« Principe élémentaire d’une logique de la vie morale ». Les prémices d’une logique de l’amour selon Blondel

1) Introduction

a) Contexte

En août 1900, au premier Congrès International de Philosophie, organisé à Paris et présidé par Émile Boutroux, Maurice Blondel a fait une communication sous le titre : « Principe élémentaire d’une logique de la vie morale [1] ». Ce texte sera publié trois ans plus tard, en 1903.

Or, en se relisant, l’auteur avoue qu’il trouve son texte difficile au point qu’il ne comprend pas tout. De fait, il doit être interprété notamment à partir de la distinction entre pensée pneumatique-pensée noétique élaborée dans le premier tome de Pensée, en vue de conjurer le risque d’anti-conceptualisme, de déflation du concept.

b) Objet du texte

Dans ce bref et dense texte, Blondel se demande si morale et logique sont deux concepts – deux réalités – antinomiques, contradictoires. En effet, la logique est commandée par le principe de non-contradiction ; or, dans la vie, les valeurs se contredisent allègrement. De plus, la logique répond à des relations de continuité et de cohérence nécessaire ; or, la morale s’intéresse à la concrétude de la vie et de la liberté qui pose des actes en rupture et contingents. Il semble donc qu’il faille choisir entre la logique amorale et la morale alogique. C’est cette exclusive que Blondel va critiquer, non sans profondément subvertir le concept de logique.

c) Importance

Ce mémoire est d’abord important par son contexte. Blondel parle devant une très noble assemblée et il est le seul, avec Victor Delbos, à être catholique. Il a une très vive conscience de sa responsabilité, ce dont il fait part à Henri Bremond quand il lui écrit six mois avant le Congrès : « Depuis quelques jours, en songeant à l’étude de Logique morale que j’ai promise, je succombe sous le spectacle de tout ce qui m’apparaît à faire en cet ordre seulement [2]! » Cette crainte n’est pas liée à sa réputation mais au témoignage de la vérité qu’il doit rendre. Voilà pourquoi il a préparé son allocution avec grand soin [3].

Ce texte est ensuite important par son contenu vis-à-vis de la problématique blondélienne. Nous avons vu qu’il se présentait comme un discours de la méthode. Plus largement, cette brève mais si dense communication traite des relations entre logique et liberté ; or, cette question est fondamentale chez Blondel. Elle est déjà centrale dans la thèse de 1893 : « C’est le rôle de la logique de l’action de déterminer la chaîne des nécessités qui composent le drame de la vie, et le mènent forcément au dénouement [4] ». On la retrouve, quarante ans plus tard, dans L’Être et les êtres : « Une doctrine de l’action peut élargir et compléter une logique de la pensée abstraite, servir à relier la méthodologie des sciences à une canonique générale et contribuer à l’unité d’une discipline normative [5] ». En effet, cette méthode a pour objet de déployer la logique de l’action présente au sein des étants : elle cherche à définir « la vivante dialectique des êtres dont la norme est comme une incarnation concrète d’une exigence intérieure aux êtres eux-mêmes [6] ».

Enfin, Blondel lui-même témoigne de l’intérêt qu’il accorde à ce texte. Dix ans après la publication, il écrit au père Valensin : « C’est là un des points auquel je tiens le plus et sur lequel je serais heureux de voir l’attention appelée, les recherches se poursuivre [7] ». Certes, il y va de l’obscurité de son texte [8] qu’il voudrait revisiter et clarifier ; mais son propos est aussi dicté par l’importance de son contenu [9].

d) Intention

Blondel veut élaborer une logique générale qui n’exclut pas les logiques déjà élaborées, notamment aristotélicienne et hégélienne, mais les intègre comme des formes particulières. Son projet est « d’établir une Logique Générale dont la Logique Aristotélicienne, Baconienne ou Hégélienne ne serait qu’un cas particulier [10] ». Cette logique aurait pour objet non pas la seule pensée formelle, mais l’action, dans toute son amplitude métaphysique, une logique de l’option décisive pour l’être, englobant autant sa possession volontaire que sa libre privation. En effet, on le sait, pour Blondel, l’action, la vie précède, fonde la raison qui n’en présente qu’un des aspects. Aussi est-ce dans la logique de l’action que « toutes les autres disciplines scientifiques trouvent leur fondement et leur accord [11] ». Pour autant, il ne s’agit pas de nier les mérites de l’abstrait.

Rappelons enfin que Blondel a proposé plusieurs noms à sa méthode : immanence, implication, assimilation, etc.

Entrons maintenant dans le détail du texte pour en offrir un résumé substantiel sans pour autant prétendre en faire un commentaire. Je ferai notamment saillir les points qui divergeront avec mon propre propos.

2) Introduction du texte

Blondel part d’une parole de Leibniz, dans une lettre à Th. Burnett, émettant le vœu d’une « nouvelle espèce de logique » pour la morale. Or, constate Blondel, ce désir ne semble pas s’être concrétisé. Les solutions proposées se sont soldées par deux échecs qui sont indicatifs, en creux, du chemin à suivre. Première solution : l’ordre pratique et moral, c’est-à-dire le réel, fut totalement subordonné au rationnel – et c’est le travers de la « dialectique idéaliste [12] », autrement dit Hegel – ; l’ordre pratique et moral fut totalement opposé à l’ordre spéculatif ou scientifique, c’est-à-dire la pensée – Blondel pense à Kant, et par-delà, à Aristote. Or, « pourtant, en nous, ni la pensée n’est la pensée sans la vie, ni la vie n’est la vie sans la pensée [13] ». Il s’agit donc d’inventer une morale qui ne soit ni séparée de la logique ni résorbée par celle-ci. Nous retrouvons, dans cette distinction de la pensée et de la vie, autrement dit de l’abstrait et du concret, le souci constant de l’auteur de l’Action.

Blondel procède en trois temps, quasi-médicaux : diagnostic ou les obstacles à la solution ; diagnostic étiologique ou la cause de ces résistances ; remède ou élaboration d’une logique morale qui soit en même temps la clé d’une logique générale.

Disons-le d’un mot qui est évoqué dès la fin de l’introduction : tout le déplacement opéré par Blondel est un passage de l’opposition aristotélicienne entre apophasis et cataphasis (« affirmation » et « négation ») à l’opposition – paradoxalement aussi aristotélicienne, mais on y reviendra – entre exis et stérésis (« possession » et « privation »).

3) Première partie

Blondel s’interroge ici sur les obstacles qui se sont opposés à une logique morale. Avant d’entrer dans le détail de ce qu’elle sera – ce que développera la troisième partie –, il faut néanmoins au moins la décrire ou la définir brièvement (et plus que nominalement), afin de mieux en percevoir les défaillances. Qui dit logique dit enchaînement rigoureux, unité : la logique n’est-elle pas l’ordre que met la raison dans son propre acte, pour reprendre la définition de Thomas dans le prologue de l’Ethique ? Or, qui dit ordre, dit unité. Mais en quoi consiste « l’unité du lien » qui rattache les différentes actions humaines ? Pour Blondel, trois causes s’opposent à percevoir cette unité intelligible – trois obstacles qui, contrairement aux antinomies de Kant, « seraient sans doute insurmontables si l’on ne pouvait poser le problème que comme Aristote ou comme Kant [14] ».

a) Première cause

« Le fait moral, à première vue, est à la fois idée et corps, esprit et nature [15] ». Pourtant, l’acte moral semble devoir choisir l’un ou l’autre. En effet, d’une part, il est idée et intention ; or, celles-ci sont acosmiques, déracinées du monde. D’autre part, le fait moral dépend « des forces physiques et psychologiques » et non de l’« absolutisme formel » (où l’on voit que, pour Blondel, la référence à l’universel éthique est kantienne) : en effet, on agit à vue, en fonction de l’observation ; or, celle-ci est sensible. Là encore, nous retrouvons l’opposition du sensible et de l’intelligible qui décalque celle de la nature et de l’esprit. L’acte moral est donc en conflit entre ces deux pôles apparemment irréconciliables.

Or, la logique suppose une mise en œuvre rigoureuse et universelle. Donc, la morale qui oscille entre l’universel et la particularité de la vie est exclusive de la logique.

b) Deuxième cause

La logique est régie par le principe de contradiction : il fonde toutes les oppositions logiques. Or, « jamais la contradictoire n’est donnée en fait », car « il est impossible qu’elle le soit » : car, dans le réel, « ce qui est donné est donné, voilà tout [16] » alors que la contradiction nie le donné.

Or, la morale peut se situer de deux manières exclusives. Soit elle entérine la concrétude des faits et les qualifie ; mais seul l’absolu peut qualifier ; donc, elle absolutise le phénomène ; « et il faut que la logique capitule [17] ». Soit elle accepte les normes idéales ; or, celles-ci opposent radicalement le bien et le mal et donc sont régies par la contradiction. Mais cette insistance sur les normes entraîne deux conséquences au choix : le formalisme (c’est Kant qui, à nouveau, est visé), soit le quiétisme ou le bouddhisme (est-ce Schopenhauer qui est, ici visé ?)

Par conséquent, une nouvelle fois, logique et morale s’opposent radicalement : ou la morale détruit la logique ou la logique détruit la morale.

c) Troisième cause

La logique suppose « une loi de nécessité ». Or, la morale suppose des actes autonomes, autrement dit libres de tout déterminisme. Donc, une dernière fois, la logique est en conflit avec la morale.

Blondel répond à une objection : pourquoi ne pas cantonner logique et morale dans deux domaines séparés ? Or, séparation n’est pas conflit, mais connivence ; donc, logique et morale ne sont pas en relation conflictuelle. Là encore, c’est la distinction kantienne des deux Critique qui est visée. Blondel dénonce le dualisme, la schizoïdie de l’objection au nom de l’unité de la vie. Il en revient à la réalité de l’existence qui montre bien que, de facto, d’une part « la morale n’est rien » sans la vie théorique, d’autre part, « la logique non plus n’est rien » si ses lois ne s’incarnent pas dans l’existence, si le nécessaire ne gouverne pas jusqu’au possible [18].

Nous sommes ainsi revenus au point de départ : la réalité montre l’unité de la logique et de la morale, de la pensée et de la vie. Comment donc les penser dans une logique morale ? « Il faut que le conflit soit résolu dans la science, puisqu’il l’est dans la vie [19] ».

4) Deuxième partie

Ayant vu le mal qui est cette séparation, dans la pensée, entre logique et morale, alors que ces deux disciplines sont unies dans la réalité, il s’agit maintenant de comprendre où s’origine cette erreur. En un mot, celle-ci vient de ce que l’on considère logique et morale comme des entités figées, isolées l’une de l’autre autant que du reste ; or, elles s’enracinent dans le terreau des faits ; le remède consiste donc à leur redonner leur origine vitale [20]. Selon une démarche qui lui est chère, Blondel va montrer que l’abstraction est amnésique du concret – précisément de l’action humaine – dont pourtant elle provient ; le remède est donc, à l’inverse, de rétablir la genèse, une idéogénèse qui est souvent une cosmogénèse.

Pour cela, il va d’abord démontrer la proposition – enracinement de la pensée dans la réalité des faits – pour ensuite s’interroger sur la cause de cet isolement, de cette rupture et enfin en montrer les effets néanmoins positifs.

a) Preuve

Blondel veut montrer que les notions, les déterminations logiques viennent de notre action. En creux, cela signifie qu’elles ne viennent pas des faits : en effet, les principes de contradiction, d’identité sont des notions logiques ; or, nous l’avons dit, ils ne sont nulle part réalisés dans le monde, ils sont acosmiques. En plein, Blondel propose une démonstration inductive. Quelles notions logiques choisir ? Une telle notion éclaire la conscience et est la « lumière de toute connaissance » ; or, la conscience source a pour première fonction d’ordonner, autrement dit « est toujours, au moins implicitement, conscience d’une discrimination », d’une distinction ; donc, les grandes notions sont celles « de contradictoire, de contraire, de relatif et d’autre [21] ». Blondel va ainsi montrer que chacune de ces notions émergent non des faits mais de l’action humaine.

– La notion d’autre. Notez que Blondel se refuse au jargon si actuel d’altérité ; de même, pour désigner les autres notions, il préfère les épithètes aux substantifs, plus abstraits. Par là même, ils montrent leur proximité d’avec l’action. En un mot : « C’est parce que, tout spontanément, nous nous croyons capables de modifier les choses que nous acquérons l’idée qu’elles pourraient être autres [22] ». Ce qui est premier, c’est notre action, notre initiative pratique ; or, l’action change les phénomènes, les adapte à nos besoins ou nous adapte à eux ; donc, en réfléchissant sur l’action, la pensée prend conscience de l’altérité. Cette notion naît donc du changement qui lui-même se lève à la suite de l’action. Blondel le montre en creux, tant ce fait est aisément oublié : « si nous n’avions point de tendances originelles ni de postulats pratiques, si tout nous était indifférent, ou égal », nous ne nous insérerions pas dans les faits et nous ne ferions pas l’expérience de ce changement des phénomènes.

– La notion de contraire. Là encore, l’expérience de l’action nous montre que les choses, les actes soit développent notre personne, soit la déshumanisent ; or, ces effets convenants et disconvenants sont contraires entre eux : ici, l’expérience n’est pas seulement celle d’une altérité mais celle d’une opposition de contrariété ; donc, la connaissance spéculative de la notion de contrariété s’enracine dans celle de notre action. Blondel insiste : il ne s’agit pas d’une expérience intellectuelle, extérieure, mais intérieure : c’est en agissant que l’homme expérimente cette contrariété des effets.

– La notion de relatif. En fait, Blondel parle aussi à cette occasion de l’origine des notions d’opposition et d’identité. L’expérience fontale est ici la suivante : en choisissant, en posant un acte réfléchi, à la fois nous excluons les autres possibles, nous assumons la force vive de ces autres actes et enfin, nous donnons à notre acte une fixité stable. Or, le contenu de l’idée d’opposition est bien l’exclusion et, en positif, celle d’identité est bien la stabilité résistant à la fuite des choses. Donc, une nouvelle fois, l’origine des notions n’est pas l’intelligence abstraite [23], mais l’action.

– La notion de contradictoire qui est le fondement de toutes les notions logiques. Par l’action, nous avons « le sentiment de l’irréparabilité du passé » : cela à cause des alternatives permanentes et des choix posés. Or, un passé irréparable est un passé qui ne peut être changé, qui ne peut être autre que ce qu’il est. Et, une fois n’est pas coutume, Blondel donne un exemple : « Un enfant vient, par jeu, de briser une paille : il souhaiterait de la réparer ; impossible : il est contradictoire que cette paille ait été et n’ait pas été brisée [24] ». Or, tel est le contenu réflexif de la notion de contradiction : ce qui ne peut pas en même temps être et ne pas être. Donc, cette idée très objective de contradiction a une origine très subjective : celle de nos initiatives pratiques, de nos désirs, de nos choix, de nos réussites et de nos échecs. Comme le principe de contradiction est « la clef de voûte » de notre vie logique, « la raison spéculative est lié solidairement à l’exercice réel et actuel de la raison pratique [25] ».

b) La cause de cette rupture

Ayant vu le fait de la rupture, l’ayant démontré inductivement, Blondel en détermine la cause. D’où vient cet isolement entre les notions logiques et leur origine vitale ? Le philosophe de l’action va considérer la seule notion de contradictoire, d’une part car elle est la plus fondamentale en logique, d’autre part car l’expérience factuelle qui est à son origine assume celle de toutes les autres notions.

Blondel résume ce raisonnement en deux phrases très denses :

 

« Le sens originel et réel du principe de contradiction, c’est d’établir que ce qui aurait pu être et s’incorporer, par ce que nous faisons, à ce que nous sommes (éxis), en est à jamais exclu (stérésis), sans que ce qui a été choisi et fait, à alimenter l’effort de la connaissance et de l’exécution, et à déterminer moralement l’acte réalisé et l’agent même. Mais si nous considérons uniquement du dehors le résultat apparent ou les faits qui semblent étrangers à notre action, alors tout se ramène à une question de oui ou de non (kataphasis ou apophasis) ; et, perdant de vue l’élaboration interne du résultat et la complexité des relations qui subsistent sous l’idée de la contradictoire exclue, nous substituons à ces relations vivantes la simplicité artificielle du concept et du mot [26] ».

 

L’argumentation se systématise en un vaste syllogisme :

* L’expérience concrète, vitale où s’origine la notion spéculative de contradiction est la suivante : en choisissant, la personne acquiert une possession, un avoir ; en même temps, elle exclut un des possibles ; mais ce qui est exclu appartient encore à l’acte, le marque en creux, négativement. Or, l’absence de quelque chose, autrement dit son manque, s’appelle une privation. Donc, le choix est une expérience de possession ou d’incorporation et de privation ou d’exclusion (en grec, éxis et stérésis). Or, la transcription logique de cette opposition est celle de l’affirmation et de la négation. Donc la notion de contradiction s’enracine originairement dans le vécu du choix qui acquiert et exclut. Nous retrouvons ainsi l’énoncé achevant l’introduction.

Blondel expliquera plus clairement dans un développement ultérieur [27] en quoi consiste notamment cette stérésis, cette privation, dans sa différence d’avec la négation : ce qui est exclu continue d’affecter l’acte ; car cette exclusion, ce choix négatif est tout de même le fruit d’un acte ; donc, ce choix négatif ne cesse de nourrir l’acte. Et cela vaut même lorsque ce qui est exclu est mal, ainsi que Blondel le montrera encore plus loin, lorsqu’il énoncera ses cinq grandes lois de la logique morale.

Quoi qu’il en soit, la notion logique naît de la vie, précisément de l’action. Tel étant le processus normal d’élaboration des idées abstraites, d’où vient que se soit obscurcie cette origine ?

* Blondel le résume en un mot : « nous considérons uniquement du dehors le résultat ». Deux mots sont importants. D’abord, l’adverbe « uniquement » qui souligne l’exclusivité ; ensuite l’expression « du dehors » que Blondel oppose à « élaboration interne ». Son raisonnement est le suivant. La notion logique de contradiction, prise dans sa globalité et sa genèse, est une réalité complexe présentant deux faces : la face extérieure est ce qui apparaît, à savoir l’opposition entre le oui et le non, entre l’affirmation et la négation (kataphasis ou apophasis, en grec) ; la face intérieure en est en même temps l’origine, à savoir tout le processus d’élaboration qui part de l’action et s’achève dans la pensée. Or, par un processus que Blondel n’explique pas, l’attention se polarise sur la seule évidence extérieure. Il s’en suit deux conséquences : la contradiction apparaît comme une notion simple (versus double), puisqu’elle a perdu sa face cachée ; on a artificiellement isolé le concept (et plus encore le mot) de tout son enracinement vital.

* Une fois compris ce raisonnement, les deux pages et demi qui suivent [28] n’en sont que l’explicitation. Il est intéressant de noter un point. Blondel rend justice historiquement à Aristote : celui qu’il accuse d’être le fossoyeur de l’action en survalorisant exclusivement l’opposition de contradiction (« Aristote […] ramène tout au seul point de vue de l’affirmation et de la négation, parce que c’est ainsi qu’on parle »), est aussi, reconnaît-il, le philosophe qui a élaboré la distinction de l’avoir et de la privation ; et plus loin, quoiqu’en passant, Blondel souligne la vérité de la notion de substance comme sujet d’inhérence des accidents contraires. Nous y reviendrons en détail dans notre critique et notre proposition positive.

c) L’effet positif de la rupture

Tout en rappelant l’origine de la pensée abstraite, Blondel veut en sauver la légitimité, jusque dans sa rupture d’avec la pensée pensante. Cette césure « permet le développement de la vie morale ». En effet, le formalisme est « obstacle utile, épreuve salutaire, tremplin nécessaire [29] » pour la survenue de la conscience morale. Résumons ces trois raisons que le texte expose clairement [30].

En ses premiers linéaments, une action humaine présente notamment trois aspects : 1. elle est un acte isolé ou isolable : cette atomisation est nécessaire pour le langage, les activités pratiques, la science ; 2. elle est une décision radicale portant sur de minces enjeux : dans les choix minuscules où l’on équilibre sacrifices et gains, se jouent les « résolutions qui engagent la destinée humaine, jusqu’à la seule alternative absolue ou antitypie réelle, celle de nos fins dernières [31] » ; 3. elle est appelée à émigrer hors de ce monde : elle opère un passage à la limite, de l’ordre sensible et même intellectuel pour se déterminer face à l’être.

Or, la pensée notionnelle, la conscience distincte est source de trois opérations : 1. elle simplifie, sépare des objets, fabrique des entités discrètes à partir de la trame continue des phénomènes ; 2. elle absolutise le relatif d’une simple proposition déconnectée de son origine ; 3. elle met hors monde : cet acosmisme se vérifie particulièrement du principe de contradiction qui pose une opposition absolue entre ce qui est et ce qui n’est pas.

Voilà pourquoi, en quoi la notion, jusque dans son desséchement mécanique et immobile, prépare à la morale. Et cette préparation est autant réelle que symbolique [32].

d) Conclusion

Blondel rappelle et précise en finale la juste relation entre la pensée et la vie [33]. Elle pourrait se résumer en trois propositions :

  1. Au point de départ de toute réalité humaine est l’action ou la vie. Ici, la « pensée-pensante » : « il n’y a point d’idée qui ne soit un acte ». Plus loin, Blondel en précise la nature. Cet acte est une « décision réfléchie et volontaire », autrement dit un acte libre ; il présente deux faces : il est « possession », c’est-à-dire fixation « dans l’unité immuable et dans l’être d’un acte » et « privation » des « mille possibilités » entre lesquelles cet acte a tranché [34].
  2. Cette vitalité se déploie dans une expression qui est la « pensée-pensée » ou logique abstraite, formelle, notionnelle. La pensée-pensante est la source et la pensée-pensée sa manifestation. Plus loin encore, Blondel exprime cette relation de deux manières : comme un « support vital », c’est-à-dire une origine, et un « dedans subjectif [35] », c’est-à-dire une intériorité. Ici se dessinent donc les linéaments d’une phénoménologie qui, couplée à une ontologie, recouvre la structure du don 2 ; nous y reviendrons.

Pour être rigoureux, Blondel précise que ce lien s’effectue de deux manières : en amont, en relation avec la source ; en aval, en relation avec la finalité. Il dit en effet que la logique de la négation et de l’affirmation est « rattachée à ses origines vitales » et « subordonnée à ses fins morales ». Donc, à la relation de manifestation se joint une relation d’accomplissement, ce que la logique du don, en ses trois moments, manifeste.

  1. Par conséquent, la logique peut légitimement être distinguée. On a même vu que la « netteté rigoureuse » des formules logiques peuvent même préparer à l’action. Cependant, la logique ne peut être séparée, car elle « n’est qu’une expression partielle de la dialectique en action ».

5) Troisième partie

Enfin, fort de ces analyses sur le fait du divorce morale-logique et ses causes, amènent Blondel à proposer des remèdes. Il est clair qu’il s’agit d’incorporer la logique à la morale, mais comment concevoir ce « travail d’incorporation [36] » ? Il s’agit de repartir de l’acte compris.

a) Le principe élémentaire de la vie morale

La réponse à la question consiste à déterminer en quoi consiste ce qui a donné le titre à cette allocution, le principe élémentaire de la vie morale, c’est-à-dire son objet principiel, ce qu’il appellera plus loin sa « matière première [37] ». Un tel principe doit honorer le fait moral dans son intégralité concrète. Il doit pouvoir exprimer « une liaison à la fois intelligible et réelle de tous nos états [38] », autrement dit donner une vision unifiée, unique de la totalité de notre existence. Blondel cherche donc un principe intégrateur.

En fait, il a déjà été énoncé. Ce principe – qui, étrangement, n’est jamais noté comme tel – est l’action, précisément l’action réelle, avec ses deux faces : éxis (possession) et stérésis (privation). Pour l’éxis, il n’est que trop clair qu’elle engage la vie concrète, qu’elle s’enracine dans notre nature et déroule ses conséquences dans notre histoire. Mais cela est moins clair pour la stérésis, ce qui conduit Blondel à préciser une vérité qu’il a seulement effleurée plus haut. La privation est l’absence de « quelque chose qui serait dû ou naturel », remarque Blondel à la suite d’Aristote. Or, une exigence enracinée dans la nature d’un agent « toujours déroule des conséquences [39] » : que ce soit en positif, lorsqu’elle est possédée, ou que ce soit en négatif, lorsqu’elle est niée. Donc, la stérésis affecte l’action en profondeur : elle « laisse dans la puissance qui pouvait le réaliser le stigmate de l’acte exciseur » ; de plus, elle entraîne des conséquences « toujours infailliblement répercutées et intégrées [40] ». Ainsi, ce que l’homme fait autant que ce qu’il ne fait pas contribue à sa constitution. Autrement dit, les notions d’éxis et de stérésis sont à même de rendre compte de l’intégralité de l’action humaine. Comme on le voit, Blondel est particulièrement attentif à sauver non seulement ce qui existe mais aussi tout ce qui est apparemment inemployé, réfréné, voire le désordonné – que, toutefois, il ne s’agit pas d’absoudre, ainsi qu’on le verra bientôt. « Nous ne nous séparons pas de nous-mêmes [41] ».

En regard, la projection logique de la stérésis, l’apophasis, est une négation coupée de la nature, de la vie, du sujet. Donc, elle ne laisse aucune trace dans l’action : anesthésiée, elle est aussi anhistorique. Autre conséquence : la logique formelle, constitue seulement une part de la logique réelle : la première « exclut » ce que la seconde contient [42]. Pour autant, la logique abstraite n’en demeure pas moins légitime, mais en connexion avec la logique réelle. Non sans allégresse, Blondel détaille les propriétés (cinq) d’une « Science logique » qui tend à « égaler » (autre mot qui lui est cher) le contenu de la « Logique réelle » : exquise et imperturbable, universelle, infiniment équitable et exacte, lumineuse, seule proprement logique [43].

b) Les lois de la vie morale

Les réflexions précédentes, sans être formelles, demeurent très générales, programmatiques. Quelles lois pourraient prendre en compte toute la riche concrétude de l’action ? Blondel en dénombre cinq, la suivante s’étayant sur la précédente.

1’) Loi de l’alogisme initial et du polylogisme spontané

En fait, Blondel affirme deux lois. 1. Au point de départ, se trouve l’anarchie de notre vie réelle, c’est-à-dire la diffusion, l’anomie voire la contradiction. Cela tient à ce que « la sensibilité et la raison humaine sont des instruments universels [44] », autrement dit ne semblent pas prédéterminés. 2. Or, un certain nombre de facteurs ordonnent ce chaos initial, le cristallisent en l’unifiant – notamment deux facteurs : l’un spontané qui est l’idiosyncrasie et l’autre volontaire qui est le travail de synthèse de la réflexion. Il serait donc plus rigoureux de parler d’une loi d’alogisme initial progressivement cristallisé, intégré.

2’) Loi de la solidarité des forces discordantes

Cette loi s’intéresse au seul processus d’unification. Elle pourrait s’énoncer ainsi : la cristallisation intègre à notre vie toutes nos forces (idées ou sentiments), y compris celles qui ne sont pas choisies car elles sont opposées. Cette loi s’inscrit dans la continuité du principe élémentaire de logique de l’action. Blondel l’éclaire en faisant appel à une image parlante : « la logique de la vie se déploie sur la diagonale du parallélogramme de toutes les forces concurrentes et solidaires [45] ». Dans la loi suivante, il incarnera cette métaphore encore toute mathématique en une mécanique, précisément une balistique qui la vectorise et la finalise : il parlera de « science du tir moral [46] ».

La conséquence en est « que toujours nous aboutissons là où nous n’avions pas exactement prévu », autrement dit que « l’action nous révèle toujours du nouveau [47] ». En effet, nous envisageons, additionnons seulement les résultats positifs, les possessions ; or, les privations (les tendances réfrénées, les options non accomplies) font aussi partie de nos actions. De plus, nous raisonnons souvent en termes de logique abstraite qui compte le privatif comme du négatif, donc comme du rien.

3’) Loi des compensations

La loi précédente portait en quelque sorte sur le matériau de l’unification. La troisième loi précise la nature (cause formelle) de la cristallisation opérée par les forces discordantes. Elle pourrait s’énoncer ainsi : la science éthique doit pour chaque personne et en chaque acte viser une fin qui prenne en compte tous les éléments discordants. Or, cette prise en compte pèse, compense un élément pour bien déterminer la visée : voilà pourquoi Blondel parle de loi des compensations.

Trois remarques la précisent. D’abord, Blondel oppose la casuistique concrète de cette loi qui diversifie les obligations selon chaque personne et chaque histoire à la casuistique abstraite qui homogénéise et universalise les devoirs pour tous les hommes. Ensuite, cette loi objective se traduit subjectivement par un sentiment : au point de départ, une « salutaire inquiétude [48] » et, au terme, la « joie durable [49] ». Enfin, dans ce matériau discordant, prennent place les décisions ratifiées et les choix refusés ; on trouve surtout le bien et le mal, ce qui permet à Blondel de donner une illustration à cette loi : « nous pouvons contribuer au bien par tout le mal qui est en nous, au prix du sacrifice de tendances qui paraissent radicalement éliminées, et dont nous ne comprenons que plus tard que leur sève a nourri notre action et qu’elles sont simplement transfigurées et converties, par la privation d’un plaisir passager, en joie durable [50] ».

4’) Détermination d’un critère logico-éthique

Arrivé ce à point, une objection se lève : les lois précédentes visent à une intégration de toutes les formes de pensée et d’action dans la logique de la vie ; or, la morale est exclusion des formes mauvaises, discernement séparant le bien du mal ; donc, cette logique conduit à une abolition de la morale.

Blondel répond d’abord à la difficulté en faisant appel aux notions de privation et de possession et en leur donnant désormais leur sens éthique plénier : le bien seul « réalise l’idée essentielle de notre être [51] », par le bien l’homme se trouve mis en possession de son humanité accomplie, en acte, au sens aristotélicien de l’entéléchéia ; en regard, le mal nous déshumanise, nous prive de notre « ordonnance [52] ». Ce faisant, implicitement, Blondel répond à Kant et refonde la morale en anthropologie.

De là, se trouve énoncée une nouvelle loi de la logique morale (la science éthique) qui précise le poids différent accordé au bien et au mal dans l’action : elle se doit de décrire le cadre positif et négatif dans lequel s’inscrivent les actes humains.

Blondel en déduit la définition de la vérité logique « au sens concret » : « accord de la pensée et de la vie avec elles-mêmes [53] ». Si l’on systématisait, on pourrait dire que Blondel distingue en fait trois sortes de vérité : 1. la vérité concrète implicite de la vie par laquelle la personne tend à s’accomplir, sans aucun retour sur soi, dans un pur mouvement d’avancée, prospectif : ici pas de trace de logique ; 2. la vérité concrète explicite par laquelle la personne tend à « entrer en possession de soi, s’égaler explicitement » : là est le labeur de la « logique intégrale » ou logique « au sens concret » ; 3. la vérité abstraite qui ne garde que l’accord formel, l’adéquation et qui est celle dont parle la logique abstraite, notionnelle : on comprend dès lors qu’une telle science doit se ressourcer aux autres vérités.

5’) Loi de la réintégration finale ou de la perte totale

La loi précédente qui nous a fait entrer de plain pied dans l’éthique ne traitait encore qu’en général du bien et du mal ou les multiples biens et maux relatifs de la vie courante. Il faut maintenant considérer le bien et le mal absolu, ceux qui engagent toute la vie et, pour Blondel, la vie éternelle. Cette loi pourrait s’énoncer ainsi : un acte humain n’est moral que s’il choisit « l’ordre divin ou l’égoïsme humain » (p. 384). Formulation toute augustinienne qui rappelle l’amour des deux cités [54].

Et Blondel lie, très étroitement cette dernière loi de logique morale intégrale à la logique formelle. En effet, le premier principe de logique est le principe de contradiction qui énonce l’opposition de l’être et du non-être, c’est-à-dire l’exclusion radicale de l’un à l’égard de l’autre. Or, face à l’opposition ultime entre l’ordre divin et l’égoïsme humain, le choix, loin d’être superficiel, est radical : l’entrée « en possession d’une vie suprasensitive et suprationaliste » requiert le sacrifice radical et absolu de l’égoïsme, l’exclusion, la mortification de toute préférence personnelle. D’où un double et réciproque rapport : d’un côté, « la logique méconnaît ses origines […] si on ne l’enfonce pas au cœur de la morale », en positif : la logique s’enracine dans la vie de l’action » ; de l’autre, l’opposition logique de la contradiction exprime le sacrifice absolu de la vie morale au point que « la morale n’est plus elle-même si elle ne participe aux rigueurs de la logique formelle ». En termes concrets : la privation, « la mortification réalise la contradictoire du non-être » et la possession de la vie divine « produit notre être dans l’être [55] ». Mais cette opposition de contradiction ne peut être mise en relation qu’avec ce choix ultime : en effet, « du moment où l’idée de la contradiction intervient comme un principe de discernement […], un absolu est en jeu [56] ».

6) Conclusion

Blondel revient en finale sur la question posée en ouverture – peut-on fonder une nouvelle logique sur la morale ? – et, après avoir levé les trois difficultés posées en première partie, justifier la formule oxymorique « Logique morale » : la logique intellectuelle, idéologique est un moment – utile et nécessaire – du déploiement de la dialectique intégrale de la vie. Pour le montrer, Blondel rappelle les deux conclusions de la troisième partie : 1. le principe élémentaire consiste à « remettre l’abstrait pensé en contact avec la pensée pensante et agissante [57] » ; 2. les lois conduisent à la cinquième selon laquelle la contradiction exprime formellement la réalité pratique du choix absolu ; dit autrement, et c’est la dernière phrase de l’article : « l’antiphasis n’est qu’un symbole inadéquat de la stérésis [58] ».

7) Évaluation

a) Les points de convergence

Nous partageons profondément trois convictions méthodologiques de Blondel :

  1. La première est la nécessité d’une dynamique enveloppant la totalité du concret. Avec Hegel et Blondel, il faut substituer à une pensée de la juxtaposition, une pensée intégratrice de la richesse du réel. Avec Hegel, il faut dépasser l’entendement pour rejoindre la raison. Avec Blondel, il faut joindre pensée pneumatique et pensée noétique, réenraciner le moment abstrait de la pensée notionnelle dans la réalité concrète de la vie. Légitime est le vœu blondélien d’une connaissance concrète, tout en sachant qu’elle nous échappera toujours.

En effet, Blondel a une conscience aiguë des méfaits commis par la césure entre pensée pensée et pensée pensante, de la blessure liée à l’atomisation formelle de l’action. Le moment analytique n’est légitime que s’il est second : l’erreur du Discours de la méthode est d’en fait le premier principe. Il n’est légitime de diviser et d’opposer que si l’on rend justice à la surplénitude originaire, que si l’on reconduit l’autonomie finie du don 2 à la source qui le soutient dans l’être.

  1. La seconde est la nécessité d’intégrer la totalité de l’action, y compris ce qui n’est pas choisi, y compris le mal commis ou rejeté.
  2. La troisième est la nécessité de considérer, comme fondement de la vie morale, la visée ultime qu’est la fin dernière, cela en relation avec le fondement de la pensée notionnelle qu’est le principe de contradiction. Blondel ne cesse de traquer ce qui, au plus intime de l’homme, se dit de l’être total qui impose à l’option morale décisive de l’homme sa norme supérieure.

Or, ces convictions sont en résonance étroite avec une pensée du don.

  1. En cherchant à intégrer à sa juste place la pensée idéologique et non à l’exclure, comme à comprendre la genèse de la rupture entre logique et la morale, Blondel fait appel à la structure du don 2 [59]. En effet, pour le dire en une dense analogie, l’opposition logique de l’affirmation et de la négation est à l’opposition vitale de la possession et de la privation, et plus généralement le concept, voire le mot est à l’action, ce que la manifestation visibilisante est au cœur (qui est aussi origine, puissance d’engendrement). Au fond, Blondel veut remonter jusqu’à la source de l’action ; or, cette source se trouve dans le don 2, son cœur.

Une confirmation de cette analyse est fournie par une forte expression de Blondel qui parle un moment de « cette idolâtrie qui sacrifie la vie et la pensée en acte à la mécanique [60] » de la logique abstraite. Or, on sait que la source du cœur est le don 1 divin : la distinction cœur-chair, fond-apparition est proprement divine, car seul Dieu peut toucher le cœur. En appelant « idolâtrie » le péché qui oublie la pensée pensante pour la pensée pensée, l’intelligence se coupe donc du cœur vivant qui se manifeste dans le concept et le mot. Blondel dit aussi un moment, dans une phrase isolée dont la profondeur, si elle ne lui échappe pas, n’est en tout cas pas exploitée : « la logique formelle est le phénomène objectif et inadéquat de la dialectique réelle [61] ». Or, phénomène dit apparition. Donc, il y a une relation de manifestation

  1. Puis, Blondel souligne l’articulation don 2-3.

A ce sujet, l’intuition centrale de l’allocution joignant principe de contradiction et ce que l’option fondamentale pour la fin dernière, donc le premier principe de la raison logique et le premier principe réel de la raison pratique (ce qui est différent du premier principe de la syndérèse : « Fais le bien, évite le mal ») ne me semble pas avoir bénéficié des développements qu’elle méritait.

  1. Enfin, Blondel souligne à juste titre que notre action est une totalité et que nous ne pouvons pas ne pas être touché par cette totalité. Car nous ne pouvons pas séparer notre action de notre être, sauf par une abstraction mensongère et blessante. Seule l’intelligence notionnelle est capable de s’illusionner en séparant la pensée de la vie. En ce sens, nos actes, y compris nos non-choix nous affectent toujours. Bref, toute notre action touche notre être. Or, nous savons le lien étroit existant entre le don et le toucher. D’ailleurs Blondel le dit expressément lorsqu’il affirme que le principe élémentaire consiste à « remettre l’abstrait pensé en contact avec la pensée pensante et agissante [62] ».

b) Les points de divergence

Les divergences principales sont aussi au nombre de trois [63].

1’) Une noétique insuffisante

Pour Blondel, « le principe de contradiction n’est pas dans les faits » ; les faits ne peuvent pas le « suggérer, ni même être l’occasion directe ou indirecte de son apparition dans la conscience [64] ». Bref, toute abstraction est exclue. Le véritable terreau de la connaissance est l’action, la pensée pensante.

L’argumentation semble faible. A juste titre, me semble-t-il, Maritain a critiqué la noétique blondélienne en ce qu’elle a de négatif. Blondel a trop identifié l’abstraction à sa momification notionnelle, coupée de la vie – sans doute y a-t-il là encore un conditionnement historique. Il n’a pas assez vu l’ouverture que représente l’acte cognitif, sa capacité à devenir l’autre.

De ce fait, Blondel risque de dévaloriser la contemplation, même s’il n’ignore pas qu’elle est un acte supérieur.

2’) Un lieu trop exclusivement anthropologique

En lien avec cette critique de l’abstraction et cette promotion de l’action, Blondel est conduit à faire de l’homme le lieu du sens. Or, la nature, en un sens, se distingue de l’homme. On assiste donc à un effacement de la cosmologie.

Cela se ressent particulièrement dans l’ambivalence de Blondel à l’égard de la notion de sujet. D’un côté, lorsqu’il explique l’origine de la césure entre notions logiques et leurs origines vitales, il passe presque sous silence la notion de sujet et en tout cas ne semble prendre en considération que le sujet humain. De l’autre, étrangement, il retrouve toute la conception métaphysique du sujet comme substance : la logique morale se distingue de la logique intellectuelle, en ce que celle-ci oppose formellement les solutions opposées, alors que celle-là, tout en justifiant, en intégrant cette opposition (qui, ultimement, est celle du bien et du mal), voit « qu’au fond de toutes les solutions possibles reste un même sujet d’inhérence au regard duquel elles sont inégales et de signe contraire ». Et Blondel continue en nommant, à la suite d’Aristote, ce « sujet d’inhérence » : « la substance, l’être véritable, l’être moral admet les contraires, mais n’a point de contraire [65] ». Dans les termes aristotéliciens de Physiques I, la logique notionnelle en reste à l’opposition forme-privation, alors que la logique concrète lui restitue le sujet qui seul lui permet d’exister. Il est toutefois typique que Blondel parle plus de « substance » que de « sujet » ou de « matière » : il résout en métaphysique et non en philosophie de la nature (il achève d’ailleurs le paragraphe par une phrase qui a trait à la métaphysique). Donc, malgré cette admirable prise de conscience, il ne peut en tirer les conséquences qui s’imposent pour élargir à une inscription de la dynamique du don en cosmologie.

Si Blondel critique à très juste titre l’extrême péril de l’effacement du sujet (c’est toute la critique que Jacques de Monléon adresse à la dialectique hégélienne), pourquoi ne pas l’élargir à toute la physique ? Une réponse tient peut-être en ce que la nature se tient du côté du don originaire : une nouvelle fois, à côté d’éventuelles influences historiques (la longue tradition rationaliste opposant nature et esprit), Blondel pèche par défaut de prise en considération de l’origine.

3’) Une conception insuffisante de l’origine

Résolvant implicitement la première difficulté relative à la dualité du fait moral, nature et esprit [66], Blondel parle d’un alogisme et d’un polylogisme initial qui tendraient à l’ordre. Or, au commencement est la sur-plénitude originelle qui, ainsi que, par exemple, l’a bien montré Gustav Siewerth, est simple et lumineux. La diversité voire le chaos (l’alogisme) ne viennent qu’après. La conception blondélienne de l’origine ne semble donc pas rendre compte suffisamment du don 1. C’est d’ailleurs un problème plus général : Blondel a tellement revisité, revalorisé le dynamisme téléologique qu’il a sous-évalué le don de l’origine. Il ne semble par exemple pas qu’il ait aperçu l’importance de la doctrine thomasienne des inclinations naturelles. Peut-être l’influence du kantisme pointe-t-elle encore…

Cette faiblesse ne peut pas ne pas retentir sur les deux autres moments du don, même si, comme nous l’avons dit, Blondel a vu avec grande acuité la structure du don à soi (don 2) et son ordination au don de soi (don 3).

  1. Lorsqu’il affirme que « nous sommes toujours plus ou moins ce qu’est notre action [67] », ne court-il pas le risque de ne pas assez honorer le sujet présent derrière cet acte ? Or, ce sujet est à la fois un être et des capacités, des virtualités qu’actualise ce que l’on appelle justement l’action. Donc, à trop combler le hiatus entre l’être et l’action, on rend inintelligible le processus d’actualisation, de perfectionnement, donc le bien comme finalité achevante (entéléchéia) [68].
  2. Enfin, la finalité n’apparaît pas comme l’entéléchéia achevant le sujet. Il manque au philosophe de l’Action une claire notion de l’acte – comme d’ailleurs de la substance et de l’esse.

Pascal Ide

[1] Maurice Blondel, « Principe élémentaire d’une logique de la vie morale », Les premiers écrits de Maurice Blondel, Paris, p.u.f., 1956, p. 123-147 : Œuvres complètes. Tome 2. 1888-1913. La philosophe de l’action et la crise moderniste, éd. Claude Troisfontaines, Paris, p.u.f., 1997, p. 367-386.

[2] Maurice Blondel, Lettre du 19 janvier 1900, Henri Bremond-Maurice Blondel, Correspondance, Paris, 1970, p. 260.

[3] Cf. le long compte rendu qu’en fait Blondel dans une lettre du 26 novembre 1900 au Père Semeria, Lettres philosophiques, Paris, 1961, p. 215.

[4] Maurice Blondel, L’action. Essai d’une critique de la vie et d’une science de la pratique, Paris, Alcan, 1893, Paris, p.u.f., 51995, p. 473.

[5] Maurice Blondel, L’Être et les êtres. Essai d’ontologie concrète et intégrale, Paris, Alcan, 1935, p. 468. Cf. L’Action, tome 2, Paris, Alcan, 1937, p. 480-481.

[6] L’Être et les êtres, p. 233.

[7] Maurice Blondel, Lettre au P. Auguste Valensin, in Maurice Blondel et Auguste Valensin, Correspondance, 1899-1912, Paris, 1957, 2 tomes, tome 2, p. 370.

[8] « On vient – enfin – de m’envoyer les premières épreuves de la Logique de la vie morale. Mais c’est si condensé que, relisant cela après trois ans, je m’aperçois de l’odieuse obscurité que ma prose doit opposer d’ordinaire à mes malheureux lecteurs. Cette fois (comme s’il s’agit d’aileurs de choses très techniques) je crains d’avoir dépassé toutes les bornes ! » (Maurice Blondel, Lettre au P. Auguste Valensin, 27 mars 1903, Ibid., tome 1, p. 86)

[9] Enfin, par accident, on pourrait dire que ce texte est d’autant plus important qu’il est peu étudié. En effet, après la thèse de 1893, l’attention des commentateurs et des analystes se portent souvent directement sur la lettre devenue livre Histoire et dogme de 1904. Sur notre sujet, cf. l’importante étude de Jaques Servais, « De la logique formelle à la logique morale selon M. Blondel », Communication au Congrès international « Blondel entre L’Action et la trilogie », Université Grégorienne, 16-18 novembre 2000, publiée dans Gregorianum, 82/4 (2001), p. 761-785.

[10] André Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, p.u.f., 2 tomes, 1925, p. 1250-1251.

[11] L’Action, 1893, p. 471.

[12] « Principe élémentaire d’une logique de la vie morale », p. 367.

[13] Ibid., p. 368.

[14] Ibid., p. 368.

[15] Ibid., p. 369.

[16] Ibid., p. 369.

[17] Ibid., p. 370.

[18] Ibid., p. 370.

[19] Ibid., p. 371.

[20] Blondel semble victime d’une ambiguïté ou une imprécision. En effet, il fait de la réalité, des faits, de la vie une entité plus originaire couvrant logique et morale que les identifier à celle-ci. En quelque sorte, le concret est autant le genre (auquel cas, la morale est un discours à côté de l’autre qu’est la logique) que l’espèce. En réalité, Blondel distingue clairement plus loin (Ibid., p. 379) deux aspects de la pensée (comme il en distingue deux dans la volonté volonté voulante et volonté voulue) – « pensée-pensante » et « pensée-pensée » ; or, la première est la pensée enracinée dans la vie, la pensée qui n’a pas oublié son origine et en garde le côté intuitif, jaillissant, et la seconde est la pensée fossilisée, amnésique de ses sources vives, de la dialectique concrète qui l’a vu naître et qui, par conséquent, se dénature dans un formalisme abstrait.

[21] Ibid., p. 371.

[22] Ibid., p. 372.

[23] Ici, Blondel semble attaquer la conception bergsonienne en parlant des « lois de l’extension spatiale » et de l’ « atomisme intellectuel » (Ibid., p. 373).

[24] Ibid., p. 373.

[25] Ibid., p. 374.

[26] Ibid., p. 374.

[27] Ibid., p. 379-380.

[28] Ibid., p. 375-377.

[29] Ibid., p. 377.

[30] Les trois expressions, « obstacle utile, épreuve salutaire, tremplin nécessaire » ne sont peut-être pas aussi nettement distinguées que la formulation le laisse présager. En fait, un seul concept permet de les regrouper préparation ou disposition. L’aspect négatif (« obstacle », « épreuve ») n’apparaît guère et l’aspect dynamique (« tremplin ») autant que statique (« utile », etc.) est exprimé par la notion de préparation ; enfin, la différence de modalité (« utile », « salutaire », « nécessaire ») n’est pas élaborée.

[31] Ibid., p. 378.

[32] Le texte dit une fois « symboliquement » (le principe de contradiction exprime « symboliquement la nécessité finale d’une pensée absolue » : Ibid., p. 378) et une fois « symbole » (la pensée formelle est « le symbole abréviatif d’une opération plus profonde » : Ibid., p. 379), mais il ne détaille pas.

[33] Ibid., p. 378-379.

[34] Ibid., p. 379.

[35] Ibid., p. 379.

[36] Ibid., p. 379.

[37] Ibid., p. 381.

[38] Ibid., p. 379.

[39] Ibid., p. 379.

[40] Ibid., p. 380.

[41] Ibid., p. 382.

[42] Ibid., p. 380.

[43] Ibid., p. 380-381.

[44] Ibid., p. 381.

[45] Ibid., p. 382.

[46] Ibid., p. 382.

[47] Ibid., p. 382

[48] Ibid., p. 382.

[49] Ibid., p. 383.

[50] Ibid., p. 383.

[51] Ibid., p. 383

[52] Ibid., p. 383.

[53] Ibid., p. 383.

[54] Cf. Saint Augustin, Cité de Dieu, L. XIV, ch. 7.

[55] « Principe élémentaire d’une logique de la vie morale », p. 384.

[56] Ibid., p. 386.

[57] Ibid., p. 385.

[58] Ibid., p. 386.

[59] Il serait aussi possible de faire appel à une autre notion qui m’est chère, la blessure il y a ici blessure de l’intelligence par ignorance d’une partie constitutive de l’intégralité de la vérité, par occultation d’une partie de la vérité. Par ailleurs, l’origine de la blessure peut être fautive ou non.

[60] Ibid., p. 377.

[61] Ibid., p. 379.

[62] Ibid., p. 385.

[63] Je passe des désaccords de détail, pourtant révélateurs des désaccords plus fondamentaux. Dans sa diatribe contre le mot (Ibid., p. 374-375), Blondel n’est pas sans injustice avec lui. Hériter d’une conception trop grecque du mot qu’il ne distingue d’ailleurs pas nettement du concept, il est manifestement trop ignorant de toute une autre tradition, certes bien occupée par une partie de l’Occident, hébraïque, pour qui le mot est la chair du verbe. Derrida l’a-t-il retrouvé lorsqu’il s’intéresse à l’écriture ?

[64] Ibid., p. 371.

[65] Ibid., p. 385.

[66] Ibid., p. 369

[67] Ibid., p. 379.

[68] Sur cette distinction entre être, capacité d’action et bien comme cause finale, cf. ST, Ia, a. 5, a. 4 et q. 6, a. 3.

16.2.2021
 

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