Faut-il distinguer entre le préjugé raciste et sa mise à exécution ? C’est ce qu’une étude classique de Richard Tracy LaPiere, professeur à l’université Stanford, tend à montrer [1]. Décrivons-la avant de l’interpréter.
LaPiere est l’un des premiers chercheurs à s’être intéressé au racisme de manière objective à partir d’enquêtes par questionnaires. Sa conviction était qu’il y avait une corrélation étroite entre les attitudes exprimées dans les réponses et les comportements effectifs : celui qui se disait raciste l’était aussi dans la vie réelle. Pour le montrer, le sociologue américain prit l’exemple des relations entre Américains et Chinois. En effet, les recherches établissaient que les premiers avaient de nombreux préjugés à l’égard des seconds et donc qu’ils désiraient éviter le contact social avec eux – ou, dans le langage technique de la psychologie sociale, introduire une « distance sociale ». Pour tester son hypothèse, il utilisa une méthode originale. Il décida de visiter longuement les États-Unis avec deux amis chinois, un jeune étudiant et son épouse. Du fait de ce que les études lui avaient montré, il s’attendait à ce qu’on refuse de le servir dans les restaurants ou les magasins et qu’on les loge difficilement à l’hôtel. Or, tout au contraire, ils furent toujours bien accueillis. LaPiere mesura même avec précision cette affabilité. Ils parcoururent 16 000 km, logèrent dans 67 hôtels et fréquentèrent 84 restaurants. Aucun restaurant refusa de les servir et seulement un hôtel ne les accueillit pas – encore cela fût-il pour une mauvaise raison : « Je n’accepte pas les Japonais », dit le patron du motel !
LaPiere se trouvait donc face à une contradiction : les faits montraient le contraire de la discrimination qu’annonçaient les enquêtes d’attitudes. Pour mieux comprendre, le sociologue envoya six mois plus tard une question aux hôtels et restaurants : « Accepterez-vous des individus de race chinoise comme clients dans votre établissement ? » La moitié des propriétaires des hôtels et restaurants répondit et, parmi eux, 90 % affirma qu’ils n’accepteraient pas… La discordance était donc confirmée et accroissait la perplexité. LaPiere écarta les biais. Par exemple, peut-être les hôtels et restaurants avaient-ils changé d’attitude depuis leur visite. Mais des lettres envoyés à des hôtels et restaurants qu’ils n’avaient pas fréquenté donnaient le même résultat (si ce racisme affiché étonné, rappelons-nous que l’étude date d’il y a presque un siècle).
L’on pourrait avancer différentes explications de cette étude qui est devenu un classique (elle est citée pas moins de 4459 fois le 16 septembre 2023). Par exemple, hôteliers et restaurateurs ont peut-être été divisés par un conflit de devoirs. D’un côté, ils désiraient exclure les Chinois. De l’autre, ils ne souhaitaient pas être effectivement impolis une fois devant la situation.
Pour ma part, je pense que l’explication par le conflit intérieur est pertinente, mais que les instances en tension sont plus profondes que la seule affectivité (dissonance entre deux désirs) et s’enracinent dans la conscience morale. De fait, nous rencontrons de tels désaccords intimes dans les expériences de soumission (Milgram, Ashe) [2] ou les conflits vécus par les soldats mis en situation de tirer sur des ennemis (seul un très petit nombre le fait) [3]. D’un mot, l’homme est cisaillé entre une tendance universaliste et une tendance raciste. Or, les deux propensions sont loin d’avoir le même poids. La première est une inclination profonde, universelle et spontanée (naturelle). Elle le pousse à reconnaître en tout homme un être avec il partage la communauté d’espèce et de dignité, et donc à le respecter. La seconde est une propension actuelle, particulariste à valoriser son groupe d’appartenance, quel qu’il soit (national, religieux, social, familial). Elle apparaît dans telle ou telle circonstance et, si elle est traumatique, à cause de l’exclusion subie par son groupe, peut devenir idéologique et violente.
S’ajoute un deuxième principe d’importance, que dicte le bon sens et que l’on peut interpréter à la lumière de ce que le philosophe Blondel dit de l’action : celle-ci en sait plus que notre pensée (réfléchie). Mis en situation, ce que nous avons pu exprimer de manière unilatérale et clivante, est comme rattrapé par la vie, ici la rencontre de l’autre, et s’enrichit de tout ce que nous portons, autant que de ce que l’autre est. Appliquons cette loi synthétique au cas du racisme : si notre pensée, qui est analytique et souvent polaire, peut énoncer une opinion unilatérale, notre action, elle, retrouve à notre insu toute la complexité (et la bonté) de ce que nous portons.
Assurément cette explication ne prétend pas épuiser un phénomène aussi composite et dramatique que le racisme. Elle tend seulement à montrer que la personne qui se comporte de manière excluante est souvent beaucoup plus divisée et surtout meilleure qu’on et qu’elle ne le pense. « La charité espère tout » (1 Co 13,7).
Pascal Ide
[1] Cf. Richard T. LaPiere, « Attitudes vs. actions », Social Forces, 13 (1934), p. 230-237.
[2] Cf. Pascal Ide, Manipulateurs. Les personnalités narcissiques : décrire, comprendre, agir, Paris, Éd. de l’Emmanuel, 2016, p. 149-161.
[3] Cf. Rutger Bregman, Humanité. Une histoire optimiste, trad. Caroline Sordia et Pieter Boeykens, coll. « Points Essais » n° 929, Paris, Seuil, 2020, chap. 4. Cf. Jacques Lecomte, La bonté humaine. Altruisme, empathie, générosité, Paris, Odile Jacob, 2012.