Puissance de la gratitude : notes complémentaires aux chapitres 1 à 5 (seconde partie)

3) Évaluation critique

L’ouvrage d’Eckhart Tolle se présente comme un parcours, un voyage intérieur, aux sources du moi ou plutôt aux sources de l’ego qui est le moi. En tant qu’expérience (singulière), il est à écouter ; mais en tant que témoignage (donc prétendant à l’universel), il requiert un discernement.

  1. a) Aspects positifs

Comment nier la vérité de certains constats ? Par exemple, Tolle note avec finesse que beaucoup de nos souffrances naissent de l’illusion de lendemains qui chantent. L’ego se dit : « Un jour, quand ceci ou cela se produira, je serai bien, heureux, en paix », et donc invite à désinvestir le présent (p. 39). Autre exemple : « La pensée involontaire et compulsive occasionne une sérieuse perte d’énergie vitale » (p. 38).

  1. b) Aspects négatifs

Mais au total, Tolle offre une mauvaise réponse à une bonne question.

1’) Critique logique

Eckhart Tolle n’argumente presque pas et procède fréquemment par répétitions lassantes. Bien que son ouvrage se présente sous forme de questions-réponses et que les premières soient souvent de fortes objections, jamais il ne concède ni ne montre qu’il est en recherche, qu’il doute ou ignore ; il a réponse à tout (un exemple parmi beaucoup : la réponse de la p. 66). Au terme, le lecteur semble prisonnier du dilemme suivant : soit l’objection conforte son propos (l’objecteur avoue avoir changé pendant la conversation elle-même) ; soit elle relève du mental, donc est incommensurable à la profondeur de l’expérience faite par Eckhart Tolle. Bref, son propos est non-réfutable (au sens que Karl Popper a développé pour distinguer un discours scientifique de son contraire) : « Si vous ne comprenez pas ou si vous n’êtes pas d’accord, c’est que vous êtes dans le mental ; si vous comprenez, vous êtes déjà illuminé »…

De plus, le discours de Tolle doit faire l’objet d’une réduction par l’absurde (ce que le logicien Gaston Isaye appelait une réfutation par rétorsion). Il nie dans son acte ce qu’il affirme dans son discours. En effet, d’abord, il ne cesse de faire retour sur le passé, ne serait-ce que pour conter son expérience. Ensuite, la lecture ou l’audition suppose un minimum d’extension du temps – aucune parole ne peut être prononcée instantanément. Enfin, Tolle affirme non pas seulement l’écoulement des événements, mais leur multiplicité dans son acte de parole (ou son écrit). Ainsi que Plotin l’avait compris il y a dix-huit siècles, une authentique expérience de non-dualité est intransmissible, en fait comme en droit.

Enfin, à cette contradiction théorique se joint une contradiction pratique. Tolle ne peut pas nier qu’il doit avoir affaire au pullulement des choses et des événements ; mais il le réduit à une fonction utilitariste : « Votre mental est un outil, un instrument qui est là pour servir à l’accomplissement d’une tâche précise » (p. 37). Ce faisant, il réduit les êtres à des objets fonctionnels qu’il instrumentalise, et donc consonne étrangement avec la société d’hyperconsommation que par ailleurs il condamne.

2’) Critique anthropologique

Comme le stoïcisme et le bouddhisme, cette spiritualité ampute l’homme de sa sensibilité, en tout cas de tous les affects autres que la paix, la joie et l’amour. L’identification au présent « rend le passé impuissant et vous permet de réaliser profondément que rien de ce que vous avez fait ou de ce qu’on vous a fait n’a pu le moins du monde toucher l’essence radieuse de votre Être » (p. 246).

Le gommage du temps entraîne aussi celui des actes les plus profondément caractéristiques de l’humain : la promesse et l’espérance (pour l’avenir) ; le pardon (pour le passé) [1]. Par exemple, pour qui a atteint « l’essence radieuse de [son] Être », « le concept du pardon devient alors entièrement inutile » (p. 246).

Enfin, pour parvenir à la paix profonde et durable, Tolle nie le corps lui-même et ses multiples affections : « Ce que vous percevez comme une structure physique dense et nommez le corps, qui est sujet aux maladies, à la vieillesse et à la mort, n’est pas réel en fin de compte » (p. 132).

3’) Critique éthique

Tolle séduit notamment parce qu’il présente sa spiritualité comme une spiritualité de l’amour. La tromperie est pourtant majeure. Qui dit amour, dit deux personnes, celle qui aime et celle qui est aimée. Or, tout chez lui, fomente contre une pluralité réelle. N’affirme-t-il pas : « Si vous continuez à utiliser les relations pour trouver le salut, vous sera constamment déçu » (p. 175) ? L’altérité se dissout comme une illusion : « Quand vous existez à partir de l’Être, vous percevez le corps et l’esprit d’une autre personne comme un écran » (p. 212). Autrement dit, s’il y a amour chez Eckhart Tolle, il doit s’identifier à la fusion. Or, comme la psychologie nous l’a montré, la fusion conduit à la fission… et à la souffrance que Tolle a décidé d’abolir. De fait, l’amour dont il parle se réduit à un vague sentiment de communion avec l’Être sans nom et sans visage. « Vous ne faites qu’un avec le Grand Tout. Et ceci est l’amour qui n’a pas d’opposé » (p. 177). D’ailleurs, pour Tolle, l’amour n’est pas un acte, mais plutôt un état, celui qui « est présent en vous sous la forme de la sensation de réalisation de l’Un » (p. 151).

Il en est de même de « la compassion » qui « est la conscience que vous avez un lien profond qui vous unit à toutes les créatures » (p. 213). Le terme compassion devient alors doublement mensonger : il n’est pas un sentiment (que signifie la racine « passion ») né de la souffrance de l’autre, mais seulement une « conscience » ; il n’est pas « souffrance-avec » l’autre (que signifie le préfixe « com », dérivé du latin cum, « avec »), puisque Tolle veut conjurer l’altérité. Enfin, sans l’affectus, comment la miséricorde entrera dans l’effectus, c’est-à-dire le service efficace d’autrui ?

Cette survalorisation de l’instant présent conduit aussi à effacer toute différence entre les valeurs. En effet, toute la spiritualité tollienne réduit le réel à ce qui est ; or, le bien ou la valeur n’est pas ce qui est, mais ce vers quoi je tends (comme idéal et comme finalité. Citant l’histoire de Banzan, le grand maître zen qui connut l’illumination en entendant un boucher répondre à sa demande du meilleur morceau de viande : « Chaque quartier de viande que j’ai ici est le meilleur qui soit », Eckhart Tolle commente : « Quand vous acceptez ce qui est, chaque quartier de viande, chaque moment est le meilleur qui soit. C’est cela l’illumination ».

Une question : une personne vivant de la spiritualité prônée par Tolle a-t-elle jamais porté un fruit durable de compassion, d’amour vis-à-vis de son entourage et, a fortiori, de la société ? La compassion universelle est en effet mesurée par ma paix intérieure, non par le besoin ressenti de l’autre.

4’) Critique métaphysique

Mais il faut faire appel à la métaphysique, voire à la théologie, pour identifier la faille la plus profonde de ce que l’on doit appeler le « système » d’Eckhart Tolle : l’abolition de toute pluralité et de tout changement. L’effacement du temps est l’exact prolongement de la disparition de toute dualité. Donnons-en trois illustrations.

Tout d’abord, Tolle a fait une expérience de l’Être ; mais celle-ci se paye au prix fort : la disparition de l’autre pôle qu’est l’étant. Il fait lui-même appel à la distinction entre être (qui est atteint dans l’expérience du « je suis ») et essence (qui est connue dans le concept, donc dans le mental, par l’affirmation : « je suis ceci ou cela ») : l’Être s’expérimente de manière immédiate dans « la sensation de votre présence de la réalisation de ce ‘Je suis’ qui précède le ‘Je suis ceci ou cela’ » (p. 30). Il est très riche de sens qu’en français et en beaucoup d’autres langues, il n’y ait qu’un seul mot, être, pour les désigner. E effet, celui-ci est à la fois un verbe, c’est-à-dire un acte (je suis, j’existe), et un nom, c’est-à-dire un sujet (le hêtre est un être !). Or, si le premier est infini, le second est fini.

Ensuite, Tolle défend – sans nulle conscience du poids de la question et de toute une riche tradition philosophique – une conception univoque de l’être. En effet, il affirme, comme une évidence aveuglante, que le passé et le futur ne sont pas, le premier car il n’est plus et le second car il n’est pas encore, de sorte que demeure le seul présent dans son existence massive et absolue. L’on peinerait à trouver chez notre auteur un soupçon de potentialité : son concept d’Être est clairement actualiste. Derrière cette assertion ignorant jusqu’à l’existence d’une possible polysémie de l’être, l’on ne peut s’empêcher de songer à l’adhésion précritique à un empirisme naïf.

Enfin, Tolle n’accède à la sérénité qu’au prix du sacrifice de la totalité du fini. Très lourd est le sacrifice des choses en leur pluralité et de l’ego. « L’un des plus puissants exercices spirituels consiste à méditer profondément sur la mortalité des formes matérielles » (p. 213).

Bref, la métaphysique naïvement parménidienne d’Eckhart Tolle (jusque dans la distinction d’une double voie, celle de l’opinion et celle de la vérité) a dissout autant la valeur que la puissance, la promesse, dans cet être blanc et terriblement pauvre avec lequel il communique dans le présent. Même l’apprenti-philosophe demeure pantois devant l’arrogance d’une pensée qui biffe ainsi vingt-cinq siècles d’histoire de la pensée occidentale (Platon et Aristote ont depuis longtemps réfuté cette conception univociste de l’être).

5’) Critique théologique

Eckhart Tolle séduit certains parce qu’il cite souvent la Bible. Or, sa lecture est non seulement erronée, mais trompeuse.

Elle est erronée. Tel est par exemple le cas de son interprétation de la parabole de la vigne véritable (cf. Jn 15,1-17). Notre auteur traite de la distinction entre l’illusion mentale du moi et le « véritable moi qui irradie de l’Être » ; or, aussitôt après il mobilise le passage du discours après la Cène pour justifier son propos : « comme Jésus l’a dit, vous devenez ‘un rameau coupé de la vigne’ » (p. 63). On ne peut opérer plus total contresens : alors que l’interprétation d’Eckhart Tolle est moniste, fusionnante, c’est-à-dire panthéiste, le quatrième Évangile ne cesse de confesser l’absolue distinction entre l’homme et celui « par qui tout a été fait » (Jn 1,3). On peut en dire de même de cette affirmation faite sans l’ombre d’une nuance : « D’après saint Paul, la création tout entière attend que les humains atteignent l’éveil spirituel » (p. 217), ou de l’herméneutique qu’Eckhart Tolle propose de l’épisode évangélique de Marthe et Marie (cf. Lc 10,38-42) : notre « Être même se trouve éternellement dans le royaume intemporel du présent. Découvrir cette vie-là ‘est la seule chose nécessaire’ dont parlait Jésus » (p. 224). On pourrait allonger indéfiniment ces citations qui sont déconnectées de leur contexte (sans parler de l’enracinement dans l’Ancien Testament) et détournées de leur sens.

Elle est aussi trompeuse. En effet, Tolle induit chez son lecteur l’idée qu’il aurait élaboré une super-spiritualité commune à toutes les grandes religions. Tout au contraire, il appartient à un courant, respectable, mais très situé. En effet, comment ne pas noter l’extraordinaire ressemblance, voire identité, entre le propos d’Eckhart Tolle et celui de Gautama Bouddha ? Bouddha a énoncé les quatre vérités fondatrices du bouddhisme (ce que l’on appelle « Quatre nobles vérités ») dans son premier enseignement, le sermon de Bénarès. Elles se résument en quatre termes sanskrits et en quatre formules : 1. Duhka (la « douleur », la « souffrance ») : tout est souffrance ; 2. Samudaya (le désir » qui est l’origine de la souffrance) : tout est désir ; 3. Nirodha (la « cessation de la souffrance ») : abolir la souffrance ; 4. Mârga (le « sentier », le « chemin » qui mène à la cessation de la souffrance) : abolir le désir [2]. Or, l’on y retrouve non seulement la même systématisation que celle proposée ci-dessus, mais le même contenu : 1. diagnostic positif (ou diagnostic symptomatique) ; 2. diagnostic étiologique ; 3. remède symptomatique ; 4. remède étiologique ? Tolle propose donc un discours occidentalisé du bouddhisme le plus classique [3]. Ne doit-on pas crier à l’imposture, lorsque, redisons-le, la quatrième de couverture présente The power of now comme « l’un des livres les plus importants de notre époque » et le préfacier place Eckhart Tolle comme un maître de même taille que Jésus et Bouddha ? Quoi qu’il en soit, Tolle ne nous offre en rien une impossible réconciliation entre les religions qu’une spiritualité fortement inspirée par le bouddhisme.

Implicitement, certaines formulations de Tolle font même appel à une cosmogonie gnostique très rudimentaire. Le premier temps est une forme de chute. Achevons une citation dont seule la première partie fut mentionnée ci-dessus : « Les humains sont en proie à la souffrance depuis toujours depuis qu’ils sont sortis de l’état de grâce, qu’ils sont entrés dans le règne du temporel et du mental, et qu’ils ont perdu la conscience de l’Être » (p. 47-48). L’issue s’opère par la seule connaissance, ici expérientielle non mentale, c’est-à-dire ce qu’il appelle la conscience (cf. chap. 2).

Ajoutons qu’il n’existe pas une religion ou une spiritualité surplombante qui pourrait réconcilier les vérités contenues dans toutes les religions et toutes les spiritualités existantes. Par exemple, certains distinguent deux sortes de spiritualité selon leur finalité : l’illumination ou le salut. D’autres distinguent, à la suite de Maritain, mystiques d’immanence et mystiques de transcendance. Quoi qu’il en soit du détail, les contenus s’opposent, et pas seulement en superficie, comme l’affirme Eckhart Tolle, mais en profondeur : l’incompatibilité doctrinale et pratique est totale.

Enfin, s’il n’existe pas un PPDC sous-jacent aux religions et aux spiritualités, en revanche, le christianisme répond aux aspirations présentes chez tous les spirituels et tous les mystiques. Notons surtout que la révélation centrale du christianisme, à savoir le Dieu-Trinité, contient la réponse au mortel dilemme de la pure pluralité (de fait, angoissante) et de la pure unité (de fait, sereine, mais à quel prix) : Dieu n’est pas seulement un, il est pluriel, pluralité de Personnes. Mais il n’est possible de tenir ensemble l’unité et la multiplicité que dans l’amour : les Personnes divines ne sont pas seulement unies dans une totale communion d’amour réciproque sans aucune dénivellation, inégalité, mais elles procèdent l’une de l’autre (précisément, le Fils du Père et l’Esprit du Père et du Fils) par fécondité d’amour.

6’) Un discernement spirituel

L’Ancien Testament n’ouvre à l’adoration du Dieu unique qu’en dénonçant les idoles. Quiconque n’adore pas le seul vrai Dieu, trancendant et créateur, transforme, grossièrement ou subtilement une créature en Absolu. En reconduisant tout à l’instant présent, Tolle ne demande-il pas de l’idolâtrer ?

  1. c) Relecture de l’expérience initiale

Elle est difficile à évaluer, puisque nous ignorons l’état dans lequel vivait Eckhart Tolle avant.

Par ailleurs, Emmanuel Levinas décrit une expérience très semblable d’angoisse liée à un réveil dans le noir [4]. Or, loin de le conduire à une négation de la consistance des choses, cette expérience, déchiffrée phénoménologiquement, l’a peu à peu conduit à affirmer la réalité du « il y a » et même de l’autre, irréductible au « il y a » des choses.

Enfin, puisqu’Eckhart Tolle part de son expérience pour élaborer sa doctrine, on ne peut totalement mettre entre parenthèses, surtout en matière spirituelle, son témoignage personnel. Une question parmi d’autres est celle de sa relation à l’argent : une retraite de trois jours avec Eckhart Tolle à l’Omega Institute coûte environ 700 dollars. Si le souci premier de l’enseignant spirituel est de servir ses contemporains, comment expliquer qu’un homme multimillionnaire grâce à la vente de ses ouvrages et à ses multiples séminaires Web (en 2008, on estime à environ 35 millions les personnes qui y ont participé) fasse payer si cher ses sessions de formation ? Par ailleurs, on sait le lien étroit entre Eckhart Tolle et la présentatrice de talk show Oprah Winfrey. En 2005, celle-ci intègre le troisième livre de Tolle, Nouvelle Terre, dans son book club en janvier 2008. Résultat : trois millions et demi d’exemplaires du livre sont vendus dans les quatre semaines. Tolle s’associe avec elle pour produire une série de sessions de Webinaires à partir de mai 2008. Or la fortune de la présentatrice atteint une valeur nette de 340 millions de dollars.

En prétendant s’identifier à l’Être, ce parménidien absolu s’identifie à Dieu, absolument immuable, absolument simple et absolument impassible… Ici, l’évaluation irénique et non jugeante ne peut s’empêcher de s’interroger sur l’attitude d’Eckhart Tolle. Au fait, quelle était la troisième tentation de Jésus au désert ?

Chapitre 5 : Le donateur prospère

Ceux qui sont généreux augmentent la quantité et la qualité de leurs services, ainsi que de leurs produits.

1) La collaboration

Nous avons déjà vu la raison : le travail actuel, plus qu’avant, est collaboratif. Or, la collaboration inclut l’échange des dons.

Plusieurs études établissent que la collaboration est porteuse d’une amélioration de la productivité et de l’efficacité.

  1. Robert Huckman et Gary Pisano ont étudiés 203 chirurgiens cardiaques pendant deux ans, où ils ont effectué, dans 43 hôpitaux différents, 38 577 interventions – et, pour que les résultats soient encore plus probants, ils se sont limités au seul pontage aorto-coronarien. Enfin, ils ont considéré un critère, le taux de mortalité. La moyenne est de 3 %. Pourtant, à leur grand étonnement, les chercheurs ont constaté que le pourcentage pouvait s’abaisser considérablement – à 1 % – non pas en fonction des chirurgiens, de leurs compétences ou de leurs techniques, mais dans certains hôpitaux. Or, en ceux-ci, les chirurgiens avaient une connaissance plus grande du personnel soignant, infirmier, anesthésistes, etc., de leurs habitudes, etc. La différence d’efficacité tenait donc à la collaboration [5].
  2. Dans la profession très différente qu’est l’analyse financière, un millier d’analystes de valeurs mobilières travaillant pour 78 sociétés furent suivi pendant 9 ans. Les analystes furent évalués par des milliers de personnes compétentes en gestion financière, permettant de repérer les analystes-vedettes, c’est-à-dire ceux qui enregistrent, pour les trois plus performants, 2 à 5 millions de dollars de gains pour l’entreprise. Le chercheur s’est interrogé sur la persistance de la performance en cas de changement d’employeurs. Les résultats sont là encore révélateurs.

De prime abord, il semble qu’une entreprise a tout intérêt à embaucher un analyste-vedette, du fait de ses compétences et du gain dont il est capable. Tout au contraire, lorsqu’il change d’employeur, primo, l’analyste-vedette diminue sa performance pendant au moins cinq ans (il est déclassé), secundo, et c’est la conséquence, l’employeur perd environ 24 millions de dollars. Pourtant, un autre résultat suscite encore plus la surprise : certains analystes-vedettes maintiennent leur performance. Or, la différence tient, non pas bien sûr à l’analyste, mais au fait qu’il était embauché avec toute son équipe. Précisément, lorsqu’il fait cavalier seul, l’analyste a 5 % de chance d’être classé premier et, lorsqu’il se trouve avec son équipe, il double le pourcentage. D’ailleurs, ce dernier est celui d’un analyse qui n’a pas changé d’employeur. La conclusion s’impose : la valeur de l’analyste tient au moins autant à sa collaboration [6].

Enfin, une confirmation fut apportée par le même chercheur : l’analyste-vedette maintient plus sa performance quand il coopère avec des collègues très compétents au sein de son équipe ; or, coopérer, c’est bénéficier des talents d’autrui ; donc, là encore, loin de nuire à la réussite, le don la favorise [7].

Si la générosité est féconde, toutes ces études permettent, en retour, de montrer la stérilité du narcissisme.

2) La capacité innovante

La personne généreuse qui donne sans attendre de retour joue plus souvent un rôle innovateur. En effet, une des causes de la créativité est le partage et la pollinisation réciproque ; or, le donneur met ses trouvailles en commun ; il ne craint pas de partager ses idées [8].

De plus, le donneur se centre sur les intérêts de l’autre, voire se met à sa place ; or, cette empathie favorise le dialogue et la coopération, donc facilite le partage et l’invention. Inversement, le preneur narcissique est obnubilé par son propre point de vue, ne sait pas adopter le point de vue de l’autre et y réagir [9].

3) La capacité à reconnaître ses erreurs

Une personne généreuse a tendance à assumer les échecs et accorder plus de mérite à son partenaire qu’à elle-même. Par conséquent, elle critique peu, et assurément beaucoup moins qu’une personnalité narcissique qui ne reconnaît jamais un échec et accuse toujours l’autre [10]. Or, parmi les craintes se trouve la peur de l’échec. Puisque la sécurité naît de l’absence de crainte, un espace où l’on peut apprendre de ses erreurs, au lieu d’y être critiqué, engendre donc de la sécurité [11]. Par conséquent, une personnalité donneuse engendre un espace caractérisé par la sécurité psychologique [12].

Inversement, l’idéologie fonctionne comme une prophétie autoréalisatrice : « Lorsque les gens agissent par idéologie – écrit le psychologue Barry Schwartz –, ils créent par inadvertance les conditions mêmes qui assujettissent la réalité à l’idéologie [that bring reality into correspondence with the ideology] [13] ».

Chapitre 5 : Burnout et don

En fait, les corrélations entre le burnout et le don sont plus complexes, ces raisons étant diversement pondérées selon les sujets et les moments de la dynamique du don. Résumons très brièvement quelques analyses du Burnout, une maladie du don[14] : la personne qui souffre d’épuisement ne reçoit pas assez, ne se remplit pas assez pour ce qu’elle donne, et donc se vide ; ce qu’elle reçoit, elle ne se l’approprie, souvent par une insuffisante estime de soi ; elle donne en attendant secrètement un retour, d’où une amertume croissante, symptôme constant dans le burnout. Subtilement, la joie que la personne reçoit en donnant ou, plus encore, les retours que représente la reconnaissance, deviennent des motivations de plus en plus prégnantes, tout en demeurant inavouées, et souvent culpabilisées – voire se transforment en exigences. Nous ne pouvons détailler ici toutes ces affirmations qui requièrent clarification et démonstration. Quoi qu’il en soit, la personne peut, encore une fois, consommer du don de soi – au point, chez certains profils sauveteurs [15], en devenir addict à leur insu.

Ajoutons que ce n’est pas un hasard si les trois maladies qui caractérisent peut-être le plus notre monde – le burn-out, narcissisme et addiction – sont elles aussi des maladies du don et de la gratitude. D’ailleurs, la pente de l’HyperConsommateur est le narcissisme, celle du Volontariste Généreux, le burn-out, et le risque commun des trois, la dépendance.

Chapitre 5 : Conseils de lecture

Outre les ouvrages cités en note :

– Piera Aulagnier, Les destins du plaisir. Aliénation-amour-passion, Séminaire Sainte-Anne, Années 1977 et 1978, coll. « Le fil rouge », Paris, p.u.f., 1979, notamment « Le Je et le plaisir », p. 151-214.

– Pascal Bruckner et Alain Finkielkraut, Le nouveau désordre amoureux, Paris, Seuil, 1977.

– Dominique Foldscheid, Le sexe mécanique. La crise contemporaine de la sexualité, coll. « Contretemps », Paris, La Table Ronde, 2002.

– Danièle Luc, Permis de plaisir, Paris, Grasset, 1984.

Pascal Ide

[1]Cf. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, trad. Georges Fradier, Paris, Calmann Lévy, 1961, coll. « Agora », n° 24, 1983, p. 310-314.

[2]Cf. l’exposé chez Mircea Eliade, Histoire des croyances et des idées religieuses. 2. De Gautama Bouddha au triomphe du christianisme, coll. « Bibliothèque historique », Paris, Payot, 1986, n. 156, p. 94 à 96.

[3] La lecture d’Eckhart Tolle permet de mieux nommer l’excellent travail de sécularisation opéré par Christophe André, Méditer, jour après jour. 25 leçons pour vivre en pleine conscience, Paris, L’Inconoclaste, 2011.

[4] Cf. « L’insomnie », in De l’existence à l’existant, Paris, Vrin, 1947, 21986, p. 109-113.

[5]Cf. Robert Huckman & Gary Pisano, « The Firm Specificity of Individual Performance: Evidence from Cardiac Surgery », Management Science, 52 (2006), p. 473-488.

[6]Cf. Boris Groysberg, Linda-Eling Lee & Ashish Nanda, « Can They Take It with Them? The Portability of Star Knowledge Workers’ Performance », Management Science, 54 (2008) n° 7, p. 1213-1230.

[7]Cf. Boris Groysberg & Linda-Eling Lee, « The Effects of Colleague Quality on Top Performance: The Case of Security Analysts », Journal of Organizational Behavior, 29 (2008) n° 8, p. 1123-1144.

[8]Cf. David Obstfeld, « Social Networks, the Tertius Iungens Orientation, and Involvement in Innovation », Administrative Science Quarterly, 50 (2005) n° 1, p. 100-130.

[9] Cf. Adam M. Grant & James Berry, « The necessity of others is the mother of invention: Intrinsic and prosocial motivations, perspective-taking, and creativity », Academy of Management Journal, 54 (2011) n° 1, p. 73-96.

[10]Cf. Michael McCall, « Orientation, outcome, and other-serving attributions », Basic and Applied Social Psychology, 17 (1995) n° 1-2, p. 49-64.

[11]Cf. Amy C. Edmondson, « Psychological Safety and learning behavior in work teams », Administrative Science Quarterly, 44 (1999) n° 2, p. 350-383.

[12]Cf. Amy C. Edmondson, « Learning from mistakes is easier said than done: Group and organizational influences on the detection and correction of human error »,The Journal of Applied Behavioral Science, 32 (1996) n° 1, p. 5-28.

[13]Barry Schwartz, « Psychology, Idea Technology, and Ideology », Psychological Science, 8(1997) n° 1, p. 21-27, ici p. 21.

[14] Paris, L’Emmanuel-Quasar, 2015, chap. 4 s.

[15]Cf. le type 2 de l’ennéagramme, lorsqu’il n’est pas intégré ; ou le personnage du Sauveteur dans le triangle dramatique de Karpman.

9.9.2020
 

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