Les quatre âges du monde et notre conversion

1) Introduction

Le christianisme est, avec le judaïsme, la religion de l’histoire. C’est de la Bible, en effet, que l’Occident a hérité son sens de l’histoire, ainsi que divers auteurs ont pu le souligner : « L’origine première de ces sciences [de l’histoire] – explique Wilhelm Dilthey – se trouve dans l’idée chrétienne que l’histoire du monde démontre un exemple de progrès accomplis par l’homme ; celui-ci, en effet, fait progressivement son éducation [1] ». C’est pour cela que la grande tradition de l’Église, dès les Pères, a proposé une vision de l’histoire du salut.

Or, celle-ci se caractérise volontiers par la distinction des âges du monde [2]. De fait, parmi les visions de l’histoire du salut, celle de saint Augustin occupe une place à part. « La conception augustinienne exprimée dans la Cité de Dieu est le sommet de la pensée patristique sur l’histoire [3] ». Nourri de la tradition, depuis Irénée qui, le premier, a mis en forme le thème des millénarismes, jusqu’à Hilaire de Poitiers et Ambroise de Milan, « Augustin fera la synthèse [4] ». Or, l’évêque d’Hippone propose deux répartitions des âges du monde : une première distingue sept âges du monde. Voici l’exposé qui se trouve au terme de la Cité de Dieu :

 

« en comptant les âges comme autant de jours, d’après les périodes que semble distinguer l’Écriture, ce repos sabbatique apparaîtra plus clairement encore, puisqu’il arrive au septième rang. Le premier âge […] va d’Adam au déluge ; de là jusqu’à Abraham, c’est le second […]. A partir de là, comme le précise l’évangéliste Matthieu, suivent trois âges […] l’un va d’Abraham à David, l’autre de David à la déportation de Babylone, le troisième, de cette déportation à la naissance du Christ selon la chair […]. Le sixième s’écoule présentement […]. Après ce sixième âge Dieu se reposera comme en un septième jour [5] ».

 

Ce septénaire se fonde sur des raisons bibliques (les sept jours de la création), symbolique (la mystique du chiffre sept) et psychologiques (les sept âges de la vie).

La seconde classification, elle, distingue seulement quatre âges du monde. Redoutant une interprétation manichéenne de ce passage de l’épître aux Romains : « Nulle chair ne sera justifiée devant Dieu par la Loi ; elle ne donne, en effet, que la connaissance du péché », Saint Augustin commente ainsi : en ce passage « et toutes les autres affirmations semblables, où certains voient une condamnation de la Loi, il faut les lire avec assez d’attention de peur que l’Apôtre ne paraisse blâmer la Loi et ôter le libre arbitre de l’homme. Distinguons donc quatre états progressifs de l’homme : avant la Loi, sous la Loi, sous la grâce, dans la paix [6] ».

Mais, pour présenter de réelles similitudes, ces deux classifications ne se recouvrent point totalement. Un rapprochement serait de surface [7]. Si l’on veut adopter une classification et une seule, il faut donc choisir. Or, « la division quaternaire l’emporte de beaucoup sur l’autre. D’autant qu’elle ne relève pas d’une tradition respectable, mais secondaire ; elle a pour elle l’autorité de saint Paul [8] ».

On pourrait objecter que cette division quadripartite n’est nulle part explicitée dans la Cité de Dieu ; or, on vient de dire que c’est le grand œuvre d’Augustin (et de tout l’Occident patristique) sur l’histoire du salut. En fait, le thème des quatre âges « est inscrit en filigrane » de la seconde partie de l’ouvrage : « Après avoir exposé la naissance des deux Cités, Augustin en marque le progrès et la division adoptée est celle des trois âges ; le premier dans le Xve livre, le second dans les livres xvie et xviie, le troisième dans le xviiie, le quatrième dans les trois derniers [9] ».

2) Exposé

Décrivons brièvement chacune des étapes du quaternaire des âges du monde.

  1. a) Premier âge ou l’inconscience du péché sans la Loi

Augustin explique la première étape du passage du péché vers la grâce :

 

« Tout homme doit passer par quatre étapes progressives après lesquelles la vie éternelle constitue un état stable. Il fallait en toute justice, après le péché de nature et la perte de la béatitude spirituelle exprimée par le terme de paradis, que nous naissions en condition animale et charnelle : le premier acte se joue avant la Loi […]. L’acte avant la Loi consiste dans l’ignorance du péché et l’abandon aux convoitises charnelles [10] ».

 

La caractéristique n’est pas la concupiscence, puisque celle-ci est commune aux trois premiers âges ; ce n’est pas non plus le péché, puisque celui-ci est encore plus virulent au second âge. La caractéristique est surtout l’inconscience du péché. De cette propriété de la connaissance, l’ignorance, se déduit les caractéristiques de l’affectivité, à savoir la démaîtrise ou concupiscence. En effet, « l’homme n’y saisit même pas le caractère odieux de son état ; il ne combat point [11] ».

  1. b) Deuxième âge ou la prise de conscience inefficace par la Loi

 

« Sous la Loi, nous sommes entraînés par elle [la concupiscence]. Nous combattons, mais nous sommes vaincus, nous confessons bien, en effet, la malice de nos œuvres et cet aveu prouve assez que nous ne voulons pas les commettre ; mais parce que la grâce nous fait défaut, nous sommes vaincus. Dans cet état nous est montré notre abaissement et les chutes que nous faisons en voulant nous relever aggravent nos maux [12] ».

 

Tant la grâce est indispensable pour accomplir le bien. « Pour que Dieu soit aimé, sa charité est diffusée dans nos cœurs, non par nous mais par l’Esprit Saint qui nous est donné [13] ».

Cet état est celui de la Loi sans la grâce. Il se caractérise par trois signes dont les deux premiers, là encore, se répartissent entre les facultés : 1. la connaissance du bien, de la Loi ; 2. la concupiscence victorieuse, donc les chutes, les défaites et l’impuissance absolue à faire le bien, malgré la vive conscience qu’en donne la Loi. 3. Plus encore, le péché se multiplie et s’aggrave par cette conscience[14]. En effet, la transgression accroît la désirabilité de la faute ; par ailleurs, si on remporte la victoire, on se l’attribue, à soi et non à Dieu [15] ; de plus, à l’acte d’accomplir la faute s’ajoute la transgression formelle [16].

La finalité de cette étape est la destruction de l’orgueil : en effet, il fut la cause de la chute. Or, l’humilité est la vertu de l’enracinement dans l’origine. Mais, dans cette seconde étape, l’homme prend une conscience de son incapacité totale à se sauver lui-même.

  1. c) Troisième âge ou la victoire libératrice par la grâce

 

« Sous la grâce, nous ne la [la concupiscence] suivons pas et nous ne sommes pas entraînés par elle […]. La grâce vient donc qui efface les péchés passés, soutient l’effort, donne la charité qui procure la justice et enlève la crainte. Elle le fait, et pour tant certains désirs charnels, tant que nous sommes en cette vie, luttent encore notre esprit pour l’entraîner au péché ; mais cet esprit désormais affermi dans la grâce et l’amour de Dieu refuse ces désirs et cesse de pécher […]. La grâce nous donne donc non seulement al volonté de bien faire, mais le pouvoir de bien agir, non par nos propres forces, mais par le secours du Libérateur [17] ».

 

Augustin explique ailleurs pourquoi la victoire n’est que partielle avant la résurrection de la chair : « cette adoption déjà réalisée dans ceux qui ont cru, l’est dans leur esprit et non dans leur corps. Celui-ci, en effet, n’a pas été refait selon la transformation céleste, comme la réconciliation de la foi a déjà changé l’esprit, le convertissant de l’erreur à Dieu. Ainsi, même ceux qui ont cru, attendent toujours cette manifestation qui s’opère par la résurrection du corps. Elle appartient à la quatrième étape, où la paix sera parfaite en tous points, où le repos sera éternel, avec la disparition de tout désagrément, provenant des résistances ou des sollicitations de la corruption [18] ».

Notons en passant que si faire une distinction est heureux pour éclairer en quoi consiste l’imperfection résiduelle, la concupiscence, celle qui est proposée par Augustin l’est moins : car elle semble imputer toute la faute au corps et incite à son mépris en survalorisant l’esprit.

Cet âge se caractérise par différents signes : 1. Connaissance du bien (ce qui est commun aux trois derniers temps) ; 2. La capacité de ne pas céder au péché ; 3. Mais la persistance de la concupiscence ; 4. ce qui entraîne la poursuite du combat et l’absence de paix définitive.

  1. d) Quatrième âge ou la libération définitive par la gloire

 

« Dans la paix, la concupiscence de la chair n’existe plus […]. Ceux-ci [les mouvements de la concupiscence] cesseront par la résurrection corporelle, lorsque nous aurons mérité cette transformation qui nous est promise, au séjour de la paix parfaite, lorsque nosu serons à la quatrième étape. Notre paix sera alors parfaite, parce que, comme nous ne résisterons plus à Dieu, rien ne nosu résistera plus à nous-mêmes. C’est ce que dit l’Apôtre : ‘Le corps à la vérité, est mort à cause de la justice.’ Si donc l’esprit de celui qui a ressuscité d’entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Jésus-Christ d’entre les morts vivifiera aussi vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous [19] ».

 

La vie de la grâce ne caractérise pas cette époque, puisqu’elle est commune aux deux derniers âges. En revanche, ce qui lui est propre est la fixation définitive dans la vie divine et la disparition corrélative de toute concupiscence dont le correspondant affectif, subjectif est la paix intérieure.

  1. e) Tableau récapitulatif

 

 

Premier âge

Deuxième âge

Troisième âge

Quatrième âge

Définition

Après la chute, mais avant la Loi

Sous la Loi, mais avant la grâce

Sous la grâce, mais avant la gloire

Dans la gloire des ressuscités

Conscience du péché

N’existe pas (sans la Loi, aucune conscience du péché)

Existe, sans l’espérance de le vaincre (inefficacité de la Loi)

Espérance de le vaincre dans le combat spirituel, par la grâce divine

Le péché est définitivement vaincu

Volonté (capacité à faire le bien)

Impuissance à faire le bien

Impuissance à faire le bien

Puissance, encore défaillante, à faire le bien

Fixation dans le bien divin

Concupiscence

Existe (mais sans conscience)

Existe (avec conscience)

Existe (avec possibilité de la dominer)

N’existe plus

  1. f) Synthèse : la forme du temps chrétien

A chaque période, âge de l’histoire, c’est celle-ci qui reprend : en ce sens, le temps est cyclique. Chaque jour comporte son matin où Dieu se donne, bénit et son soir où la malice humaine s’oppose à Dieu, s’endurcit contre lui. Néanmoins, nous assistons à un progrès, à une avancée généralisée : en ce sens, le temps est linéaire. L’alliance va en se nouant de plus en plus étroitement, Dieu se révèle de plus en plus.

Il faut donc combiner ces deux mouvements et dire que l’histoire suit le mouvement d’une « spirale orientée, où chaque spire se referme sur elle-même, mais sur un plan supérieur ». Cependant le père Auguste Luneau préfère une métaphore non pas spatiale puisqu’elle n’est pas adaptée à une réalité temporelle, mais proprement chronologique :

 

« S’il fallait risquer une image, on proposerait celle d’un négatif qui apparaît de plus en plus au fur et à mesure du bain révélateur où on le plonge, d’un modelage qui graduellement prend forme. Ainsi apparaît mieux ce qui semble spécifique à l’Écriture et à la conception augustinienne : la reprise du même thème qui révèle graduellement l’ampleur du dessein de Dieu [20] ».

3) Applications

On a déjà noté qu’Augustin passe spontanément de l’exposé biblique à l’exposé moral : ces quatre âges sont aussi les nôtres. Nous sommes traversés par eux. Non seulement parce que nous sommes appelés à les parcourir successivement (l’enfant prodigue passe par les trois premières étapes), mais aussi parce que nous ne cessons de parcourir au moins les trois premières étapes, opérant des aller-retours. Enfin, le « nous », c’est-à-dire le sujet de ce chemin, est avant tout personnel, individuel ; mais il est aussi collectif : les civilisations sont marquées par ces étapes. Les chap. 3 à 11 de la Genèse semblent correspondre au premier âge, l’Ancien Testament au second et le Nouveau au troisième. De ce fait, les civilisations connaissent aussi les aller-retours dont il a été question : il est par exemple clair que nous assistons aujourd’hui à un retour massif du premier âge dans nos civilisations occidentales postchrétiennes qui ont longtemps vécu dans le troisième âge.

  1. a) Le premier âge

C’est l’âge de l’enfant prodigue loin de la maison. L’homme est inconscient du mal, excusé par son ignorance. Certes, la loi naturelle existe, mais déformée, réduite, enfouie. Mais cet homme ignorant est le plus malheureux tant sa liberté est aliénée. N’allons pas imaginer que cet homme sans Dieu est pleinement homme. Ignorant Dieu, il ignore aussi le mode d’emploi de son humanité et quel est son bonheur.

  1. b) Le deuxième âge

1’) Pourquoi ?

Il est probablement celui qui suscite le plus l’étonnement et donne le plus à réfléchir, à méditer sur notre situation. En effet, nous sommes spontanément portés à penser dialectiquement notre vie chrétienne : sans la grâce (c’est-à-dire sans connaissance du péché et sans capacité à faire le bien) – versus la grâce (qui donne à la fois la lumière dans l’intelligence pour voir le bien et la force dans la volonté pour l’accomplir). Or, il faut dédoubler chacun de ces moments (conscience du vrai et puissance ou capacité à faire le bien) ou plutôt intercaler un temps intermédiaire, celui d’une conscience sans vouloir correspondant. Ce temps de la Loi sans la grâce peut, d’un mot, se caractériser comme le temps de l’impuissance.

Expérience capitale que cette impuissance à être sauvé par soi-même. En effet, telle est la finalité de ce moment intermédiaire : l’homme est menacé de confondre le savoir (la conscience du bien) et le pouvoir (la volonté efficace du bien) ; il est aussi menacé de confondre son désir affectif de faire le bien avec son accomplissement effectif ; mais, au-delà et plus radicalement, il est plus encore menacé de se croire source du salut, de ne pas dépendre de Dieu, de faire de sa liberté la cause première de ses actes. Le pélagianisme est une tentation récurrente. Il importe donc qu’il expérimente, éprouve dans sa chair et la patience du temps qu’il ne maîtrise pas, la distance entre son désir inefficace et la réalisation de celui-ci. Voilà pourquoi Dieu la fait vivre, à commencer dans l’Évangile. « La loi a été donnée aux hommes, explique Augustin, non pour les sauver, mais pour leur faire comprendre combien leur maladie était grave […] afin que le médecin descendît à propos dans cette vallée de larmes et puisse dire à son malade : ‘Tu connais enfin ta chute ; écoute-moi, afin de te relever, toi qui n’es tombé qu’à cause de ton mépris pour moi’ [21] ».

2’) Illustrations

C’est ce temps dont les disciples font l’expérience, lorsque, après l’épisode du jeune homme riche : « Mais alors, qui peut être sauvé ? » (Mc 10,26).

C’est aussi de ce temps que parle saint Paul, au nom de l’humanité : « Je ne fais pas le bien que je voudrais, mais je commets le mal que je ne voudrais pas » (Rm 7,19). Et cette impuissance s’accompagne d’un vécu affectif qui vaut la peine d’être souligné : « Malheureux homme que je suis ! » L’éprouvante voire angoissante impuissance !

Les exemples fourmillent non seulement dans l’Écriture, mais dans la vie des Saints : combien de mois Charles de Foucault a-t-il dû attendre l’irruption de la lumière ?

3’) Conséquence

Quand on connaît le caractère particulièrement inconfortable de cet âge, on comprend la tentation de revenir au premier âge : « Mais j’étais tellement mieux quand je ne savais pas ». Le déséquilibre interne de ce moment intermédiaire peut faire basculer vers le premier ou le troisième âge. Mais il est tendanciellement orienté vers le troisième. En effet, c’est par un effet d’amnésie, si fréquent chez l’homme, qu’il peut en venir à regretter les oignons d’Égypte (au sens où ce pays symbolique le lieu du péché) : c’est oublier la souffrance de l’aliénation au péché que l’inconscience excuse mais n’occulte pas. Ne pas savoir que l’on vit dans le péché n’empêche nullement de souffrir de la déshumanisation, de la dévitalisation consubstantielle à l’état pécheur, surtout habituel. Que l’on songe à la polygamie, à l’esclavage, etc.

  1. c) Le troisième âge

1’) Détermination

Il faut tenir deux choses. D’une part, la grâce est vraiment efficace, c’est-à-dire transformante.

D’autre part, néanmoins, le résidu de concupiscence qui empêche la grâce de nous fixer définitivement dans le bien et de nous unifier. La conséquence en est que la vie en ce monde demeure un combat ; nous ne pouvons pas nous reposer. La paix profonde et définitive n’est pas pour cette vie.

a’) Objection

Que veut dire alors, que la grâce est efficace ? L’efficacité concerne la relation de l’homme à Dieu et non pas, totalement, la relation de l’homme à lui-même. Néanmoins, la grâce guérit, unifie vraiment l’homme, sans jamais totalement ôter la concupiscence.

b’) Pourquoi cette distance ?

L’explication peut se comprendre de deux manières, quant à l’origine et quant à la finalité. Quant à l’origine, il faudrait expliquer la différence entre l’état de justice originelle et notre état postlapsaire.

Quant au terme, la réponse habituelle est empiriquement validée : l’imperfection causée par la concupiscence résiduelle est source d’humilité. D’ailleurs, soyons concret, si la grâce ôtait la concupiscence et ses multiples inconvénients, à commencer par l’angoisse – voire si la grâce donnait immédiatement l’immortalité physique, corporelle –, combien seraient tentés de se convertir pour les effets, les avantages et non pas pour la cause, c’est-à-dire la communion avec Dieu ? Le support de nos limites est le signe de ce que notre adhésion dans la foi a pour seul « objet » Dieu.

2’) L’erreur

À l’instar de la confusion présente dans le second âge entre connaissance et volonté du bien, il nous faut combattre ici une autre illusion récurrente, chez nous par rapport aux autres, par rapport à nous et chez les autres : gommer la différence existant entre l’état de grâce et la persistance de la concupiscence, c’est-à-dire de l’anarchie, de la désorganisation, de l’imperfection, des chutes à répétition.

a’) Chez nous à l’égard d’autrui

Combien de fois sommes-nous déçus par des personnes vivant réellement en état de grâce, des personnes ferventes, priantes. En effet, nous attendons d’elles que toutes (ou presque) leurs paroles, toutes leurs attitudes, leurs attentions soient autant tournées vers nous que tournées vers Dieu. Or, ce serait leur demander d’être non seulement dans la grâce mais dans le quatrième état, fixées et totalement purifiées. Les désillusions cruelles et parfois même amères, causes de ressentiments tenaces.

b’) Chez nous à l’égard de nous-même

Combien de fois, nous nous décevons nous-mêmes. Plus encore depuis notre conversion. Nous nous imaginions que tout allait changer. Cela d’autant plus que la période suivant la rencontre du Seigneur est parfois bouleversante : on n’arrête de fumer, les désirs sexuels semblent évaporés, etc. Jusqu’au moment où tout revient et où l’on se rend compte qu’il nous appartient de nous rééduquer, que la grâce n’a jamais effacé la vertu.

De plus, la honte de notre péché redouble : confesser une première fois notre jalousie à l’égard d’une belle-sœur mariée, cela va ; mais revenir le confesser à chaque fois, c’est insupportable.

Alors la tentation est double qui correspond à autant de tactiques du diable : soit de dénigrer le réceptacle de la grâce, donc nous culpabiliser (avec toutes les conséquences : multiplier les actes de réparation, faire du forcing, s’obséder de sa faute, etc.) ; soit d’estimer la grâce inefficace et donc de nous détourner des sacrements, de la prière.

A chaque fois, il s’agit de bien distinguer, en nous, entre la grâce, cette indéniable présence divine, discrète mais forte, et ce fond de désordre irrésorbable.

c’) Chez autrui

Après avoir pris le temps de méditer sur nous, nous comprendrons donc aisément désormais comment l’autre nous regarde – le chrétien est un saint – et pourquoi – parce qu’il confond grâce et justice originelle. Et cette compréhension de l’intelligence conduira à la compréhension au sens cordial, c’est-à-dire à la compassion et à la patience.

D’ailleurs, que l’autre nous idéalise est le signe qu’il vit plus raccroché au second âge qu’au premier où l’on ignore même ce qu’est un chrétien et ce qu’on croit être en droit d’attendre de lui !

d’) Précisions

D’abord, je ne dis pas, comme on le fait souvent, que cette illusion vient d’une confusion entre la grâce et la perfection. Car le désir de perfection est légitime et est inscrit dans la grâce elle-même : si la vie divine, la vérité qu’est la révélation transformante de Dieu rend libre (cf. Jn 8,32), c’est qu’elle construit aussi notre humanité.

Ensuite, j’insiste, la grâce est non seulement divinisante, mais humanisante : elle transforme notre humanité. En témoignent les vies des Saints. Mais cette transformation s’effectue dans le temps, jamais comme et quand on s’imagine.

  1. d) Le quatrième âge

Savoir qu’au Ciel règnera une paix profonde et inaltérable, que, selon le mot consolateur de l’Apocalypse, Dieu essuiera toutes larmes de nos yeux, que nous y trouverons la santé intégrale, la communion sans faille (plus de jalousie, ce qui ne signifie pas de différence, voire de différend, si on en croit ce que dit Thomas à propos des anges).

L’étude de cet âge est, pour Augustin, très centré sur la résurrection des corps qui en est en effet un des lieux les plus importants.

On mesure aussi combien des utopies actuelles sont aussi des uchronies : en désirant la santé parfaite, on demande à la terre ce qu’elle ne peut donner. Cela vaut pour les deux grandes utopies-uchronies du xxe siècle : d’abord, sociales (la société parfaite, sans classe), puis individuelles (bonheur parfait).

4) Relecture à la lumière du don

Ce déroulement historique concerne au fond le don à soi (le don 2), en lui-même, mais délié ni de ce qu’il reçoit, ni de ce qu’il donne. Un signe en est que le quatrième âge se caractérise par une note sur laquelle Augustin insiste beaucoup : la paix ; or, la paix est la caractéristique du don 2 en possession de lui-même. Mais le premier âge est l’état de l’homme coupé de Dieu et même de la lumière de la vérité : donc l’homme laissé à lui-même, sans origine, un don 2 aliéné et orphelin.

5) Conclusion

Ce parallèle entre les quatre âges du monde et notre conversion illustre une loi augustinienne qui est elle-même la concrétisation d’une méta-loi formulée par le biologiste allemand Ernst Haeckel selon laquelle l’onrogenèse récapitule la phylogenèse : « Si on lit attentivement les Écritures, on y retrouve les étapes du développement individuel [22] ». Ce thème court dans toute son œuvre. Le passage qui vient d’être cité est écrit dès 390. Mais cette loi trouve appliquée, notamment pour expliquer la distinction en âges, tout au long de sa vie [23]. Plus généralement, le thème se rencontre chez les païens, notamment dans la littérature stoïcienne, et dans l’Écriture, chez saint Paul, et dans la Tradition, par exemple chez saint Jean Chrysostome ou saint Ambroise.

Pascal Ide

[1] Wilhelm Dilthey, Introduction à l’étude des sciences humaines. Essai sur le fondement qu’on pourrait donner à l’étude de la société et de l’histoire, trad. Louis Sauzin, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1942, p. 117. Cf. Reinhold Niebuhr, Foi et histoire. Étude comparative de la conception chrétienne et de la conception moderne de l’histoire, trad. Marcel J. Brun, coll. « Bibliothèque théologique », Neuchâtel et Paris, Delachaux et Niestlé, 1953, p. 31-48 et 67-79.

[2] Cf. l’ouvrage classique d’Auguste Luneau, L’histoire du salut chez les Pères de l’Église. La doctrine des âges du monde, coll. « Théologie historique » n° 2, Paris, Beauchesne, 1964.

[3] Ibid., p. 12.

[4] Ibid., p. 14.

[5] Cité de Dieu, L. XXII, ch. 30, trad. G. Combès. Cf. le grand exposé détaillé de De Genesis contra Manicheos, I, 23, 35-41, PL 34, 190-193.

[6] Exp. q. Prop. Rom., 13, PL 35,2065.

[7] Pour les raisons, cf. Auguste Luneau, L’histoire du salut chez les Pères de l’Église, p. 379-383.

[8] Ibid., p. 380-381.

[9] Ibid., p. 360.

[10] De 83 div. quaest., 66, 3, PL 40, 62.

[11] Exp. q. Prop. Rom., 13, PL 35,2065.

[12] Exp. q. Prop. Rom., 13, PL 35,2065.

[13] Serm. 9, 6.

[14] Cf., par exemple, Enn. in Ps., 70, I, 19.

[15] Cf. De 83 div. quaest., 66, 5, PL 40, 63.

[16] Ibid., 66, 1 ; PL 40, 61.

[17] Exp. q. Prop. Rom., 13-18, PL 35,2065.

[18] Exp. q. Prop. Rom., 53, PL 35, 2076.

[19] Exp. q. Prop. Rom., 18, PL 35,2066.

[20] Auguste Luneau, L’histoire du salut chez les Pères de l’Église, p. 400. C’est moi qui souligne.

[21] Enn. in Ps. 83, 10, PL 37, 1064.

[22] De vera religione, 27, 50, PL 34, 144.

[23] De Genesis contra Manich., I, 24, 42, PL 34, 193 ; De 83 div. quaest., 58, 2 ; C. Adim., 7, 2. De Civ. Dei, X, 14 ; XVI, 43, 3 ; I Retract., 26, 2. Etc.

28.2.2024
 

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