Le silence dans la nature, un médiateur de l’esprit

Habituellement, le silence est considéré comme une absence de bruit ou de son. Il est un vide, une privation. Mais ne faudrait-il pas, tout au contraire, affirmer que le silence est ce d’où provient la parole ? S’il n’est pas parole, il ne l’est pas par défaut, mais par excès ; il ne l’est pas par retrait, mais par préparation (germe). Loin d’être isolé, ce paradoxe se rencontre pour les réalités les plus nobles la lumière dans l’ordre des corps, Dieu dans l’ordre de la charité – la parole relevant de l’ordre de l’esprit – et le grand oublié dont le statut est lui-même paradoxal, l’être. En effet, la ténèbre ou nuit est à la fois défaut et excès de lumière, le néant, défaut et excès d’être, Dieu, omnipotence ubiquitaire et apparente impuissance apparemment absente.

Cette conception du silence a été longuement développée (dans une perspective ultiment théologique) à propos du silence humain par Max Picard [1] et à propos du silence dans la musique par Vladimir Jankélévitch [2]. Il restait à le montrer pour la nature. C’est désormais fait ou du moins ébauché par un éco-acousticien (c’est une nouvelle spécialité née aux États-Unis) qui est enseignant-chercheur au Muséum national d’histoire naturelle [3]. À l’écoute des paysages sonores naturels, notamment forestiers, il est aussi pédagogue et assure des chroniques sur la dimension sonore de la nature sur France Inter [4].

L’ouvrage est autant une contemplation engagée, en première personne, du silence présent dans la nature vivante, qu’une étude de sa complexité en sa relation avec le triple registre, géophonique (bruit provenant de la Terre), biophonique (bruit provenant du vivant et surtout de l’animal, dont l’auteur est spécialiste) et anthropophonique (investi trop négativement, car rien n’est dit des belles études relatives à l’influence de la musique sur la croissance des végétaux). Or, il s’ouvre sur la description d’une course de Saint-Pierre-de-Chartreuse vers la plaine du Dauphiné qu’il achève ainsi : « Je dois dorénavant tenter d’écouter ce que personne n’écoute, d’écouter le prétendu vide quand tous cherchent le prétendu plein [5] ». Et il conclut son livre après un ultime chapitre consacré, en inclusion, au monastère de la Grande Chartreuse : « Le silence n’est en rien un vide, une absence ou une négation. Il est riche et contient des informations essentielles à la communication animale et à la structuration des systèmes naturels. Il est une ressource disputée et un espace à occuper [6] ».

Entre ces deux extrêmes, le naturaliste passe en revue différentes caractéristiques du silence naturel. Il permet notamment de différencier les espèces, les sexes (mâle-femelle) et les individus [7] – autant que de les unir : « Les interactions sonores […] ne se limitent pas aux congénères, participent aussi aux relations entre les espèces [8] ». Il porte des informations sur l’environnement, c’est-à-dire le don qu’est le bruit ou le son : « Le silence est porteur d’une information [9] ». Il protège l’individu animal, qu’il soit proie ou prédateur : « Pour la proie, le silence est une arme de défense, pour le prédateur, le silence est arme d’attaque [10] ». Il prépare le bruit : « Le silence est une denrée rare et précieuse. Les chanteurs cherchent le silence pour s’exprimer, donc pour le rompre [11] ».

Or, nous avons montré ailleurs et longuement [12] que les organismes dans la nature ne sont pas seulement ni d’abord séparés par leurs frontières, mais sont d’abord reliés entre eux par ce qui apparaît comme un vide, mais est en réalité un plein d’une autre essence, fluide, médiatrice, bref, de ce que l’on peut et doit appeler un pneuma. De fait, celui-ci exerce une opération uni-différenciatrice, porteuse, protectrice et préparatrice.

Par conséquent, le silence est au service de la connexion universelle des êtres naturels. Autrement dit, le silence médiateur est une des formes adoptées par le pneuma cosmique. Décidément, « le silence n’est pas une simple absence ». À cette lumière, nombre de développements sur la parole, sa relation au silence, pourrait s’éclairer. Par exemple, l’admirable philosophie du silence de Max Picard, et même toute sa philosophie, apparaissent comme une pneumatologie philosophique qui s’ignore, ainsi que nous tenterons de le montrer prochainement. En revanche, si le « premier » Heidegger a cherché à penser les relations entre être et néant (et, à la suite de son dialogue trop ignoré avec le bouddhisme zen, ce néant doit s’interpréter comme « vide médian », beaucoup plus que comme négation de l’être), ce n’est pas sans inconséquence que le « second » n’a pas médité sur le silence comme au-delà de l’hymne du sacré.

Pascal Ide

[1] Cf. Max Picard, Le monde du silence, trad. Jean-Jacques Anstett, coll. « Bibliothèque de philosophie contemporaine », Paris, p.u.f., 1953 ; rééd. avec notice et apparat critique de Jean-Luc Egger, Genève, Éd. la Baconnière, 2019. Cf. site pascalide.fr : « La fuite devant Dieu, la tentation de l’homme contemporain (Max Picard) ».

[2] Cf. le grand livre de Vladimir Jankélévitch, La musique et l’ineffable, Paris, Armand Volin, 1961. Dans une sorte de musicologie négative, le philosophe explore la musique comme silence des paroles, non pas au sens où il serait le contraire dui bruit, de la musique et de la parole, mais au sens où il est habité, où il est source de tout sens et donc de toute parole.

[3] Cf. Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, coll. « Mondes sauvages », Arles, Actes Sud, 2023.

[4] Cf. Id., Le son de la terre, avec les enregistrements de Fernand Deroussen et de nombreux autres artistes et scientifiques, coll. « Essais tribunes chroniques », Arles, Actes Sud et Paris, France Inter, 2023.

[5] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 19.

[6] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 247.

[7] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 177. Cf. chap. 18.

[8] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 196.

[9] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 196.

[10] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 153. Cf. chap. 16.

[11] Jérôme Sueur, Histoire naturelle du silence, p. 213.

[12] Cf., notamment, Pascal Ide, « Pour une approche philosophique des champignons », Revue des questions scientifiques, 193 (2022) n° 3-4, p. 1-104. Texte gratuit en ligne.

29.2.2024
 

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