Depuis quelques décennies deux entités énigmatiques, voire mystérieuses se sont invitées en cosmologie (autant qu’elles ont été inventées par les astrophysiciens) : la matière noire et l’énergie sombre. Dans cette note, nous nous limiterons à la première, réservant une prochaine note à la seconde. Nombreuses sont les publications, livres [1] ou articles [2], consacrées à ce sujet dont le titre, autant que le contenu, intrigue et attire.
Après avoir rappelé quelques raisons fondant leur existence (1) et quelques-unes de leurs propriétés largement hypothétiques (2), nous souhaiterions proposer une interprétation, d’autant plus téméraire qu’elle ne peut se prévaloir d’aucune compétence scientifique (3)…
1) Existence de la matière noire
Plusieurs raisons incitent à affirmer l’existence de cette matière noire [3].
a) Preuve à partir des mouvements d’étoiles et de gaz
La mécanique newtonienne donne de connaître l’existence d’un corps et même une de ses caractéristiques les plus importantes, à savoir son masse, à partir de ses effets. En l’occurrence, les équations de la mécanique permettent, à partir de la vitesse d’un objet céleste et de la taille de son orbite, de déterminer la masse du corps céleste autour duquel il gravite. C’est ainsi que, dans une expérience justement célèbre, l’astronome français Urbain Le Verrier (1811-1877) a pu déduire par le seul calcul l’existence de la planète Neptune le 23 septembre 1846.
La méthode qui a été appliquée aux planètes de notre système solaire qui sont proches, mais pas encore très massives (tout est relatif !), fut appliquée, au terme des années 1970 aux étoiles les plus éloignées de notre galaxie et même à des nébuleuses entières qui, si elles sont beaucoup plus lointaines, sont heureusement aussi beaucoup plus massives. Précisément, l’on a observé des mouvements d’étoiles et de gaz aux alentours à la périphérie de ces corps célestes. Or, l’action gravifique exercée par tous les corps solides (les étoiles) et fluides (les gaz stellaires) connus et présents dans la Voie lactée ou d’autres galaxies ne peut rendre compte de ces mouvements. Pour rendre compte de ce décalage d’importance, il est donc nécessaire de postuler, comme pour Neptune, l’existence d’une masse considérable. Mais à la différence de la planète, celle-ci appartient à une entité cosmique qui n’est pas visible. Il existe donc une matière stellaire autre que celle des entités connues. L’on doit cette démonstration notamment à deux astronomes, le Belge Albert Bosma et l’Américaine Vera Rubin [4].
b) Preuve à partir des déplacements d’amas galactiques
Une preuve indépendante confirme cette première preuve. Les télescopes permettent d’observer ce que l’on appelle des amas de galaxies, qui sont de gigantesques associations de nébuleuses, parfois de l’ordre du millier. Et, comme les translations de tous les corps physiques, les déplacements de ces galaxies sont régis par leur masse. Or, le calcul effectué à partir de la masse visible prévoit une vitesse très inférieure à la vitesse observée. Il faut donc postuler l’existence d’une manière invisible, cette matière noire, pour rendre compte des observations. C’est ce que, le premier, l’astrophysicien suisse Fritz Zwicky a établi en 1933 [5]. Aujourd’hui, l’analyse des distorions qu’une galaxie lointaine exerce sur la lumière qui en provient, analysée à partir des lois de la relativité générale, atteste la présence d’une masse indétectée par les télescopes.
c) Preuve à partir des variations du fond diffus cosmologique
Une troisième argument, lui aussi indépendant, est tiré de l’analyse du fond diffus cosmologique (plus connu sous son nom populaire « rayonnement fossile »). De prime abord, ce rayonnement électromagnétique ubiquitaire (isotrope) est très homogène. Pourtant, il présente des microfluctuations dans certaines directions. Or, ces variations sont proportionnelles à la masse. L’on doit donc derechef conclure à l’existence d’une grande quantité de matière (directement) inobservable, donc noire, dans l’Univers observé.
d) Conclusion
Ainsi, le constat d’effets sans commune mesure avec ceux que devrait produire la matière visible présente dans le cosmos oblige à conclure à l’existence d’une matière invisible. Comme le noir est l’absence de couleur et de lumière, l’on a appelé cette matière par sa propriété la plus intrigante et la plus éloquente : noire.
2) Essence de la matière noire
a) Quelques faits
Les données obtenues notamment par l’observatoire spatial Planck, croisées avec les équations très précises de la relativité générale ont permis de se faire une idée très approchée de la quantité de matière noire avec une précision d’un pour cent ! En l’occurrence, la matière noire représenterait 85 % de la masse totale de l’Univers ; elle serait au moins cinq fois plus abondante que la matière baryonique et constituer environ 27 % de la densité d’énergie totale de l’Univers observable4, selon les modèles de formation et d’évolution des galaxies, ainsi que les modèles cosmologiques.
Encore plus nombreuses sont les observations à venir. C’est ainsi que, situé dans le désert d’Acatama, au nord du Chili, le Grand Télescope d’étude synoptique, aujourd’hui rebaptisé Observatoire astronomique Vera-C.-Rubin, du nom du chercheur dont nous avons vu le rôle qu’elle a joué dans la découverte de la matière noire, est capable de photographier 25 000 degrés carrés, soit l’ensemble du ciel austral, en un peu plus de trois jours, avec une une résolution spatiale de 0,2 seconde d’arc et une sensibilité lui permettant de fournir des images d’objets dont la magnitude apparente est inférieure ou égale à 24, ce qui lui fait collecter chaque nuit plus de 20 téraoctets de données, soit l’équivalent de la capacité de 2 000 DVD.
On va le redire, la matière noire n’interagit que par le biais de la gravité. On ne peut donc que mesurer son impact sur la pesanteur. Or, deux entités stellaires sont à la fois particulièrement sensibles aux influences gravifiques et facilement détectables.
La première est ce que l’on appelle les « courants stellaires ». En effet, ce sont des associations de nombreuses étoiles (des milliers) s’étirant dans le ciel et se déplaçant dans une même direction. Ils proviennent de la destruction d’un amas globulaire d’étoiles ou d’une galaxie naine qui, par les forces de marée dues au très puissant champ gravitationnel de la Voie lactée, s’étendent et orbitent autour d’une galaxie [6]. Aujourd’hui, l’on recense des dizaines de courants stellaires au sein de la Voie lactée ou dans la galaxie Andromède [7]. Or, la matière noire entre en interaction gravitationnelle. Donc, sa présence éventuelle se distinguera par sa collision avec les flux d’étoiles, perturbant leur distribution régulière et y introduisant comme des « trous ». De fait, le satellite Gaia a recueilli des données qui peuvent interprétées comme des gaps dans les courants stellaires.
La seconde méthode pour trouver et étudier la matière noire est la lentille gravitationnelle. En effet, une source ponctuelle (étoile ou galaxie) émet un rayonnement. Or, entre la source émettrice et le récepteur qu’est l’observateur terrestre, peut s’interposer une concentration de matière. Comme la théorie de la relativité générale nous a appris que la masse influence le trajet suivi par le rayonnement, l’interception produira une déformation de l’image reçu qui, en l’occurrence, produira une lentille, et celle-ci sera qualifiée de gravitationnelle à raison de sa cause. Or, la matière noire est un corps astronomique massif. Elle pourra donc être révélée indirectement par ces lentilles. Comme les flux stellaires, celles-ci possèdent, à côté de leur sensibilité aux effets de la gravitation, une seconde propriété : leur détection plus aisée. En effet, si lentilles gravitationnelles fortes (qui produisent plusieurs images de la source) sont rares, les lentilles gravitationnelles faibles (qui produisent des effets plus subtils comme une distorsion de l’image de la source), elles, sont beaucoup plus fréquentes.
b) Quelques théories
Il convient d’abord d’écarter les fausses explications apparues dans les années 1980 [8]. La matière noire n’est tout d’abord pas un trou noir ou composé de plusieurs trous noirs supermassifs. Elle n’est pas constituée de populations d’étoiles faiblement lumineuses ou éteintes, de naines brunes en grand nombre, qui se cacheraient aux périphéries de lointaines galaxies. De même, elle ne s’identifie pas à d’immenses étendues de gaz moléculaire, froid et sombre qui n’émettraient pas de radiations électromagnétiques. Il ne s’agit pas non plus de nuages géants de neutrinons. En effet, la dark matter ne peut être composée d’étoiles ou de gaz, ni même d’atomes ou de corps baryoniques, bref d’aucune particule élémentaire connue. Or, tous les corps célestes qui ont été nommés sont constitués d’entités de nature baryonique.
Des astrophysiciens ont alors émis l’hypothèse qu’existent d’autres particules, de nature non baryonique, qui possèderaient une masse des dizaines ou des centaines de fois supérieures à celles des protons, mais interagissant très faiblement avec la matière ordinaire. Aussi les a-t-on regroupées sous le nom générique de « Weakly interacting massive particles » (acronyme : WIMP). Après avoir connu un réel engouement chez les physiciens et les astrophysiciens, qui ont traqué les WIMP (et d’autres constituants comme les « axions » ou les « neutrinos stériles ») dans le Grand Collisionneur de hadrons du CERN, à Genève, ces particules hypothétiques commencent à perdre la cote [9]. Comme conclut Gianfranco Bertone, « beaucoup de théories, en somme, et peu de données [10] ».
c) Quelques propriétés
Si, inconnue en son essence, elle ne peut être définie, la matière noire peut être décrite. En négatif, son spectre électromagnétique est indétectable. En termes simples, elle ne possède donc aucune des caractéristiques connues de la matière ordinaire du point de vue du comportement énergétique : elle ne se réchauffe pas, elle ne dissipe pas d’énergie, elle n’implose ni n’explose, elle ne se transforme pas dans des réactions nucléaires. En positif, sa principale propriété est d’interagir gravifiquement avec la matière visible, donc de présenter une masse.
Par ailleurs, le comportement de la matière les simulations numérique est d’autant plus aisée que le comportement est simple. Or, la matière noire n’est soumise qu’à la gravité. Il est donc relativement aisé (et assuré) de simuler informatiquement sa répartition au sein de l’Univers. Et cette distribution est réticulaire [11].
Enfin, deux hypothèses ont été émises qui, attendant toujours validation, attirent mon attention. La première est la matière noire froide floue (fuzzy). Elle serait composée de particules extrêmement légères dont les masses seraient de l’ordre de 10-22 eV, avec une longueur d’onde Compton de l’ordre de 1 année-lumière (elles se manifesteraient donc sur des distances astronomiques). De fait, la matière noire floue, en particulier les axions ultralégers, correspondraient mieux aux observations provenant des lentilles gravitationnelles que la matière noire WIMP [12]. Une autre hypothèse serait que « la matière noire » soit « ’superfluide’, composée de particules de lumière qui se comportent dans les galaxies comme un fluide non visqueux[13] ».
3) Interprétations philosophiques
Que tirer de ces données très stimulantes ?
a) Un préalable épistémologique
Sans entrer dans le détail épistémologique, disons que notre perspective tente de tenir un milieu entre, d’un côté, un scientisme philosophique qui absolutiserait le discours scientifique, transformant en certitude ce qui est aujourd’hui de l’ordre de l’hypothèse de la recherche, et, de surcroît, l’interpréterait de manière univoque, et de l’autre, un apophatisme dualiste qui, renvoyant chaque discipline à son champ propre de rechercher, concèderait tout au principe de NOMA et interdirait toute possibilité d’induire une cosmologie philosophique de la si riche moisson de faits (à distinguer des lois et des théories) collectés par les différentes sciences empirico-formelles. Entre ces extrêmes, nous affirmons donc, d’une part, que le discours scientifique est ontologiquement lesté (ce qu’attestent phénoménologiquement, existentialement, la curiosité et l’émerveillement du chercheur qui a conjuré l’acédie) et, d’autre part, que les approches scientifiques et philosophiques sont distinctes, mais aussi unies, et appelées à dialoguer.
b) Une observation logique
Dans les catégories de la scolastique médiévale, la démonstration adoptée par les chercheurs pour établir l’existence de la matière noire est une démonstration quia, comme celle qui conduit à prouver l’existence de Dieu : comme elle, elle procède par les effets ; et comme elle, elle peut conclure à une quasi-certitude. Ce point mérite d’être souligné tant la tendance empiriste est puissante chez les chercheurs qui sont tentés de confondre certitude avec expérience ou expérimentation sensoriellement attestée, et ainsi conjurer toute connaissance vraie qui ne soit pas directe ou immédiate.
c) Une hypothèse ontologique
Comme nous ne sommes plus à une hypothèse près, nous suggérerons que la matière noire devrait s’analyser à partir du pneuma. Nous avons déjà élaboré cette notion d’origine stoïcienne dans différentes études présentes sur le site et dans un long article consacré aux champignons [14]. Sans entrer dans le détail, cet esprit cosmique se caractérise par les notes suivantes.
- En négatif, elle est ontologiquement non corpusculaire, c’est-à-dire non solide, non compact et non stable ; de ce fait, elle est épistémologiquement difficilement connaissable et thématisable.
- En positif, le pneuma est : en son être, extrêmement subtil et fluide ; en son action, unificateur et médiateur d’organisation.
La matière noire ne gagnerait-elle pas à être interprétée comme une entité pneumatique ? En retour, ce pneuma symbolisant et vivifiant que nous observons au niveau mésoscopique apparaît donc aussi au plan macroscopique (une prochine étude montrera qu’il est encore plus présent au niveau microscopique). Ne permettrait-il pas de rendre compte de l’harmonie de ce cosmos si immensément grand, voire ne le maintiendrait-il pas dans l’unité ? Voilà pourquoi on a pu parler de la matière noire comme de la quintessence de l’Univers [15].
4) Conclusion
Si j’étais provocateur, je dirais de la matière noire que, à l’instar de Dieu, on peut dire qu’elle est, mais non ce qu’elle est. Mais, à la différence de Dieu, l’on n’est pas encore totalement assuré de son existence. Notre propos devra être complété par ce que nous dirons de l’énergie sombre dont la nature est encore plus mystérieuse, et d’un équivalent pneumatique au niveau de la matière subatomique.
Pascal Ide
[1] Cf., par exemple, Cosmologie, les lois de l’Univers. 15. Matière noire et énergie sombre, coll. « L’encyclopédie de l’astronomie et de l’espace » n° 5, Vanves, Hachette, 2019 ; Alain Bouquet et Emmanuel Monnier, Matière noire et autres cachotteries de l’Univers, coll. « Quai des sciences », Paris, Dunod, 2003 ; Françoise Combes, La matière noire dans l’Univers. Leçon inaugurale prononcée au Collège de France, 18 décembre 2014, texte en ligne et coll. « Leçons inaugurales du Collège de France » n° 251, Paris, Collège de France, Fayard, 2015 ; Id., La matière noire : clé de l’Univers ?, coll. « coll. « Sciences et plus », Paris, Vuibert, 2015 ; David Elbaz, À la recherche de l’univers invisible. Matière noire, énergie noire, trous noirs, Paris, Odile Jacob, 2016 ; Jean Perdijon, La matière noire, substance exotique ou effet relativiste ? L’illusion cosmique, Gap, Éditions DésIris, 2015 ; Joseph Silk, Le futur du cosmos. Matière noire et énergie sombre, trad. Nicolas Witkowski, Paris, Odile Jacob, 2015.
[2] Cf., par exemple, les articles de Patrick Peter, « Le nouvel élan de la cosmologie », Pour la science, 361 (novembre 2007), p. 74-81 ; Bogdan Dobrescu et Don Lincoln, « Les multiples visages de la matière noire », Pour la science, 463, (mai 2016), p. 36-43 ; Id., « L’insaisissable matière noire », Pour la science. Hors-série 97. Et si le Big Bang n’avait pas existé ?, novembre-décembre 2017, p. 26-32.
[3] Pour une histoire de la matière noire, cf., par exemple, Robert H. Sanders, À la recherche de la matière noire. Histoire d’une découverte fondamentale, trad., coll. « Plaisirs des sciences », Bruxelles et Paris, De Boeck, 2012.
[4] Cf. Jaco G. de Swart, Gianfranco Bertone et Jeroen van Dongen, « How dark matter came to matter », Nature Astronomy, 1 (2017) n° 3, 59.
[5] Pour le détail de cette histoire, cf. Gianfranco Bertone et Dan Hooper, « History of dark matter », Reviews of Modern Physics, 90 (2018), 045002.
[6] Cf. Govert Schilling, « Stellar streams are revealing their secrets », Sky & Telescope, 12 janvier 2022.
[7] Cf. Rodrigo Ibata & Brad Gibson, « The Ghosts of Galaxies Past », Scientific American, 296 (avril 2007) n° 4, p. 40-45.
[8] Richard Taillet, « La matière noire : Candidats : les objets astrophysiques », cnrs.fr (consulté le 26 octobre 2017).
[9] Pour le détail de cette monumentale chasse au trésor, cf. l’ouvrage du professeur de physique théorique des astro-particules Gianfranco Bertone, Le mystère de la matière noire. Dans les coulisses de l’Univers, trad. Jacques Paul, coll. « Quai des sciences », Paris, Dunod, 2014.
[10] Id., Entre deux infinis. Les ondes gravitationnelles et l’origine quantique des plus grands mystères de l’Univers, trad. Sophie Lem, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires romandes, 2023, p. 119. Cf. tout le stimulant chap. 5 : « Matière noire ».
[11] L’image se trouve sur le site de l’article de Pierre Barthélémy, « Traquer la mystérieuse matière noire », Le Monde, publié le 23 décembre 2019 : https://www.lemonde.fr/sciences/article/2019/12/23/traquer-la-mysterieuse-matiere-noire_6023840_1650684.html
[12] John Timmer, « No WIMPS! Heavy particles don’t explain gravitational lensing oddities », Ars Technica, 21 avril 2023. Cité par l’entrée « Fuzzy cold dark matter », de l’encyclopédie en ligne Wikipédia en anglais.
[13] Gianfranco Bertone, Entre deux infinis, p. 119.
[14] Cf. Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104. Texte accessible en ligne gratuitement sur le site de la revue.
[15] David Del Regno, Matière et énergie noires. Vers la quintessence de l’Univers ?, coll. « Terre & espace », Toulouse, Éd. la Vallée heureuse, 2018.