Qui ne s’étonne, en lisant l’histoire de Samson et Dalilah, de voir le premier tomber si aisément dans les pièges que la seconde lui tend – à trois reprises, de surcroît ? Ne tire-t-il donc aucune leçon de ses fautes ou des fautes passées de l’autre ? D’ailleurs, ce n’est pas la première fois que le Juge se laisse prendre par une femme : celle de Timna, poussée par les Philistins, obtient de lui qu’il lui révèle le secret de l’énigme du lion (cf. Jg 14,10-20). Et la naïveté de Samson apparaît d’autant plus cocasse que c’est un colosse : un crâne de piaf dans un corps d’Hercule ?
Comment comprendre cette ingénuité ? Cette partie du livre serait-elle une tragi-comédie, comme ont proposé certains exégètes [1], voire un récit ironique [2] ? Mais si, en adoptant une telle interprétation, nous participions du regard païen que les Philistins hautains jettent sur le héros-héraut ? Et si, au contraire, la Bible nous invitait à entrer dans le regard de Dieu, c’est-à-dire à convertir notre regard afin « de comprendre Samson à la manière de Yhwh [3] ? » D’un mot, Samson aime Dalilah à la folie et, c’est dans cet amour fou qu’il consent d’être aveuglé sur les fautes de son épouse et de renouveler sa confiance, d’espérer pour elle contre tout espoir humain.
D’abord, c’est ce que signifie une expression étonnante. Alors que Dalilah presse Samson de lui révéler le secret de sa force, il est dit de son époux que « son âme fut raccourcie » (Jg 16,16). L’expression est tellement étonnante qu’elle est généralement interprétée par une périphrase. Par exemple, la traduction liturgique la rend par « excédé à en mourir ». Or, cette expression n’apparaît qu’une autre fois dans le livre des Juges : « Et ils [les fils d’Israël] servirent le Seigneur ; et son âme fut raccourcie par le labeur d’Israël » (Jg 10,16. La traduction liturgique est de nouveau une trahison, puisqu’elle interprète ainsi : « ils servirent le Seigneur qui ne put supporter la souffrance d’Israël »). Sans nier les dissemblances, les deux situations présentent de signifiantes similitudes : d’un côté, Dalilah supplie Samson jusqu’à le harceler et Samson finit par céder ; de l’autre, le peuple d’Israël prie Dieu assidument et celui-ci consent à les exaucer. Donc, nous comprenons que le raccourcissement est une métaphore qui signifie l’état d’une âme cédant à une prière insistante. Or, comme Dieu, Samson aime son épouse. Dans cette coïncidence, il nous est donc dit que Samson agit par amour.
Ensuite, tout nous dit l’amour fou de Samson pour Dalilah. C’est vrai absolument. Primo, il la rencontre dans le « torrent de la vigne » (Jg 16,4). Or, cette précision évoque le grand chant d’amour qu’est le Cantique des Cantiques (cf. Ct 1,14 ; 2,13 ; etc.). D’ailleurs, secundo, d’autres notes y renvoient uassi explicitement : Samson dort tout contre sa femme (cf. Ct 1,13) ; il se fait ensorceler par son charme (cf. Ct 4,9) ; il consent à se faire réveiller à plusieurs reprises (cf. Ct 2,7 ; 3,5 ; 8,5). Tertio, il raconte à Dalilah « tout son cœur » (Jg 16,17.18). Quarto, il lui confie un secret que seule sa mère avait entendue de la part de l’ange du Seigneur (cf. Jg 13,5) ; or, l’annonce s’est faite alors qu’il n’était pas né et il n’y a pas intimité plus grande que celle qu’entretient un tout-petit, un fœtus, avec sa mère ; et la confiance, comme l’intimité est proportionnelle à l’amour. C’est vrai comparativement : il n’est pas dit que Samson a éprouvé le même amour pour la Timnite qui, pourtant, est « droite à ses yeux » (Jg 14,3), ni avec la prostituée de Gaza. Donc, de nouveau, Samson apparaît d’abord et avant tout comme celui qui aime de toute son âme.
Par ailleurs, toute l’histoire de Samson apparaît comme une parabole de l’amour divin : il se comporte à l’égard de Dalilah comme Dieu à l’égard de son peuple. Nous avons déjà vu un élémente de comparaison ci-dessus (« l’âme raccourcie »). On peut en relever d’autres : même amour sponsal, unique et définitif ; même délicatesse patiente ; voire, le même amour universel (dans l’expérience de la rencontre avec la Tymnite, « Samson révèle » le « désir du Seigneur » : « en premier lieu, une rencontre de type nuptial avec le peuple des Philistins [4] »). Ce parallélisme permettra d’introduire une conclusion nouvelle. Mais il faut pour cela exposer un dernier argument.
Enfin, ne doit-on pas aussi proposer une lecture symbolique ? En effet, le symbole est, en général, le signe visible d’une réalité invisible et, dans la Bible, d’une réalité divine. Or, on le sait, Samson sera corporellement aveuglé par les Philistins. Il nous est ainsi exprimé que le Juge est affecté d’une cécité autre, d’ordre spirituel et même théologal. Or, à l’occasion de cet aveuglement physique, Samson va pouvoir duper et faire périr les Philistins qui sont rassemblés dans leur temple où ils adorent cette idole qu’est Dogon. Il extermine ainsi non pas ses ennemis, mais d’abord ceux du vrai Dieu, et donc manifeste d’une manière violente, aujourd’hui répréhensible, son zèle ardent pour Dieu. Mais il y a plus. Le texte des Juges dit avec insistance que Dieu a devant ses « yeux » le mal que commettent les fils d’Israël à chaque génération (Jg 2,11 ; 3,7 ; 3,122 ; 4,1 ; 6,1 ; 10,6 ; 13,1). Pourtant, il refuse de se focaliser sur ces fautes et porter toute son attention sur leurs œuvres bonnes et leur volonté de conversion. Donc, de même, l’attitude de Samson est symbolique d’un amour qui ferme les yeux sur le péché et les ouvre, plein d’espérance, sur le pécheur [5].
Concluons. Certes, il faudrait davantage approfondir le sens étonnant de cette étonnante métaphore de (« l’âme raccourcie ») pour mieux en cerner la signification. Certes aussi, toute analogie étant mixte de même (partim non diversæ) et d’autre (partim diversæ), il aurait fallu souligner la part de différence (Samson est imprudent, etc.). Demeure une relecture qui ouvre des perspectives nouvelles sur les relations entre amour et vérité. L’on sait combien l’on a accusé l’amour d’être un dieu aux yeux bandés et combien la raison s’est construit dans sa recherche de la lumière en se défendant au maximum de la blessure infligé par les passions en général, l’admiration et l’amour passionné en particulier. L’on sait aussi que, par réaction contre ce divorce cognition-affection, un certain nombre d’approches contemporaines ont inversé la proposition, faisant de l’amour, le seul lieu de la vision – non sans réaction contre une intelligence identifiée à la raison métaphysique, bouc émissaire de tous les maux actuels. Ici s’ouvre une troisième perspective, intégratrice. Elle concède la part de cécité présente dans l’amour. Mais cet aveuglement présente trois différences décisives avec celui de l’amour-passion : loin d’être subi, il est volontaire ; loin d’être idéalisant, il consent à la faiblesse, voire à la faute de l’autre ; loin d’être péché contre la lumière, il s’accompagne d’une attention autre : s’il accepte de fermer les yeux sur les fautes bien réelles de l’autre (qui ne sont pas niées), il veut avant tout les ouvrir sur la bonne volonté toujours présente de la personne aimée, sa repentance toujours possible et son pardon toujours offert. Or, « l’amour espère tout » (1 Co 13,7). Cette cécité de l’amour est donc celle de l’amour-don.
Un proverbe italien note avec humour : « Avant ton mariage, ouvre bien les yeux ; après, apprends aussi à les fermer… ». Oui, Samson est aveuglé. Mais d’une cécité volontaire qui est celle de la forme supérieure de l’amour, la donation de soi.
Pascal Ide
[1] Cf. Philippe Abadie, Des héros peu ordinaires. Théologie et histoire pour le livre des Juges, coll. « Lectio divina » n° 243, Paris, Le Cerf, 2011, p. 156.
[2] Cf. André Wénin, Le livre des Juges, coll. « Mon ABC de la Bible », Paris, Le Cerf, 2021.
[3] Baptiste Sauvage, « Faut-il rire de Samson ? De la moquerie des Philistins à la conversion du lecteur (Jg 16) », Nouvelle revue théologique, 145 (2023) n° 3, p. 353-366, ici p. 355. Nous empruntons l’interprétation et les références à ce passionnant article.
[4] Ibid., p. 364. « Mais ce désir n’est pas accueilli ».
[5] Cf. Didier Luciani, « Samson : l’amour rend aveugle », Vetus Testamentum, 59 (2009) n° 2, p. 323-326.