle a promis fidélité. Mais, au lieu de se replier sur elle, se tourne vers Dieu avec confiance. Elle entend alors cette parole de consolation de Jésus :

 

« Sans cette petite imperfection, tu ne serais pas venue vers Moi. Tu sais que chaque fois que tu viens vers Moi, en t’humiliant pour demander pardon, je déverse de nombreuses grâces sur ton âme. Ton imperfection disparaît à Mes yeux, Je ne vois que ton amour et ton humilité. Tu ne perds rien, bien au contraire, tu progresses beaucoup [12] ».

Combattre la racine ultime : la philautie

Malgré ce que l’étymologie donne à penser, la philautie n’est pas l’amour de soi, mais l’amour démesuré de soi, autrement dit, l’égoïsme, entendu comme préférence habituelle de soi. « Dans les derniers jours il viendra des temps difficiles, car les hommes seront égoïstes [φίλαυτοι] » (2 Tm 3,1-2). Or, une longue tradition lit dans cette complaisance en soi « la mère de toutes les passions [13] ».

Consentir à la sécheresse

Enfin, l’amour de soi prend souvent la forme d’une recherche de son contentement, notamment dans la prière (ou dans la rencontre avec l’autre) : prier quand on le sent, arrêter de prier quand on ne se sent plus consolé ou, plus subtilement, commencer à abréger son temps de prière quand on s’ennuie. Alors, progressivement, l’Ennemi nous conduit à rétrécir ce temps donné par amour comme peau de chagrin. Tout à l’inverse, écoutons ce « parfait ami » qu’était le père spirituel de sainte Marguerite-Marie :

 

« Je trouve que, de tous les temps, celui de la sécherresse et de la désolation est le plus propre pour mériter. Une âme qui ne cherche que Dieu supporte sans peine cet état et s’élève aisément au-dessus de tout ce qui se passe dans l’imagination et dans la partie inférieur de l’âme où sont la plupart des consolations […]. C’est pour moi une consolation solide de penser que j’ai un cœur libre [14] ».

4) Conclusion

Il vaut la peine de lire et relire un texte de Maurice Blondel. Le grand philosophe français avait lu en son temps le livre justement fameux de Lorenzo Scupoli, Le combat spirituel, et avait laissé des notes très pénétrantes dans ses Carnets spirituels. Ce texte offe un heureux condensé de multiples armes de combat

 

« Il est prudent de s’exercer d’avance à la lutte, de provoquer au combat des adversaires secrets tandis qu’ils semblent amortis et démasqués, et de s’habituer à les voir tels qu’ils sont, avant l’heure des surprises et des illusions. Il est bon de prévoir, d’analyser et de jouer toutes les passions et les vices, sauf un, celui-là même dont on fait le principal et l’unique aliment de la curiosité, des romans et des spectacles […]. Si nous ne prenons pas l’offensive contre les ennemis de la volonté, ce sont eux qui se coalisent contre elle. Il faut se battre : celui-là perdra nécessairement la liberté avec la vie, qui fuira le combat. Même chez les meilleurs, il y a des trésors de malice, d’impureté et de mesquines passions.

« Qu’on ne laisse pas ces puissances hostiles se grouper en habitudes et en systèmes ; qu’on les divise par l’attaque ; qu’on s’impose d’unir les forces fidèles contre l’anarchie, avant le temps des coalitions, des complicités et des trahisons. D’avance, tout semble si aisé ! on se croit armé contre les dangereux entraînements. Mais jamais rencontre-t-on juste ce qu’on avait prévu ? et c’est l’inattendu qui décide presque toujorus de tout. Aussi, pour se garder du vertige de la dernière seconde et des sophismes de la conscience travestie qui prouvent que tel acte est permis ou tel plaisir légitime, il faut s’habituer à prendre l’offensive et à faire plus qu’éviter ce qu’on ne doit pas ; il faut pouvoir répondre avec la force de l’expérience antérieure : ‘Même si c’est légitime, je veux m’en priver.’ Contre les mouvements involontaires, ce n’est donc pas assez de vouloir, on serait surpris et la volonté même ferait défection ; ce n’est pas assez de résister, on serait vaincu. Sans l’attendre, il faut agir directement contre l’adversaire, le provoquer, disions-nous, éveiller, par la lutte, des états de conscience nouveaux, afin de le mater et de capter jusqu’en son origine la source des entraînements révolutionnaires. Agere contra. L’action voulue est le principe de l’action de plus en plus volontaire et libre [15] ».

Bibliographie

– Ysabel de Andia, « Le combat spirituel », La Voie et le Voyageur. Essai d’anthropologie de la vie spirituelle, coll. « Théologies », Paris, Le Cerf, 2012, chap. 14.

– Pierre Bourguignon et Francis Wenner, « Combat spirituel », Dictionnaire de spiritualité, Paris, Beauchesne, tome 2, 1953, col. 1135-1142.

– Joël Guibert, Le combat spirituel, clé de la paix intérieure, Paris et Perpignan, Artège, 2020.

– Clive Staples Lewis, Tactique du diable, trad. Brigitte Barbey, Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1943.

– Lorenzo Scupoli, Le combat spirituel. Multiples éd., par exemple, éd. frère Ephraïm, coll. « Héritage », Nouan-le-Fuzelier, Éd. du Lion du Juda, 1990.

Pascal Ide

[1] Arthur Rimbaud, « Adieu », Une saison en enfer, dans Œuvres complètes, éd. Antoine Adam, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », Paris, Gallimard, 1972, p. 117.

[2] J’ai mis « cf. », car il s’agit de la traduction de la Vulgate : « militia est vita hominis super terram : la vie de l’homme sur la terre est celle d’un soldat ». Le texte hébreu évoque plutôt la corvée perpétuelle de la vie des camps pour les mercenaires. Même si la traduction latine est imprécise, elle a bien compris l’esprit qui fait de la vie une lutte.

[3] Origène, Homélies sur les Nombres. II. Homélies XI-XIX, xiii, 7, 2, trad. Louis Doutreleau, éd. André Méhat et Marcel Borret, coll. « Sources chrétiennes » n° 442, Paris, Le Cerf, 1999, p. 146-149.

[4] Concile de Trente, Ve session, 17 juin 1546, DS n° 1515.

[5] Catéchisme de l’Église catholique, 8 décembre 1992, n. 1426.

[6] Josémaria Escrivá de Balaguer, Chemin, trad. (inconnue), Paris, Le Laurier, 2005, p. 83.

[7] Epistola 254 ad Abbatem Guarinum, 4, PL 182, 460d-461c, trad., tome 1, p. 462.

[8] Bienheureux Marie-Eugène de l’Enfant-Jésus, Ton amour a grandi avec moi, Vénasque, Éd. du Carmel, 1997, p. 120.

[9] Saint Thomas d’Aquin, Explication du Notre-Père, n. 80, in Le Pater et l’Ave, trad. moine de Fontgombault, coll. « Docteur commun », Paris, Nouvelles Éditions Latines, 1967, p. 129.

[10] Saint Jean de la Croix, Précautions, dans Œuvres complètes, éd. Lucien-Marie de Saint-Joseph, trad. Cyprien de la Nativité de la Vierge, coll. « Bibliothèque européenne », Paris, DDB, 1967, p. 1007.

[11] Marie-Michel Philippon, La doctrine spirituelle de Sœur Élisabeth de la Trinité, Paris, DDB, 1938, p. 28.

[12] La miséricorde de Dieu dans mon âme. Petit Journal de Sœur Faustine, trad. (anonyme), Marquain (Belgique) et Baisieux (France), éd. Jules Hovine, 1985, n. 1292.

[13] Saint Maxime le Confesseur, Centuries sur la charité, L. II, 59, trad. Joseph Pegon, coll. « Sources chrétiennes » n° 9, Paris, Le Cerf, 1945. Cf. aussi Dorothée de Gaza, Instructions spirituelles, « Lettre d’envoi », 2.

[14] Saint Claude La Colombière, Retraite, n. 12.

[15] Maurice Blondel, L’Action. II. L’Action humaine et les conditions de son aboutissement, Paris, Alcan, 1937 ; Paris, p.u.f., 21963, p. 222-224.

31.3.2022
 

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