Jalons pour une Histoire de la Philosophie de la nature I-2ter Les présocratiques

F) L’approche mécaniste de la nature. La théorie atomiste des ab­déritains

Mais l’on n’a pas encore épuisé toutes les ressources dans les perspectives. Il demeure une approche originale de la nature.

1) Un prédécesseur : Anaxagore de Clazomène

Anaxagore [1], fils d’Eubule, fut l’élève d’Anaximène. Il est le premier philosophe à ve­nir s’installer à Athènes : il avait vingt ans. Il sera d’ailleurs introduit dans le cercle des in­times de Périclès, ce qui lui vaudra l’inimité de ceux qui se sont opposés au grand homme, mais lui vaudra de sauver sa vie lorsqu’il fut accusé d’impiété (à cause de son matérialisme et de son mécanisme, comme on va le dire).

a) Une interprétation discutable

Faire d’Anaxagore un pré-atomiste étonne. N’est-il pas l’inventeur du concept de Nous, d’Intellect ? On sait le choc resenti par Socrate découvrant dans un livre d’Anaxagore l’existence d’un « Intellect ordonnateur [2] ». Lisons une partie d’un fragment reconstitué à partir de Simplicius :

 

« Les autres choses participent à une partie de chaque chose ; mais l’Intellect, lui, est illimité, maître absolu et n’est mélangé à aucune chose, car il existe seul et par lui-même […]. Il est de toutes les choses la plus subtile et la plus pure ; il possède la totale connaissance de toutes choses, et il a une très grande puissance. Toutes les choses qui ont une âme, qu’elles soient grandes ou petites, sont toutes sous l’empire de l’Intellect. C’est l’Intellect qui a exercé son empire sur la révolution universelle, de telle sorte que c’est lui qui a donné le branle à cette révolution [3] ».

 

Disciple d’Anaximène, à la suite des Milésiens, Anaxagore part de l’existence d’un Un illimité. Mais comment lui donner du mouvement ? Pour cela, Anaxagore pose l’Intellect.

De plus, selon l’interprétation aristotélicienne, Anaxagore reprend la réflexion un peu dans l’état où Empédocle l’a laissée. Ces deux penseurs sont très proches l’un de l’autre, comme le note Aristote : « Si l’on admet qu’il y ait un temps où rien ne soit mû, cela n’est possible que de deux manières : ou bien celle d’Anaxagore, qui prétend en effet que toutes choses étaient ensemble et en repos en un temps infini et que c’est l’Intelli­gence qui a imprimé le mouvement et opéré le discernement ; ou bien celle d’Empédocle : le mouvement et le repos se réalisent alternativement ; le mouvement, quand l’amitié fait l’un à partir du multiple, ou la haine, le multiple à partir de l’un, et le repos dans les temps intermédiaires [4] ». Hors la Révélation, depuis la faute originelle, l’homme est im­puissant à concevoir une création à partir de rien.

Voici comment Aristote témoigne de cette évolution intellectuelle entre Empédocle et Anaxagore. Il vient de rappeler différentes propositions de causes que sont les quatre éléments. Il continue : « comme de tels principes, une fois découverts, se révélaient en­core insuffisants pour engendrer la nature des êtres, des philosophes, contraints de nou­veau […] par la vérité elle-même, cherchèrent un autre principe causal. En effet, l’exis­tence ou la production du bien et du beau dans les choses n’a probablement pour cause ni le Feu ni la Terre, ni un autre élément de cette sorte, et il n’est même pas vraisem­blable que ces philosophes l’aient pensé. D’autre part, rapporter au hasard et à la for­tune une œuvre si grandiose n’était pas non plus raisonnable. Aussi quand un homme vint dire qu’il y a dans la Nature, comme chez les animaux, une Intelligence, cause de l’ordre et de l’arrangement universel, il apparut comme seul en son bon sens en face des divagations de ses prédécesseurs ». Et cet homme s’appelait Anaxagore : « Nous savons à n’en pas douter, qu’Anaxagore adopta ces vues [5] ». Aristote loue Anaxagore qui, le premier, fait sortir, la pensée des gangues du matérialisme et en dégageant l’esprit du sensible. Désormais, le principe moteur n’est plus matériel. Saint Thomas d’Aquin dira même de lui que « seul des anciens philosophes, Anaxagore est parvenu à la vérité, lui qui affirmait que tout était mû par une Intelligence [6] ».

Mais est-ce si sûr ? Le nous est-il purement immatériel ? On sait aussi, après l’enthou­siasme suscité par la découverte d’une cause intelligence et unique ordonnant le monde, la déception du même Socrate constatant que cette cause n’était au fond que naturelle et mécanique. Certains interprètes considèrent la formule d’Anaxagore repro­duite par Simplicius : « Il est de toutes les choses la plus subtile et la plus pure », comme une forme diluée mais réelle de matérialisme. De plus, comme le dit Aristote : « Ces philo­sophes [Empédocle et Anaxagore] ont évidemment atteint jusqu’ici deux des causes que nous avons distinguées dans la Physique, à savoir la matière et le principe du mouve­ment ; seulement ils l’ont fait d’une manière vague et obscure, comme dans les combats se conduisent les soldats mal exercés, qui s’élancent de tous côtés et portent souvent d’heureux coups, sans que la science y soit pour rien ». En effet, « ces philosophes ne semblent pas savoir ce qu’ils disent, puisqu’on ne les voit presque jamais, ou peu s’en faut, recourir à leurs principes [7] ». Tel est par exemple le cas du Nous d’Anaxagore : Aristote l’accuse de l’utiliser comme un deus ex machina : « quand il est embarrassé d’expliquer pour quelle cause telle chose est nécessaire, il tire alors sur la scène l’Intelli­gence, mais, dans les autres cas, c’est à tous autres principes plutôt qu’à l’Intelligence qu’il attribe la production du devenir [8] ».

Enfin, l’Intellect est seulement cause efficiente : il est cause du mouvement, de la géné­ration des substances. Comme le dit Anaxagore dans un passage rapporté par Aétius qui lui-même s’inspire de Théophraste : « Toutes les choses étaient ensemble, puis vint l’Intellect qui les discrimina et les ordonna [9] ». Or, le premier Moteur aristotélicien dont on ne peut douter de l’immatérialité est cause finale. Mais c’est le mécanisme qui privi­légie la cause efficiente et la cause matérielle.

b) Les homéomères

Toujours pour s’attaquer à l’aporie du mouvement chez les Milésiens, Anaxagore va af­finer le concept de matière. Tout est dans tout, ce qui signifie que chaque unique chose est formée d’un grand nombre d’homéoméries. Différents fragments nous en parlent : « Toutes les choses étaient ensemble, illimitée en nombre et en petitesse. Car le petit était illimité et, toutes choses étant ensemble, nulle n’était perceptible du fait de sa petitesse [10] ». « en toute chose se trouve renfermée une partie de chacune des choses, excepté l’Intellect [11] ».

Voici commnet Simplicius, développant le texte d’Aristote, explique la découverte ou plutôt l’hypothèse des homéomères chez Anaxagore ; l’hypothèse qu’il a dû poser était que « non seulement le tout était un mélange illimité en grandeur, mais chaque homéo­mérie renfermait en soi, semblablement au tout, toutes les choses, et qu’elle ne sont pas seulement illimitée, mais infiniment illimitées ». Pourquoi ? « rien ne saurait naître du néant et tout tire sa nourriture du semblable. C’est qu’il constatait que tout naît de tout, et cela non d’une manière immédiate, mais selon un certain ordre (l’air en effet naît du feu, l’eau de l’air, la terre de l’eau »), etc. « Il supposa par conséquent qu’il existe dans la nourriture et dans l’eau, du bois de l’écorce et du fruit, puisque les plantes s’en nourrissent. Aussi conclut-il que tout est mélangé à tout et que la génération se produit par discrimination [12] ».

Au fond, la préoccupation d’Anaxagore semble d’abord biologique : comment un vivant peut-il trouver dans un aliment son propre constituant ? Pour qu’un lapin ne devienne pas carotte en en mangeant, celle-ci doit déjà contenir du lapin. Par-delà, on voit aussi combien une pensée atomiste surévalue l’acte et résoud la question du devenir en po­sant non pas une série d’actes, comme le fera Zénon, mais une composition élémentaire d’actes. L’approche naturaliste est, en revanche, plus proche de la matière et de la puis­sance.

Ces homéomères sont, les unes cachés, les autres visibles et spécifient les substances perçues. Anaxagore estime que « les parties élémentaires ne sont visibles que pour la raison, car la raison est seule à postuler l’existence des invisibles [13] ».

c) Le refus de la cause finale

La thèse des homéomères conduit à un antifinalisme. En effet, c’est la finalité qui règle les causes ; or, les homéoméries sont par nature illimitées, sans ordre. Ce refus de la fi­nalité est clairement exprimé dans un célèbre passage d’Aristote : « Anaxagore dit que l’homme est le plus raisonnable des animaux parce qu’il a des mains. Mais il est plus logique de penser que c’est parce qu’il est le plus raisonnable qu’il a reçu des mains [14] ».

d) Le préatomisme d’Anaxagore ?

Comme le dit Aétius, en un résumé saisissant, Anaxagore « fait des homéoméries la ma­tière et de l’Intellect ordonnateur de toutes choses la cause efficiente [15] ». Or, le méca­nisme réduit le réel aux deux causes matérielle et motrice.

Voilà pourquoi les épicuriens se sont intéressés à Anaxagore, ce qui confirme son in­clination vers l’atomisme. Aristote rapproche d’ailleurs Anaxagore et Démocrite [16]. On sait que Lucrèce accorda de l’intérêt à la doctrine des homéoméries. Il en laisse un clair exposé [17] : il remarque que s’il n’a pas de nom pour traduire le Grec (sa « pauvre langue » ne comporte pas de termes équivalents), sa réalité est facile à comprendre : « ce qu’il en­tend par l’homéomérie, c’est par exemple que les os sont formés d’os tout petits et me­nus, que la chair l’est de chairs petite et menues », etc. Or, « tous les corps sont forgés sur le même patron ». Aussi, Anaxagore estime-t-il « que tout se mêle au tout et dans le tout se cache, et qu’apparaît le corps seul, dont les éléments constituent l’élément dominant du mélange, et peuvent de ce fait apparaître à la vue ». Lucrèce souligne aussi l’une des dif­férences : la non-existence du vide et de l’insécable.

Mais les différences sont aussi évidentes : les particules d’Anaxagore, les homéomères, sont divisibles à l’infini, non pas les atomes des abdéritains ; de plus, ils sont qualitative­ment divers, alors que les atomes de Leucippe et de Démocrite sont seulement différents en dimension et en forme, donc quantitativement. C’est ainsi que le grand physicien an­glais Maxwell oppose Anaxagore à Démocrite : « A Anaxagore, […] nous devons le plus important service rendu à la théorie des atomes, qui restait à faire, après sa formulation par Démocrite. Anaxagore conçoit une théorie qui contredit si précisément la théorie des atomes de Démocrite que la véracité ou la fausseté de l’une impliquant la fausseté ou la véracité de l’autre [18] ». Au fond, Anaxagore demeure aristotélicien.

En tout cas, si Aristote reprend et systématise la doctrine des quatre éléments présente chez Anaxagore, il en fait les éléments derniers ou premiers de la matière, alors que, pour Anaxagore, les composants ultimes sont les hoémomères.

2) Leucippe de Milet (env. 460 – env. 370)

Leucippe est de Milet – mais aussi d’Élée ou d’Abdère, si on en croit Diogène Laërce [19]. En tout cas, il fut l’élève de Zénon, et donc, indirectement de Parménide.

À l’instar d’Empédocle et d’Anaxagore, il cherche une réconciliation entre Héraclite et Parménide. Il pose en effet que « l’Etre est ». Mais il admet aussi que « le non-être est aussi », sous la forme du vide. Dès lors, l’être s’identifie à l’être plein. « Leucippe et son compagnon Démocrite, explique Aristote, déclarent que le plein et le vide sont les élé­ments, qu’ils dénomment respectivement être et non-être, l’être étant le plein et l’étendue [le solide], et le non-être le vide et le rare [20] ». La division de l’être par le non-être, autre­ment dit par le vide, donne donc naissance à une infinité de particules que, le premier, il appelle « atomes ». Or, ces atomes présentent différentes propriétés : ils sont insécables (indivisibles : d’où leur nom), éternels, toujours en mouvement, « infinis en nombre et en formes [21] », donc différents. Ainsi se résout la difficulté qui consiste à tenir ensemble, ainsi que les sens en témoignent, d’une part l’existence et du mouvement (de la généra­tion-corruption) et de la multiplicité, ce que demande Héraclite, et d’autre part, les exi­gences des partisans de l’Un, c’est-à-dire les parménidiens, puisque le mouvement n’existe que par le vide, c’est-à-dire le non-être.

« Leucippe croyait ses explications en accord avec les données des sens : selon lui, elles ne ruinaient ni la génération, ni la destruction, ni le mouvement et la pluralité des êtres. Ce sont là les concessions qu’il faisait à l’expérience. D’autre part, aux philo­sophes qui ont édifié une théorie de l’Un, il concède qu’il ne peut exister de mouvement sans vide, et il accorde que le vide est un non-être et que rien de ce qui est réel n’est non-être, car l’Être proprement dit est un être entièrement plein. Mais, d’un autre côté, un tel être n’est pas un ; au contraire, il y en a une multiplicité infinie en nombre, et ils sont invisibles, en raison de la petitesse des particules [de leurs masses, de l’exiguïté de leurs volumes]. Ils se meuvent dans le vide (car il y a un vide) et, par leur réunion, ils produi­sent la génération, et par leur séparation, la corruption. En outre, ils agissent et pâtissent dans la mesure où il leur arrive d’être en contact, car alors ils ne sont pas uns [22], et ils engendrent les choses par leur composition et leur imbrication [entrelacement]. Or, à partir de ce qui est véritablement un, la multiplicité ne saurait être engendrée, pas plus que l’Un à partir de ce qui est véritablement multiple : c’est là chose impossible ». Ainsi, « toute altération et toute passion procèdent » de la manière suivante : « c’est par le moyen du vide que se produisent la dissolution et la corruption, et semblablement aussi l’aug­mentation, par la pénétration des solides dans les vides [23] ».

3) Démocrite d’Abdère (494 ? – ?)

Démocrite est une belle figure de sage. Il « constitue à lui seul tout un monde : on le me­sure à l’importance des témoignages et des fragments qui ont été conservés. Si le cor­pus d’Aristote n’avait pas eu la chance que l’on sait, d’être réédité aupremier siècle avant notre ère par Andronicus de Rhodes, Démocrite passerait assurément pour le plus fé­cond et le plus universel des maîtres de sagesse que l’Antiquité ait produits [24] ». Le ju­gement est sans doute exagéré, ainsi qu’on va le dire dans un instant à propos de la physique : on ne peut comparer Démocrite et le génie extraordinairement novateur du Stagirite ; ce jugement, du moins, permet de mesurer l’importance de la vision du monde d’un Démocrite.

Les anecdotes se sont multipliées sur lui, dont certaines semblent exagérées, roma­nesques [25]. Son rire est célèbre. En voici un exemple qui montre aussi sa liberté inté­rieure. Une belle anecdote – de saveur bouddhiste ou psychanalytique (faire le deuil de la croyance régressive, mégalomaniaque à l’immortalité), c’est selon –, rapportée par Julien l’Apostat (empereur romain qui règna de 361 à 363) raconte que Démocrite vint voir l’empereur Darius « au désespoir de la mort de sa gentille femme » : il « déclara qu’il se faisait fort de la ressusciter pour peu qu’il voulût se charger de tout ce qui était néces­saire à l’opération. Le roi ordonna alors que tout fût mis en œuvre pour qu’il pût tenir sa promesse de la ressusciter ». Démocrite lui dit qu’il a tout ce qu’il faut, sauf une « que lui, Darius, qui régnait sur l’Asie tout entière, n’aurait probablement aucune peine à trouver ». Laquelle ? « Démocrite lui répondit que s’il faisait inscrire sur le tombeau de sa femme les noms de trois personnes que le deuil n’eût jamais frappées, sa femme ne manquerait pas de ressusciter tout aussitôt, indignée par l’étrangeté de cette cérémonie. Cette de­mande plongea Darius dans le plus grand embarras : il était dans l’incapacité de décou­vrir quelqu’un qu’un deuil n’eût jamais rempli de chagrin. Alors Démocrite, en riant comme il en avait l’habitude, lui dit : « Allons donc, ô roi, le plus fou de tous les mortels, pourquoi t’abandonnes-tu au deuil comme si tu étais le seul à éprouver une telle dou­leur, alors que tu es incapable de découvrir, parmi ceux qui ont jamais existé, un seul homme qui n’ait eu sa part d’une peine familiale ? » [26].

C’est, de tous les présocratiques et de loin, celui sur lequel on a le plus de témoignages et de fragments (presque 200 pages dans l’éd. de la Pléiade). Néanmoins, sa pensée – physique, s’entend, et non pas morale et politique – n’est pas très originale par rapport à celle de Leucippe qui est un « disciple de Leucippe », à en croire Hippolyte

« Tout comme son compagnon [Leucippe], Démocrite d’Abdère posait comme principes le plein et le vide, appelant être le premier et non-être le second, étant donné qu’il formait l’hypothèse que les atomes sont la matière dont sont formés les objets, il considérait que le reste des choses est engendré par leurs différences. Or celles-ci sont trois : le ‘rythme’, la ‘modalité’ et l’‘assemblage’, ou en d’autres termes : la figure, la position et l’ordre. En effet, la nature veut que le semblable soit mû par le semblable, que les êtres apparentés se déplacent les uns vers les autres et que, lorsque chacune des fi­gures est ordonnée pour produire un autre arrangement, sa disposition produise une autre association. Ainsi don ils se proposaient, en bonne logique, puisque les atomes sont illimités, de rendre compte de tous les effets et de toutes les substances, expliquant par quoi et comment quelque chose est engendré. C’est pourquoi ils affirment que c’est seulement en considérant les éléments comme infinis que toutes les choses se produi­sent d’une manière rationnelle. Et ils soutiennent que le nombre des figures propres aux atomes est illimités, parce que «rien n’est pas plus ceci que cela» : c’est là en effet la rai­son qu’ils assignent à l’illimitation [27] ».

Démocrite accentue, s’il est possible, le matérialisme et le mécanisme de Leucippe. Il le dira en une formule saisissante que les cartésiens et que le mécanisme en général ne renierait pas : « Convention que le doux, convention que l’amer, convention que le chaud, convention que le froid, convention que la couleur ; et en vérité, [il n’y a que] les atomes et le vide [28] ». À quoi un mot de Diogène Laërce fait écho : « Les principes de toutes choses sont les atomes et le vide, et tout le reste n’existe que par convention [29] ».

Avec logique, Démocrite soutiendra par exemple que l’âme n’est qu’un agrégat d’atomes : « certains hommes ne savent pas que la nature mortelle se décompose. Parce qu’ils ont conscience d’avoir mal agi pendant leur vie, ils passent le temps de leur exis­tence dans les terreurs et les craintes, forgeant ces mythes erronés au sujet du temps qui suit la mort [30] ». Déjà, Leucippe pensait que l’âme « est une sorte de feu et qu’elle est chaude [31] ».

4) Évaluation critique

Aristote, et les aristotéliciens à sa suite, donnent une présentation trop négative de l’atomisme. Il n’est pas jusqu’à Dante qui dit de Démocrite qu’il « livre le monde au hasard [32] ».

L’apport de ces deux penseurs, leur influence est immense. En positif, ils introduisent la notion de discontinuité ; jusque maintenant, les présocratiques considéraient le monde comme analogique, continu. Maintenant, il est possible de penser le discontinu, donc aussi la rupture, le vide.

Aristote a très bien vu combien cette conception atomiste favorise la mathématisation : « d’une certaine fçon, ces philosophes font de tous les êtres des nombres ou des com­positions de nombres, car si leur exposé n’est pas toujours explicite, c’est du moins ce qu’ils ont l’intention de soutenir [33] ».

En négatif, en tentant d’expliquer toutes choses en termes mécanistes, ils refusent pour la première fois, la notion d’ordre et de finalité. De ce point de vue, ils s’apparentent à Héraclite. La critique de Cicéron est classique : « Quoi ! Si le concours des atomes peut faire un monde, ne pourrait-il pas faire des choses bien plus aisées : un portique, un temple, une maison, une ville […]. Est-ce donc être homme que d’attribuer, non à une cause intelligente, mais au hasard toutes choses si ben liées ensemble, si bien propor­tionnées et conduites avec tant de raison que notre raison s’y perd elle-même [34] ». Aristote renchérit : « Démocrite néglige de mentionner la cause finale et rapporte à la né­cessité tous les procédés qu’utilise la nature […]. Dire que les causes procèdent de la nécessité revient à peu près au même que de s’imaginer que l’eau a été extraite de l’hy­dropique seulement à cause de la lancette, et non à cause de la guérison en vue de la­quelle la lancette a fait l’incision [35] ».

À cette critique relative à la disparition de la finalité se joint une autre, la disparition d’un sujet permettant le devenir : la génération de la vapeur à partir de l’eau « ne se borne pas à l’union et à la séparation de particules comme le prétendent certains […]. C’est ici que se situe l’erreur de toutes ces théories. Car la simple génération et la destruction ne se produisent pas par l’union et la séparation, mais par un changement total [de la chose] qui transforme cette chose en autre chose [36] ».

Il n’empêche que le succès d’un Démocrite est un plébiscit révélateur. La pensée ato­miste a pour elle le génie de la simplicité ; elle explique tout ou presque tout, à partir de très peu de principes ; elle se prête à une formalisation, une modélisation. Elle est à la source du mécanisme dont on verra qu’il ne prendra son essort plénier que dans deux millénaires.

G) Une philosophie de la nature chez les Sophistes ?

[37]

H) Conclusion

1) Tableau récapitulatif de la vision d’Aristote

La relecture historique proposée par Aristote est d’une extraordinaire puissance d’inté­gration. En témoigne l’influence durable qu’elle a exercé, peut-être jusqu’à Heidegger, sur l’Occident. Aristote, cette réflexion sur la nature est incomplète : il manque une cause. Sans doute cette vision dit-elle quelque chose sinon des auteurs du moins d’un réel pro­grès dans la connaissance de la nature, par-delà même les questions insolubles d’in­fluence réciproque.

Il peut être pédagogique de présenter une synopse.

 

Lieu

Nom des philosophes

Perspective de leur question première

Milet

Thalès, Anaximandre, Anaximène

Toutes ces choses qui existent, en quoi sont-elles faites ?

Crotone

Pythagore et ses disciples

Y a-t-il de l’ordre dans les choses ?

Ephèse et Elée

Héraclite et Parménide

Y a-t-il du mouvement dans les choses ?

Agrigente

Empédocle

Deux forces meuvent les choses : l’Amour et la Haine

Athènes

 Anaxagore

Un Esprit meut les choses

Abdère

Démocrite

Les atomes expliquent le monde

2) Trois grandes conceptions de la nature

Il demeure que cette vision d’Aristote d’une part n’intègre pas le temps atomiste, sinon à titre de repoussoir, et ignore d’autres penseurs ; sans parler des sophistes.

Pour ma part, j’aimerai relire ces différentes conceptions à l’aune de leur compréhen­sion spécifique de la nature et de la matière. Dès lors, une autre répartition se fait jour, d’autant plus intéressante qu’elle se poursuivra après eux. Ces penseurs ont comme donné le cadre de référence dans lequel toute l’histoire ultérieure se jouera. Précisément, je distinguerai trois sortes de philosophie de la nature : naturaliste, spiritua­liste, humaniste. Et cette distinction s’opère selon le lieu de départ de la réflexion :

– Le naturalisme pense la nature à partir de celle-ci, à partir de l’ordre observé en celle-ci.

– Le spiritualisme pense la nature à partir de Dieu ou du divin, comme une expression ou un avatar des réalités spirituelles.

– L’humanisme pense la nature à partir de l’homme, notamment de sa capacité à don­ner du sens. La constitution d’un objet prendra souvent la forme d’un mécanisme, car celui-ci est le plus adapté à la capacité opératoire de l’esprit humain.

Sous-jacent à cette tripartition classique – nature, Dieu, homme –, on retrouve le syllo­gisme hégélien : Logique, Nature, Esprit.

Dès lors, cette catégorisation permet une répartition aisée des présocratiques. Mais on verra que les philosophies de la nature ultérieures ne feront qu’exploiter, préciser ces différentes catégories.

 

Vision naturaliste (centrée sur la na­ture)

Vision spirituelle

(centrée sur Dieu)

Vision humaniste

(centrée sur l’homme)

Les présocra­tiques

Les Milésiens

Les écoles pytha­goriciennes, Xénophane, Parménide

Leucippe, Démocrite

Les Grecs de la maturité

Aristote

Platon

Epicuriens (Epicure, Lucrèce)

Les penseurs médiévaux

Thomas d’Aquin

Bonaventure,

 

Les philosophes classiques

Leibniz

Naturphilosophie, Schelling, Hegel

Kant

Les philosophes contemporains

Bergson

 

 

Pascal Ide

[1] Bibliographie sélective :

  1. a) Primaire : Éd. Jean Zafiropulo (éd.), Anaxagore de Clazomènes, Paris, Les Belles Lettres, 1948.
  2. b) Secondaire :

Lambros Couloubaritsis, « La notion de matière chez Anaxagore », Philosophical Inquiry, 2 (1980) n° 1, p. 361-373 ; Angel J. Cappeletti, La filosofia di Anaxagoras, Caracas, Sociedad Venezolana di filosofia, 2 vol., 1984 ; Daniel E. Gerschenson & Daniel A. Greenberg, Anaxagoras and the Birth of Physics, New York-London-Toronto, Blaisdell, 1984 ; Clémence Ramnoux, « Quatre études sur Anaxagore », in Études présocratiques, p. 23-97 ; Malcolm Schofield, An Essay on Anaxagoras, Cambridge, Cambridge University Press, 1980 ; Sven-Tage Teodorsson, Anaxagoras Theory of Matter, Göteborg, Acta Universitatis Gothoburgensis, 1982.

[2] Phédon, 97 b.

[3] Fragments, n° 12. Tiré de Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 164, 24, in Les présocratiques, p. 675.

[4] Physiques, L. VIII, 1, 250 b 23-29, p. 101.

[5] Aristote, Métaphysique, A, 3, 984 b 7-19, p. 34 et 35.

[6] S. Thomas d’Aquin, Contra Gentiles, L. I, ch. 20.

[7] Aristote, Métaphysique, A, 4, 985 a 11-17, p. 37 et 38.

[8] Ibid., a 18-21, p. 38.

[9] Rapporté par Aétius, Opinions, I, iii, 5, in Les présocratiques, p. 640-641.

[10] Fragments, n° 1. Tiré de Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 155, 23, in Les présocratiques, p. 670.

[11] Fragments, n° 12. Tiré de Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 164, 22, in Les présocratiques, p. 675.

[12] Simplicius, Commentaire sur la Physique d’Aristote, 460, 4, in Les présocratiques, p. 639.

[13] Théophraste, a 46.

[14] Aristote, Les parties des animaux, L. IV, 10, 687 a 7.

[15] Aétius, Opinions, I, iii, 5, in Les présocratiques, p. 640.

[16] Aristote, Physiques, L. III, 4, 203 a 19s, p. 96.

[17] Lucrece, De la nature, L. I, v. 830-879.

[18] Anaxagore, Nature, 1873, 8, p. 437-441, cité dans Les atomes. Une anthologie historique, B. Bensaude-Vincent et C. Konnelis (Éd.), Paris, Presses Pocket, 1991.

[19] Diogène Laerce, Vies, IV, 30.

[20] Aristote, Métaphysique, A, 4, 985 b 4-6, p. 39. Trad. modifiée.

[21] Aristote, De la génération et de la corruption, 314 a 22, trad. Jules Tricot, coll. « Bibliothèque des textes philosophiques », Paris, Vrin, 31971, p. 4.

[22] Aux points de contacts, les corps sont, non pas un, mais deux, sinon ils seraient en continuité et non pas en contiguïté.

[23] Aristote, De la génération et de la corruption, 325 a 23-b 4, p. 72 et 73. Trad. modifiée.

[24] Jean-Paul Dumont, Les présocratiques, p. 1461.

[25] Le grammairien romain du second siècle, Aulu-Gelle, rapporte que Démocrite se serait rendu aveugle, car « il estimait que les pensées et les méditations de son esprit occupé à examiner les principes de la nature seraient plus vives et plus précises, une fois affranchies des prestiages de la vue et des entraves que les yeux constituent ». (Nuits attiques, X. 17)

[26] Démocrite, Lettres, 201, b-c.

[27] Simplicius, Commentaire sur la physique d’Aristote, 28, 15, in Les présocratiques, p. 768.

[28] Démocrite, Fragments, n° 9. Tiré de Sextus Empiricus, Contre les mathématiciens, VII, 135.

[29] Diogène Laerce, Vies, IX, 44.

[30] Démocrite, Fragments, n° 297. Tiré de Stobée, Florilège, IV, lii, 40.

[31] Aristote, De l’âme, L. II, 1, 404 a 1,

[32] Dante Alighieri, Divine Comédie, Enfer, chant IV, v. 136. Du moins, Démocrite est-il gratifié d’un commentaire, alors que Socrate et Platon n’ont pas le droit à une mention.

[33] Aristote, Traité du Ciel, L. III, 4, 303 a 8-10, p. 136.

[34] Cicéron, De natura Deorum, L. II, 37.

[35] Aristote, De la génération des animaux, 789 b.

[36] Aristote, De la génération et de la corruption, L. I, 2, 317 a 17-22, p. 21-22.

[37] Bibliographie sélective : Jean-Paul Dumont (éd.), Les Sophistes. Fragments et témoignages, Paris, P.U.F., 1966. Et l’éd. de tous les fragments par le même auteur, in Les présocratiques

15.2.2021
 

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