La première hérésie chrétienne

« Mais si vous ne croyez pas ses écrits [ceux de Moïse, comment croirez-vous mes paroles ? » (Jn 5,47). Telle est la finale, quelque peu mystérieuse, du discours de Jésus sur ce que l’on appelle « l’œuvre du Fils et le témoignage du Père ». Elle comporte une importante leçon de foi et de vie pour ce temps de Carême.

 

Précisons deux points en liminaire. Même si l’exhortation de Jésus s’adresse aux Juifs, c’est-à-dire, dans le quatrième évangile, les chefs du peuple, ceux qui le condamneront, elle vaut pour tous les auditeurs de ses paroles, donc encore pour nous aujourd’hui. Même si les écrits dont parle Jésus sont ceux de Moïse, ils s’entendent, par métonymie, non seulement à tout le Pentateuque (les cinq premiers livres de la Bible, c’est-à-dire la Torah), mais à tout l’Ancien Testament. Donc, la phrase du Christ concerne la relation entre Ancien et Nouveau Testaments.

Ceci précisé, pourquoi Jésus fait-il de la foi (donc de la connaissance) en l’Ancien Testament la condition de notre adhésion de foi au Nouveau Testament ?

 

D’abord, en creux, car le chrétien est constamment tenté par le marcionisme, cette toute première hérésie, qui est comme la matrice de toutes les autres, apparue dès le deuxième siècle : opposer les deux Testaments pour se centrer sur le seul deuxième. Elle est l’erreur symétrique des Juifs observants convertis au Christ (les judéo-chrétiens) qui, dans les Actes des Apôtres, voulaient obliger les païens eux-mêmes convertis (les pagano-chrétiens) à se faire circoncire. Dans le premier cas (le marcionisme), l’on croit faussement que le Christ abolit et la nouveauté devient rupture (l’on ne voit pas combien l’Ancien Testament prépare et préfigure le Nouveau) ; dans le second cas, l’on ignore que le Christ accomplit et la nouveauté devient pure continuité, c’est-à-dire est annulée (l’on ignore combien le Christ « apporta toutes choses nouvelles en s’offrant lui-même, car ce qui était annoncé par avance, c’était précisément que la Nouveauté viendrait renouveler et revivifier l’homme », comme le dit avec bonheur saint Irénée [1]).

Les Pères de l’Église qui sont nos racines lisaient toujours le Nouveau Testament à la lumière de l’Ancien, dans ce passage, qui est conversion, de l’un à l’autre. Et ce Père de l’Église chez les Bavarois que fut Benoît XVI, ne fait pas autre chose dans son Jésus de Nazareth.

 

Ensuite, en plein, car la relation entre les deux Testaments trace une double orientation. La première est diachronique. En termes simples, le passage de l’Ancien au Nouveau Testament décrit ma propre conversion personnelle. En termes plus techniques, ma phylogenèse spirituelle (l’histoire d’Israël) récapitule mon ontogenèse spirituelle (mon histoire individuelle). On pourrait le montrer pour chacune des vertus humaines, tant cardinales que théologales. Par exemple, et j’y consacrerai une prochaine fiche, pour éduquer le peuple élu à la vertu de courage, Dieu dessine dans l’Ancien Testament un itinéraire en quatre étapes.

La seconde est synchronique : la structure des Saintes Écritures est la structure de l’homme. Là encore, je ne peux rentrer dans le détail [2]. D’un mot, les quatre sens de l’Écriture (littéral, allégorique, moral, eschatologique) mobilisent toutes nos facultés (les sens et la mémoire, l’intelligence, la volonté, l’imagination), et dessinent un approfondissement qui nous fait passer du visible à l’invisible, de l’apparence au Mystère. Pour prendre un des exemples les plus connus, le passage de la Mer rouge est un récit historique qui fait appel aux sens et à la mémoire ; mais il signifie la résurrection du Christ, ce qui, pour être compris, convoque notre intelligence (croyante) ; il nous invite à passer de nos terre d’Égypte (notre péché) à la Terre promise (le bonheur promis par Dieu), ce qui ne s’opèrera pas sans une claire décision de notre volonté (fortifiée et surélevée par la grâce) ; enfin, cette traversée préfigure l’ultime exode vers le Ciel où Dieu essuiera toutes larmes de nos yeux, ce qui convoque notre imagination.

 

Application concrète : lisons l’Ancien Testament comme prophétie du Nouveau, au lieu d’en demeurer à celui-ci. Comme Marie, « laiss[ons] sa parole demeurer en [n]ous » (v. 38). « Scrut[ons] les Écritures » parce que » « ce sont les Écritures qui me rendent témoignage » : en elles, se « trouve[nt] la vie éternelle » (v. 39). Et si vous peinez à entrer dans l’Ancien Testament, je ne peux que vous conseiller de méditer l’un des deux meilleurs ouvrages que je connaisse, aussi brefs et simples que profonds, aussi bien informés scientifiquement que nourrissants spirituellement : Dominique Barthélémy, Dieu et son image. Ébauche d’une théologie biblique (Paris, Le Cerf, 1963) ; Paul Beauchamp, Cinquante portraits bibliques (Paris, Seuil, 2000). Le second, par exemple, se compose de 50 chapitres de 4 pages. 50, comme les 50 jours entre Pâques et la Pentecôte. Et si c’était votre prochain programme de lecture ?

Pascal Ide

[1] Adversus Haereses, L. IV, 34, 1.

[2] Je me permets de renvoyer à Pascal Ide, Les quatre sens de la nature. De l’émerveillement à l’espérance. Pour une écologie enracinée dans la grande histoire de la création, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2020, chap. 1.

20.3.2024
 

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