Le prénom, forme de la personne

1) Le cas d’Armand-Frédéric

Françoise Dolto voit arriver un enfant adopté (et qui le sait), Frédéric, sept ans, consultant pour des symptômes d’apparence psychotique [1]. Le travail psychothérapique permet le réveil de l’intelligence et la résolution d’une incontinence sphinctérienne. Frédéric s’adapte bien à sa classe, mais, à l’école, il refuse de lire et est incapable d’écrire. Pourtant, il se sert des lettres, notamment du A qu’il écrit partout, sur tous les dessins. Elle lui demande : « Est-ce un A ? » Et l’enfant répond « oui » sur l’inspiration, tandis que, comme tout un chacun, il parle toujours sur le son émis par l’expiration. Elle se met à chercher quels prénoms de sa famille commencent par A. La mère adoptive révèle alors, ce que le thérapeute ignorait, que l’enfant portait le prénom Armand quand il fut adopté, à onze mois, et qu’on a ensuite changé son prénom en Frédéric. Pour la psychanalyste, le mécanisme s’éclaire : tous les dessins de l’enfant reproduisent la lettre A parce qu’il a dû souffrir de ce changement de prénom. Elle livre son analyse à Armand-Frédéric. Mais contre toute attente, cette interprétation ne donne aucun résultat.

Elle se met alors à réfléchir à une autre manière de faire. Il lui vient alors l’idée d’appeler le jeune garçon à la cantonade, sans le regarder, donc sans s’adresser à sa personne nommément. L’enfant est occupé à dessiner ou modeler. Elle se met à appeler : « Armand ! » sur tous les tons et les intensités, dans toutes les directions. L’enfant se met alors à écouter en tendant son oreille vers les différents coins de la pièce. Mais sans la regarder, pas plus qu’elle ne le regarde. Jusqu’au moment où les yeux de Françoise rencontrent ceux de l’enfant et qu’elle lui dit : « Armand, c’est ton prénom quand tu as été adopté ». Là, commente-t-elle, « j’ai perçu dans son regard une exceptionnelle intensité ».

Les quinze jours qui suivirent, l’enfant a résolu ses difficultés scolaires à lire et à écrire.

2) L’interprétation de Françoise Dolto

La psychanalyste pour enfant en tire la conséquence selon laquelle « on ne peut, sans risque grave, changer le prénom d’un enfant [2] ». Cette généralisation est aujourd’hui discutée. Demeure la maladie et sa guérison, surprenante d’efficacité, qui demande à être interprétée.

La première démarche faisait appel au seul mental et donc excluait l’image du corps, c’est-à-dire l’intégration du nom par le corps. Tout au contraire, la seconde l’incluait : « Le sujet Armand, dé-nommé, avait pu renouer son image du corps à celle de Frédéric, le même sujet nommé tel à onze mois ». Comment cette suture s’est-elle opérée ? L’enfant avait entendu son prénom par des personnes qui lui étaient étrangères, par des voix maternantes comme celles qu’on utilisait à la pouponnière où il avait été mis. Aussi, Françoise Dolto adopte-t-elle la même voix, off, sans lieu, pour faire resurgir ce passé et le connecter, inconsciemment, avec le présent. Or, ce que sa conscience avait oublié, ce que son intelligence ne pouvait comprendre, sa mémoire inconsciente (ce qu’elle appelle l’image du corps) le savait. Armand-Frédéric retrouvait ainsi la continuité de son histoire et son identité. L’image du corps se structure par le nom qui nous donne notre identité.

3) Une interprétation philosophique

Ne pourrait-on interpréter ce bel exemple comme une attestation de ce que la parole est forme du corps ? Non pas au sens trop lacanien que Jean-Claude Sagne donne à cette formule [3], mais dans un sens plus sanjuaniste. Saint Jean de la Croix affirme (la citation n’est pas littérale) que de même que l’âme informe le corps, Dieu informe l’âme [4]. Toutefois, si suggestive soit cette formulation, l’emboîtement proposé n’honore pas assez le deuxième ordre, celui de l’esprit qui est aussi celui de la parole et de la liberté. Or, le cas rapporté par Dolto illustre ce chaînon manquant : la parole, ici le prénom, structure la continuité de l’histoire, donc la mémoire ; et cette mémoire elle-même informe le corps, jusque dans la capacité à lire et écrire.

Pascal Ide

[1] Françoise Dolto, L’image inconsciente du corps, Paris, Seuil, 1982, p. 46-48.

[2] Ibid., p. 46.

[3] Cf. Jean-Claude Sagne, « La parole forme du corps », Psychologie et Foi, 4 (1987), p. 14-25.

[4] Je n’ai pas retrouvé la citation, mais en donne une qui est approchée : « l’Esprit Saint élève l’âme à une hauteur sublime, l’informe » (Cantique spirituel B, strophe 39 [38 A], n. 3).

8.9.2020
 

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