D) Le sacrement de mariage comme signe
« Etant donné que le sacrement est le signe par lequel s’exprime et en même temps s’actualise » la grâce, puisqu’il en est à la fois le signe et la cause, « il importe de le considérer maintenant sous l’aspect du signe, alors que les précédentes réflexions étaient dédiées à la réalité de la grâce » (id., 3 ; p. 491 et 492 ; cf. 104, 1 ; p. 498).
Reprenons la distinction relevée ci-dessus sous un autre aspect. Nous savons que tout sacrement est signe ; or, est signe ce qui exprime ou désigne autre chose que soi. Par exemple, un panneau de code de la route, un feu tricolore est signe parce qu’il désigne autre chose ; le mot est un signe parce qu’il exprime un contenu intelligible, un concept. En conséquence, comme tout signe, le sacrement comporte deux aspects :
– Ce qui est signifié : et c’est ici le mystère de l’Alliance nuptiale de Dieu avec l’humanité et du Christ avec son Église. C’est lui qui fut longuement exploré à partir du texte d’Ep 5. Et, considéré dans le cœur de l’homme, ce mystère devient grâce.
– Ce qui est signifiant, ou ce que l’on appelle proprement signe : c’est ce qui, visible, exprime l’invisible mystère de Dieu.
Il nous reste à nous interroger sur ce qui constitue le signe dans le sacrement de mariage. C’est là un vieux sujet de querelle parmi les théologiens [1]. Jean-Paul II ne rentre pas dans ces débats et ne prétend donc pas les dirimer. Seulement, il apporte sa solution personnelle, originale, se fondant sur les acquis de la théologie du corps dont on sait qu’elle fait justement la part belle à la notion de signe.
Or, dans le mariage, double est le signe visible qui indique (et cause, car le sacrement est signe efficace, comme nous l’avons vu) le mystère invisible de Dieu et de sa grâce : l’échange des consentements et le langage des corps.
1) Point de départ (103, 1 ; p. 495)
Alors que Jean-Paul II a exploré la grâce qui est signifiée dans le sacrement de mariage à partir des Écritures, il déterminera ce qu’est le signe à partir des paroles mêmes de la liturgie, ce qui constitue le cœur (la forme, dit-on en théologie sacramentelle) du sacrement, à savoir l’échange des consentements. En voici les paroles :
– Celles de l’échange même des consentements : « Moi…, je te prends, toi… pour mon épouse ; moi, je te prends, toi… pour mon époux ».
– Celles qui suivent immédiatement l’échange des consentements : « …je promets de t’être toujours fidèle dans la joie et dans la douleur, dans la santé et dans la maladie, de t’aimer et de t’honorer tous les jours de ma vie ».
Le Saint-Père aborde successivement le premier aspect du signe visible (l’échange des consentements), puis le second (le langage des corps).
2) Premier aspect du signe visible (id., 1 ; p. 495)
En effet, le sacrement est signe perceptible de la grâce de Dieu et ce signe a le ministre du sacrement pour auteur. Or, dans le sacrement de mariage, qu’est-ce qui est « plein et réel signe visible » (id., 4 ; p. 496 et 497) ? Ce sont les paroles par lesquelles les époux échangent leur consentement : d’une part, elles sont nettement perceptibles ; d’autre part, elles sont publiques, puisqu’elles sont prononcées devant les témoins (les témoins officiels et « en un certain sens », « tous les participants ») ; enfin elles sont prononcées par les ministres mêmes du sacrement, à savoir les époux puisque ce sont eux, et non pas le prêtre, qui s’administrent le sacrement de mariage.
Anticipant sur la suite, disons que le signe visible est aussi constitué par la consommation corporelle, ce que Jean-Paul II appellera d’une belle formule : « le langage des corps ». D’une part le corps ne parle pas par lui-même mais parce qu’on lui donne de parler, d’avoir un sens (cf. plus bas) ; d’autre part, multiples sont les sens du corps. Or c’est la fonction de la parole que d’exprimer un sens et d’unifier les multiples significations. Jean-Paul II résume lui-même ces deux raisons : « Toutes ces significations [du langage des corps] ont leur début et sont, en un certain sens, programmées de manière synthétique dans le consentement conjugal » (106, p. 504 à 507).
3) Second aspect du signe visible
Nous nous interrogerons successivement sur la nécessité et sur la nature (l’existence et l’essence) du langage des corps : pourquoi est-il nécessaire au signe visible ? en quoi consiste-t-il ?
a) Nécessité du langage des corps (103, 2 à 7 ; p. 495 à 498)
Pourquoi le langage des corps est-il nécessaire au signe visible ? C’est en partie en articulant le langage des corps à l’autre signe visible, l’échange des consentements, que l’on en comprend la nécessité.
1’) Argument strictement canonique (id., 2 ; p. 495 et 496)
Tout d’abord, un mariage n’est pleinement mariage que s’il est à la fois juridiquement contracté (ratum, selon le vocabulaire latin technique, notamment utilisé par le Code de Droit Canon) et que s’il est consommé (consummatum). Et ce second élément est à ce point important « que, en l’absence de cette consommation, le mariage n’est pas encore constitué dans sa pleine réalité ». Or, le ratum correspond au consentement libre des époux, et la consommation au langage des corps, précisément à leur union dans la chair.
Précisons encore la relation entre ces deux éléments : les paroles du consentement sont « Je te prends pour époux – épouse » ; or, cette prise de possession ne s’accomplit réellement que dans l’acte conjugal, donc dans la consommation.
2’) Argument plus théologique (id., 3 à 5 ; p. 496 et 497)
Le propre de la parole est de signifier une réalité : autrement dit, selon les catégories utilisées par Jean-Paul II, l’« intentionnel » (l’intention des paroles) est pour le « réel » (que signifient ces paroles). Or, le sacrement de mariage se fonde sur les « paroles » échangées par les époux qui sont particulièrement solennelles : elles « signifient et indiquent, dans l’ordre intentionnel, tout ce que les deux ont décidé d’être dorénavant l’un pour l’autre ». Elles expriment un don : « Je me donne à toi ».
Or, comment se vit et se réalise ce don ? Par l’union des corps. Jean-Paul II va même jusqu’à dire que « le langage du corps […] est non seulement le substrat », c’est-à-dire un élément, « mais aussi en un certain sens, le contenu constitutif de la communion des personnes ». Interpréter une expression aussi forte en disant que le pape fait de l’acte conjugal l’essence même de cette communion serait totalement se méprendre et oublier tout l’acquis des réflexions antérieures (d’où l’incise : « en un certain sens » ) : en effet, pour Jean-Paul II, le corps est signe de la personne ; aussi, le vrai don des corps authentifié par le sacrement, l’acte conjugal, c’est-à-dire l’union des corps, se fonde et exprime ou réalise l’union des cœurs : il suppose connue et réalisée la signification sponsale du corps. Par cet acte, « les personnes deviennent en elles-mêmes don l’une pour l’autre ».
Autrement dit, le langage verbal implique et inclut le langage des corps.
3’) Relation des deux signes visibles (id., 6 et 7 ; p. 497 et 498)
Il est évident que, durant la liturgie sacramentelle du mariage, seul est présent le signe des paroles échangées. Comment le langage des corps fait-il donc partie de ce signe du sacrement ? Jean-Paul II distingue un signe :
– direct qui se déroule dans le rite sacramentel : c’est l’échange des consentements ; or, ce signe impossible à répéter, a également un sens prospectif, puisque les époux disent « tous les jours de ma vie » ; et c’est là où s’inscrit le second aspect du signe :
– indirect : et c’est le langage des corps, qui vaut pour « l’espace de toute la vie ».
b) Nature du langage des corps
En quoi consiste ce langage des corps ?
1’) Le langage des corps en vérité (12 ??? et 105)
Jean-Paul II va utiliser des expressions équivalentes : « fonction prophétique du corps », de « ‘prophétisme’ du corps », de « langage du corps ». Le corps, en effet, est doué d’un langage, donc d’une fonction prophétique : « le prophétisme du corps signifie précisément le langage du corps ». (104, 1 ; p. 498)
o’) Introduction
L’analogie entre Dieu et le corps « semble avoir deux niveaux ». Nous les connaissons bien, puisqu’il s’agit des deux sens de l’analogie sur laquelle se fonde Ep 5 : soit le mariage éclaire la relation entre Dieu et son peuple, soit c’est l’inverse. Jean-Paul II illustre ce point en prenant quelques textes des prophètes de l’Ancien Testament.
1’’) Premier niveau (id., 2 et 3, p. 498 et 499)
Le sens « fondamental » est que le mariage éclaire la relation entre Dieu et son peuple. Ici, « les prophètes considèrent la comparaison de l’Alliance établie entre Dieu et Israël comme un mariage ». Autrement dit, Dieu s’est uni à son peuple « par l’amour et la grâce », le considérant « comme épouse et, donc, en un certain sens comme personne » : le mariage est une relation d’alliance fondée sur l’amour, ce qui est plus que le seul pacte juridico-moral. En parlant de cette relation conjugale, « les prophètes [par exemple Is 54, 5. 6. 10 que cite Jean-Paul II] vont donc plus à fond » que ce qui est dit dans le reste de l’Ancien Testament : « aux autres aspects de la souveraineté de Jahvé, Seigneur de l’Alliance et Père d’Israël, vient s’en ajouter un nouveau, révélé par les prophètes : la merveilleuse dimension de cette souveraineté qu’est la dimension nuptiale ».
En conséquence aussi, la rupture d’Alliance avec Dieu a la gravité d’une infidélité conjugale, d’une trahison : « c’est un coup qui transperce directement son cœur […] d’Epoux ».
2’’) Second niveau (id., 4 ; p. 499 et 500)
Ici, c’est le niveau, fondamental, premier, ainsi que nous l’avons vu en commentant Ep 5 (l’Alliance de Dieu avec Israël) : il « révèle le second qui est précisément le langage du corps », le mariage s’exprimant en ce langage. C’est ce second niveau qui nous intéresse, puisqu’il porte proprement sur le mariage. Il faut cerner plusieurs points si l’on souhaite clarifier la nature de cette mystérieuse et riche expression : langage du corps.
a’) Nature du « langage du corps »
Que signifie langage du corps ? Selon une précieuse distinction que nous livre Jean-Paul II (id., 4 ; p. 499 et 500), le langage du corps est double :
– objectif : le corps est l’objet d’un discours, d’une lecture. Autrement dit, l’Écriture parle d’un objet qui est le corps.
– subjectif : le corps parle, comme un sujet doué de parole, à la première personne, si l’on peut dire : « dans les textes prophétiques de l’Alliance […], c’est le corps lui-même qui parle ». Précisons, à la suite de Jean-Paul II : « Il est évident que le corps comme tel ne parle pas, mais l’homme parle, relisant ce qui exige d’être exprimé précisément sur la base du corps », de sa sexualité, c’est-à-dire « de ce que l’être humain peut exprimer uniquement au moyen de son corps ». (106, 1 ; p. 504 et 505) Pour le dire autrement, le corps est lisible par lui-même : son intelligibilité lui appartient, mais il faut que quelqu’un le lise pour exprimer cette intelligibilité. Par exemple, en biologie, on découvre que le corps est composé de grands systèmes, digestif, locomoteur, etc. : c’est une propriété intrinsèque du corps, mais il faut que quelqu’un le déchiffre, le lise. [2]
Or, le propre du prophète est de ne pas parler en son nom propre. « Le prophète est quelqu’un qui exprime avec des mots humains la vérité qui provient de Dieu, qui profère cette vérité à la place de Dieu, en son nom et, en un certains sens, sous son autorité ». (105, 2 ; p. 502) Il dira plus loin que « le prophète est celui qui parle pour et de la part de : au nom et sous l’autorité d’une personne ». Autrement dit, le prophète est relation à un autre, sous deux aspects que l’on pourrait dénommer, en perspective aristotélicienne, cause efficiente (« de la part de » ou « sous l’autorité de ») et cause finale (« pour »). (106, 1 ; p. 504 et 505)
Ainsi, le corps est prophète : le langage qu’il parle, il n’en est pas l’auteur. Jean-Paul II insiste à plusieurs reprises sur ce point : « Selon les textes de prophètes, le corps humain parle un langage dont il n’est pas l’auteur ». (105, 2 ; p. 502) En effet c’est Dieu même qui l’a déposé dans l’homme dès l’origine créatrice : « Il n’est pas permis d’oublier qu’avant de franchir les lèvres des époux, […] le langage du corps a été articulé par la parole du Dieu vivant », de la Genèse, jusqu’à la recréation qu’est la Rédemption dont parle « l’auteur de l’épître aux Éphésiens ». (id., 4 ; p. 503) Pour autant, le corps parle, sinon il ne serait pas prophète et « l’auteur » de ce langage « est l’être humain […] qui analyse le vrai sens de ce langage, ramenant au jour la signification conjugale du corps comme inscrite dans la structure même de la masculinité et de la féminité du sujet personnel ». (id., 5 ; p. 503 et 504) Le corps est donc prophète dans la mesure où la personne s’efforce de le comprendre, d’en « méditer » (id., 2 ; p. 502) le sens et alors de la dire. Cette parole n’est pas celle d’un inventeur, mais d’un lecteur fidèle.
Creusons maintenant le sens subjectif du corps : que peut-on lire en lui ? Que dit le corps ?
Le corps est signe d’une présence qui le dépasse.
« …celui qui use de son corps comme d’un instrument se trompe en pensant, par exemple qu’il n’engage pas la totalité de sa personne dans une relation sexuelle avec uen prostituée. Ce que Paul met en cause ici (1 Co 6,15b-17), ce n’est pas la sexualité comme telle, mais une sexualité instrumentalisée, séparée de l’ordre de la présence. L’opposition ne porte pas sur spiritualité et sexualité, mais sur corps-instrumentalisé, réduit à l’apparence extérieure ou au fonctionnement génital, et corps-spiritualisé, signe d’une présence ultimement mystérieuse parce que trouvant son sens dans le Seigneur lui-même [3] ».
b’) Les différents langages du corps
Le contenu du corps comme signe est « multiple » (105, 6 ; p. 504). Jean-Paul II énumère ici (104, 4 ; p. 499 et 500) trois sens.
- Le corps « parle avec sa masculinité et sa féminité », autrement dit par la sexualité.
- Le corps « parle avec le mystérieux langage du don personnel » : c’est tout ce qui a déjà été longuement développé sur le sens sponsal du corps. Le corps est donation.
- Il « parle enfin […] soit avec le langage de la fidélité, c’est-à-dire de l’amour, soit avec » son contraire, « celui de l’infidélité conjugale, c’est-à-dire de l’adultère ». Jean-Paul II illustre ce troisième sens à partir de textes de prophètes relatifs à l’adultère et à la prostitution, comme « contradiction avec le lien conjugal » (Osée en 5 ; p. 500 et Ezéchiel en 6 ; p. 500 ou ibid.).
Toutefois, la liste n’est pas exhaustive. Il faut la complèter par un quatrième sens.
- Le corps est aussi doué d’une « signification procréatrice […], c’est-à-dire la paternité et la maternité ». Ce sens a déjà été « traité précédemment » (105, 6 ; p. 504) et sera développé dans le dernier cycle des catéchèses.
Précisons (104, 8 et 9 ; p. 500 et 501). Ces sens peuvent être lus à un double niveau : éthique et « logique ». Selon la première lecture, le corps fait bien ou mal (selon qu’il est fidèle et pur ou adultère et prostitué), selon la seconde, il dit vrai ou faux. Certes, le langage prophétique fait appel à des « différenciations éthiques ». Mais, et c’est là la grande originalité et l’apport de Jean-Paul II, « selon les prophètes […] le langage du corps n’est pas uniquement un langage de l’ethos » ; mais il est aussi un langage de vérité et d’erreur qui demande à être décrypté à ce niveau. Or, quelle est la vérité qu’il convient de lire ? « …le corps dit la vérité par la fidèlité et l’amour conjugal ». Plus profondément, et le pape ne fait que l’énoncer, car c’est le thème de toutes les catéchèses : « la signification sponsale du corps » : Dieu a créé l’homme à son image et lui a donc donner comme vocation de se donner ; et c’est cela que le corps est appelé à exprimer.
Insistons. L’expression « langage du corps » n’est pas une heureuse expression métaphorique d’une vérité désincarnée. Jean-Paul II veut aller contre l’impression trop courante que la théologie du corps et surtout que la morale chrétienne de la sexualité se fondent sur une décision a priori ou sur des catégories de bien et du mal qui lui sont imposées de l’extérieur. En réalité, le bien se fonde sur le vrai : et si l’adultère est un mal pour l’homme, c’est d’abord parce qu’elle est un mensonge, parce qu’elle fait mentir le corps. Souvent, par exemple, on a l’impression que la pureté est une exigence purement spirituelle à laquelle le corps est indifférent – comme notre système digestif est indifférent aux oranges ou aux mandarines – et qu’inversement, l’impureté nuit à la vie intérieure (parce qu’elle replie sur soi, etc.), mais ne falsifie en rien un corps qui serait neutre à l’égard du sens qu’on peut lui donner. Jean-Paul II veut ici inscrire la morale du corps dans le corps : Dieu a un plan sur le corps, il a voulu le corps de l’homme et lui a donné un sens qu’il appartient à l’homme de découvrir. Voilà ce que signifie « langage du corps ».
c’) Nécessité de ce langage (104, 7 ; p. 500)
« …en un certain sens, l’homme n’est pas capable d’exprimer sans le corps ce langage singulier de son existence personnelle et de sa vocation ». Autrement dit, l’homme a besoin de son corps pour réaliser sa vocation et donc pour être heureux. Et cela vaut autant pour le « mariage » que pour « la continence pour le Royaume des Cieux ».
Nous en connaissons la raison. Depuis « l’origine », ce qui, dans le vocabulaire de Jean-Paul II signifie : dans le dessein créateur jamais annulé de Dieu, l’homme est fait pour se donner dans la fidélité (à Dieu, à un conjoint) : cette vocation est inscrit en son « esprit » ; or, l’esprit exprime son intention dans des « paroles » : « paroles d’amour, de donation, de fidélité » ; et ces paroles « exigent un langage du corps approprié ».
Jean-Paul II ne fait qu’ébaucher sa pensée ; dans le chapitre récapitulatif, nous tenterons de la développer sinon de la prolonger. En un mot, cet esprit incarné qu’est l’homme exige la double expression matérielle du langage et du corps ; d’ailleurs, le langage passe par la voix et donc par le corps.
d’) Moyens de ce langage (TDC 105)
Comment le corps dit-il ce qu’on lit en lui ? Le corps ne s’exprime totalement que dans le cadre du sacrement de mariage et cela d’abord dans le signe que constitue « les paroles du consentement conjugal » (id., 1 ; p. 501 et 502). Or, les paroles du consentement sont doublement signifiantes et expressives : selon l’intelligence et selon la volonté.
1’’) Selon l’intelligence (id., 1 à 4 ; p. 501 à 503)
Jean-Paul II ne répète pas moins de quatre fois en à peine dix lignes le mot « méditation » ou le verbe « méditer ». Si l’homme est un être doué l’intelligence et qu’il reçoit son corps, son œuvre est d’abord de méditer sur le sens de son corps. Il sait bien que le consentement du mariage l’engage corps et âme à l’égard de son époux ou de son épouse. En conséquence, « une méditation correcte dans la vérité est condition indispensable [remarquez la vigueur de l’expression] pour proclamer cette vérité, c’est-à-dire pour instituer le signe visible du mariage comme sacrement ». (id., 2 ; p. 502) Le sacrement de mariage, le langage du corps est donc « proclamation de la vérité provenant de Dieu ».
Or, qui lit cette vérité, le prophétisme du corps, sinon ceux qui entendent le consentement des époux exprimant le langage du corps ? D’une part les époux, d’autre part, l’Église et la société. Mais diversement. En effet, « cette proclamation prophétique du langage du corps, examinée dans la vérité, est immédiatement et directement adressée par le moi au toi », donc « selon la dimension de la communion interpersonnelle et seulemen de manière indirecte devant les autres et pour les autres ». En effet, non seulement l’union des corps ne se réalise que dans l’intimité des époux, mais le don qu’exprime l’échange des consentements ne prend pleinement son sens que pour ceux qui connaissent et vivent l’amour dont il est le signe, à savoir les époux. Cette remarque de Jean-Paul II est importante pour dépasser une approche trop juridique ou trop canonique du mariage qui a un moment pu avoir cours dans certains discours théologiques.
2’’) Selon la volonté (id., 5 et 6 ; p. 503 et 504)
En un second sens, et, par certains côtés, plus fondamentalement, cette lecture présuppose la décision que le corps parle : en effet, ce sont « les deux époux [qui] décident d’agir conformément au langage du corps » ; concrètement, il y a langage plénier des corps quand il y a acte conjugal ; l’union des corps est lisible par elle-même, grâce à la « méditation » de l’intelligence, mais elle présuppose « les paroles du consentement conjugal », donc l’intention (Jean-Paul II insiste : « l’intention, la décision, le choix ») de se donner à l’autre.
La preuve en est que lors du sacrement de mariage (précisément lors de ce que l’on appelle le dialogue préliminaire qui prépare le consentement des époux, ceux-ci s’engagent, donc décident de donner à leurs corps les différentes significations (sponsale, relationnelle, procréatrice, etc.) énumérées ci-dessus. Par exemple, quant à la signification procréatrice, il est posé la question suivante aux époux : « Etes-vous disposés à accueillir de manière responsable, avec amour, les enfants que Dieu voudra vous donner et à les éduquer selon la loi du Christ et de son Église ? » et l’homme et la femme répondent : « Oui ». (id., 6 ; p. 504)
Aussi, « l’homme est […] artisan des actions et en même temps auteur de leur signification ». Voilà en quoi il est pleinement prophète : s’il n’est pas l’auteur du sens du langage du corps, il est appelé à le découvrir (à le méditer) et à le mettre en œuvre.
2’) L’erreur ou la falsification du langage des corps (106, 3 et 4 ; p. 505 et 506)
L’être humain peut ou non donner « à son comportement une signification conforme à la vérité fondamentale du corps » : dans le premier cas, l’être humain est « dans la vérité », dans le second « il ment et falsifie le langage du corps ».
Cette distinction est d’ailleurs confirmée par « la distinction biblique entre vrais et faux prophètes ».
On peut détailler en quoi consiste cette fausseté, quoique Jean-Paul II n’en parle guère (car il a longuement détaillé auparavant en quoi consistait l’état pécheur, l’homme de la concupiscence). En effet, nous venons de le voir, il appartient à l’homme non seulement de relire le sens de son corps, mais aussi d’agir (Jean-Paul II parle même d’« emploi ») en fonction de cette vérité du langage du corps ; en ce dernier sens, il n’est plus seulement spectateur, il « est l’auteur des significations du langage du corps ». Double est donc la fausseté (qui est péché ou faiblesse) : dans l’intelligence (la capacité de lecture des choses) et dans la volonté (la capacité d’agir).
3’) La rédemption du langage des corps (TDC 107)
a’) Existence de cette rédemption (id., 1 à 3 ; p. 507 et 508)
D’abord, nous l’avons déjà amplement vu, la rédemption du corps existe, elle est possible. En effet, selon une idée chère à Jean-Paul II, « le cœur humain est non pas tant accusé et condamné par le Christ à cause de la concupiscence », ce qu’affirment « les maîtres du soupçon », que tout d’abord et avant tout appelé », et appelé au salut apporté par le Christ.
Précisément, on l’a longuement vu avant : l’état de péché, la concupiscence, n’a pas perverti l’esprit de l’homme, intelligence et volonté libre. En particulier, il « ne détruit pas la capacité de relire dans la vérité le ‘langage du corps’ ».
Dieu, maître de l’impossible
« Même ce qui apparaît dans l’homme comme un état contradictoire… doit être synthétisé en une suite ordonnée… afin que les contradictions apparentes se résolvent en une seul fin et unique fin, la puissance divine étant capable d’inventer un espoirt là où il n’y a plus d’espoir, et une voie dans l’impossible [4] ».
b’) Nature de cette rédemption (id., 3 et 4 ; p. 508)
De même que le péché (et la blessure, la faiblesse) est double, de même double est la rédemption : dans l’intelligence et la volonté. En effet, « la concupiscence engendre d’elle-même de nombreuses erreurs dans la relecture du langage du corps », et voici pour le premier effet, relatif à l’intelligence ; et « elle engendre aussi le péché, le mal moral contraire à la vertu de chasteté », et voilà pour le second effet, relatif à la volonté. De même, l’ethos de la rédemption comporte d’une part « la possibilité de passer de l’erreur à la vérité », et d’autre part, « la possibilité de retourner, c’est-à-dire de se convertir, du péché à la chasteté ».
c’) Conséquence par rapport à l’anthropologie (id., 5 et 6 ; p. 508 et 509)
Il est possible « de comprendre l’homme sur la base de l’analyse du signe sacramentel ». Double est l’enseignement qu’apporte le sacrement. En effet, l’homme est ministre du sacrement ; or son administration requiert deux conditions.
Elle demande d’abord sa pleine conscience (id., 5 ; p. 508 et 509). Jean-Paul II insiste : bien que l’homme soit « sujet à la concupiscence », « il est capable de discerner le vrai du faux dans le langage du corps ».
Elle exige ensuite sa liberté, sa capacité d’autodétermination (id., 6 ; p. 509). De même, l’homme « n’est pas complètement déterminé par la libido ». En effet, si tel était le cas, « l’homme serait condamné à des falsifications essentielles » et « il serait donc condamné à se suspecter lui-même et à suspecter les autres » ; or, la condamnation ou accusation s’oppose à l’appel ; et on a vu que « l’homme est toujours essentiellement appelé et non simplement accusé ».
L’insistance de Jean-Paul II à démontrer ces thèses porteuses d’une immense espérance emplie de réalisme est pastoralement aussi significative que capitale. Combien de couples sont découragés et finalement convaincus que l’appel évangélique à la chasteté est un idéal invivable : ils ne voient pas comment ne pas être le jeu de leurs pulsions et de l’obscurcissement de leur raison ; pour traduire leur conviction dans les mots du pape, ils transforment l’appel du Christ en accusation. Or, l’accusation dirigée contre soi s’appelle culpabilité et, dirigée contre autrui représentant l’autorité, la révolte ; mais les deux attitudes sont aliénantes. Voilà pourquoi tant d’hommes et de femmes oscillent entre culpabilité et révolte.
E) Couronnement des explications antérieures
1) Introduction (108, 1 ; p. 509 et 510)
Après une interruption de quinze mois, justifiée par l’Année Sainte, Jean-Paul II reprend les cycles de catéchèse sur la théologie du corps et expose quelques textes bibliques qui ont directement trait au mariage : précisément, deux textes de l’Ancien Testament – le Cantique des Cantiques et le livre de Tobit – et un du Nouveau, déjà abondamment commenté mais dont certaines virtualités n’ont pas encore été exploitées – l’épître aux Éphésiens –. De prime abord, ces catéchèses font un peu figure de « pièces rapportées », ce qu’expliqueraient suffisamment les circonstances : certes le thème est commun, puisqu’Ep 5 et ce petit ensemble de cinq catéchèses parle du mariage sauvé par Dieu, mais Jean-Paul II paraît les avoir plus juxtaposées qu’articulées ou connectées vitalement.
Cependant, à y regarder de plus près, ces cinq entretiens complètent et achèvent ce qui fut dit sur le mariage comme signe. Ils constituent, selon les mots du pape, le « couronnement de toutes » ses « explications antérieures ». Il est aussi fait allusion à un texte conciliaire (l’encyclique de Paul VI, Humanæ Vitæ ), mais Jean-Paul II en traitera dans un long développement ultérieur sans rapport avec ce dont nous parlons ici.
Qu’apportent ces textes à la théologie du corps, en particulier par rapport au sacrement de mariage que nous sommes actuellement en train d’étudier ? Quoique Jean-Paul II ne le dise pas explicitement, les trois textes scripturaires qui vont être passés en revue donnent comme une vision progressivement approfondie du mystère du langage des corps dans le sacrement de mariage : vision anthropologique, théologique et enfin christologique.
2) La vision anthropologique le Cantique des Cantiques (108 à 111-113)
a) La théologie du corps dans le Cantique (TDC 108)
Jean-Paul II veut traiter du Cantique sous l’angle de la théologie du corps. Pour le montrer, il procède du plus général au plus particulier :
1’) Le Cantique peut être lu dans son sens littéral (id., 1 ; p. 509 et 510)
On le sait, le Cantique traite de la manière la plus évidente de l’amour entre un époux et son épouse. Les interprétations qui en ont été données sont multiples : mystique (l’amour de l’âme et de Dieu), ecclésiologique, etc.
Différents regards sur le Cantique des Cantiques
À la suite des exégètes, Arminjon distingue « trois courants principaux » : profane et naturaliste (chant érotique) qu’il refuse ; littéral (le cantique parle de « l’amour humain qui unit l’homme et la femme dans le mariage », dit le chanoine Osty ; mais il est possible d’y lire l’amour de Dieu et de l’homme) et l’interprétation traditionnelle qui voit d’abord dans le cantique un chant sur l’amour de Dieu. Arminjon opte pour cette troisième hypothèse, et Jean-Paul II résolument pour la seconde [5].
Jean-Paul II opte délibérément pour l’interprétation littérale : même si ce texte parle de la grande analogie prophétique (de la relation entre Dieu et Israël), « il n’est toutefois pas possible de la détacher de la réalité du sacrement primordial », celui dont traite Gn 2, le sacrement de mariage. C’est donc cette perspective qui sera la nôtre.
Nous en avons maintenant l’habitude, Jean-Paul II se donne la peine de traiter des questions de technique exégétique dans quelques notes référencées : tout d’abord, les partisans de son interprétation littérale (ce sont eux que nous citons dans l’encart plus bas : id., note 95 ; p. 510) ; puis les arguments en faveur de la « signification plus pleine » qu’il n’exclut nullement (id., note 96 ; p. 96 ou ibid.) ; une dernière et longue note propose un raccourci de l’histoire de l’exégèse difficile de ce texte si particulier dans le canon biblique (id., note 97 ; p. 511).
2’) Le Cantique traite de l’amour humain (id., 2 ; p. 511)
On sait que Gn 2 parle de la relation d’amour que Dieu a voulu mettre entre l’homme et la femme (on l’a vu longuement), notamment de la découverte et de l’émerveillement lié à cette découverte : « Pour le coup, voici l’os de mes os et la chair de ma chair ». (Gn 2, 23) Ces « premières paroles de l’homme expriment la stupeur et l’admiration, et même le sentiment de séduction ». Or, ce que Gn « exprime en peu de mots […] coule sous une forme plus ample à travers les versets du Cantique » : on y trouve la découverte et la séduction émerveillée face au corps de l’autre.
3’) Le Cantique parle du corps (id., 3 ; p. 512)
Ouvrons le Cantique, et nous verrons quelle place prend la visibilité du corps et l’enchantement qu’il exprime. En effet ce corps de l’époux et de l’épouse est à la fois « point de départ » et « point d’arrivée », source et terme de la séduction (au sens passif du terme : « je suis séduit »), de l’attraction exercée par le corps. Source, car c’est le corps qu’il m’est d’abord donné de voir, de connaître, dans la « stupeur et [l’]admiration » ; terme car « c’est sur lui que s’arrête directement et immédiatement cette attraction vers l’autre personne » : autrement dit, c’est le corps de la personne qui « engendre l’amour ». Profond réalisme de Jean-Paul II.
« En outre, l’amour entraîne une expérience particulière du beau » et du beau visible, la beauté du corps (cf. les paroles de l’époux et de l’épouse : Ct 1, 8 et 5) ; or, le propre du beau est de séduire et d’attirer, d’engendrer la complaisance, l’amour.
4’) Le Cantique parle du corps comme d’un signe (id., 4 ; p. 512 ou ibid.)
En effet, telle est la perspective qui est actuellement la nôtre. Ici, la raison touche la méthode, la forme et non plus le contenu.
Le Cantique utilise abondamment les métaphores. Mais ces métaphores d’une part montrent que « le langage du corps cherche appui et confirmation dans tout le monde visible » : le Cantique regorge d’images qui convoquent le monde entier pour chanter la beauté de l’épouse ; d’autre part, ces images demeurent toujours insuffisantes, d’où leur multiplication. Or, et nous explicitons ce qui n’est pas développé chez Jean-Paul II, le propre du signe est d’être visible, et de montrer quelque chose d’autre que lui. [6] En conséquence, le corps dont parle le Cantique est un corps qui fait signe, qui dit plus que ce qui apparaît, et précisément exprime le mystère propre de la personne.
C’est ce que confirme l’expression qui conclut un des chants, et donc l’une des séries de métaphores : « Tu es toute belle ma compagne, et pas une tache en toi ! » (Ct 4, 7) Par cette unique métaphore, « le langage du corps semble exprimer ce qui, le plus, est le propre de la féminité et de toute la personne ».
Le Cantique est aussi un chant d’amour humain
« Il faut donc prendre simplement le Cantique pour ce qu’il est manifestement : un chant d’amour humain [7] ».
« Le Cantique célèbre l’amour de l’homme et de la femme sans y joindre aucun élément mythologique, mais en le considérant simplement à son niveau et dans sa spécificité [8] ».
Il sortirait du cadre de ces catéchèses de proposer un commentaire complet du Cantique des Cantiques. Le pape se contente ici d’en isoler deux aspects centraux pour la théologie du corps : le premier concerne la personne de l’épouse ; le second le désir, l’éros qui unit l’époux et l’épouse.
b) La personne de l’épouse (109-110)
1’) Introduction lecture d’un texte (id., 1 ; p. 515 et 516)
À un moment privilégié, l’époux exprime « une expérience particulière des valeurs » : « Tu es toute belle mon amie » (Ct 4, 7). « Tu as pris mon cœur, ma sœur, mon épouse, tu as pris mon cœur par un seul regard […]. Qu’elles sont douces tes caresses, ma sœur, mon épouse ». (Ct 4, 9 et 10) Et ces paroles sont d’une « importance essentielle pour la théologie du corps », et ici « du signe sacramentel du mariage ».
Pour bien le comprendre, il faut analyser les paroles de l’époux et notamment les deux noms par lesquels il désigne l’épouse : « mon amie, ma sœur, mon épouse ». Or, ces expressions « disent bien plus » que le nom même de l’épouse. Reprenons les deux trames :
2’) La « trame fraternelle » « mon amie, ma sœur » (id., 2 et 3 ; p. 516 et 517)
L’amitié est un lien très fort unissant deux personnes. Aussi, l’expression « mon amie » « signifie dans le Cantique un rapprochement particulier ressenti et expérimenté comme force intérieurement unificatrice ».
Mais Jean-Paul II s’attarde surtout sur le terme « sœur », qui est du même registre, celui du rapprochement et de l’unité. Précisément, « l’expression ‘ma sœur’« présente deux significations : « l’union dans l’humanité et en même temps […] l’originalité féminine de cette sœur ». Autrement dit, elle ne se réfère pas à la seule sexualité, mais aussi à la personne et à leur commune nature humaine. En effet, qui dit sœur, dit ouverture à ceux qui sont « perçus comme des frères ». Et l’appellation de sœur implique une unité d’autant plus grande que le lien de fraternité suppose une origine et donc un « passé commun ».
Il faut encore préciser que ce rapprochement, cette unité est « une tendresse désintéressée », loin des désirs captatifs. L’époux porte sur l’épouse le regard que des enfants, frères et sœurs, se portent. Et la paix qui en naît confirme ce don désintéressé : la paix est fruit de l’amour et l’acte de l’amour est le don. Or, cette paix est doublement présente dans le Cantique : paix du corps (cf. Ct 2,7 ; 3,5 ; 8,4) et plus encore paix de la rencontre désintéressée (cf. Ct 8,10).
Bref, l’appellation de sœur rappelle combien la relation conjugale est une relation de rapprochement, d’appartenance fondée sur le don.
3’) La trame « amoureuse » « mon épouse » (id., 4 ; p. 517)
On la retrouve dans ces paroles de l’époux : « Tu es un jardin fermé, ma sœur, mon épouse, une fontaine scellée » (Ct 4,12) Cette trame, quant à elle, « n’apparaît jamais explicitement ». Or, ce qui est fermé, scellé évoque le mystère. Aussi, cette appellation évoque-t-elle ici « l’inviolabilité intérieure de la personne ». Et cette inviolabilité est la conséquence de « l’authentique profondeur de la personne » et de sa dignité.
Mais cette expression signifie autre chose en retour : à la vérité énoncée par l’époux (« Tu es un jardin fermé ») répond l’épouse qui se donne et se confie à l’époux : « Mon bien-aimé est à moi et moi à lui ». (Ct 2,16) Autrement dit, les paroles du Cantique manifestent cette conscience de l’appartenance réciproque » et de la destination mutuelle « des époux ». En effet, le mystère dont parle l’époux est celui de la liberté ; mais la liberté est pour le don, non pour elle-même : la personne est jardin caché non pour se réserver égoïstement, mais pour librement se donner. Aussi « la liberté du don est une réponse à la profonde conscience du don qu’expriment les paroles de l’époux ». Quand l’épouse dit « mon (époux) », elle ne signifie pas non plus un acte de captation, mais la « profondeur de cet acte de se confier » à la personne de l’autre.
Il est important de méditer ces riches paroles quand on sait la tendance à réduire la relation entre époux au seul désir, ce qui va justement et tout naturellement être développé dans la catéchèse suivante. La relation réciproque doit respecter le mystère de chaque personne et ce mystère tient à ce que la personne ne se donne que librement.
4’) Conclusion (111-113 ???, 1 ; p. 522)
La première appellation (surtout « sœur ») insiste sur la dimension d’unité, de rapprochement et donc finalement de dévoilement (la proximité révèle), tandis que la seconde (« fontaine scellée ») manifeste plus le mystère personnel. Concrètement, cela signifie que l’union des époux n’est jamais telle qu’elle annule la profonde subjectivité des personnes. Au contraire elle s’en nourrit : car il n’y a unité que parce qu’il y a don réciproque et conscience de ce que l’autre se donne ; or, le don émerge du fond conscient et libre de chaque personne. En conséquence, le Cantique exprime adéquatement ce qu’est le don des époux. « La vérité de la proximité croissante des époux à travers l’amour se développe dans la dimension subjective du cœur […], qui permet de découvrir l’autre en soi comme un don et, en un certain sens, de le goûter en soi (Ct 2,3-6) ».
c) L’éros dans le Cantique (111-113 ???)
Le Cantique va de plus montrer la place que tient le désir, l’éros dans le langage des corps, dans le cadre du mariage. « L’épouse sait qu’elle est l’objet du désir de l’époux » ; et il en est de même pour elle, car « l’amour qui les unit est en même temps de nature spirituelle et de nature sensuelle ». (id., 1 ; p. 522 ou 111, 5 ??? ; p. 524 et 525) Ce désir existe, il faut en tenir compte, mais que doit-il devenir ?
1’) L’éros implique une recherche (112, 2 ; p. 526 et 527)
Les nombreux chants du Cantique montrent « l’attraction mutuelle de l’homme et de la femme » ; au point de départ, l’éros leur « apporte joie et quiétude ». Pourtant, il les entraîne à « une recherche continuelle. On a l’impression […] qu’ils ne cessent de tendre vers quelque chose » (cf. Ct 5, 6) ; le désir est marqué par une recherche jamais satisfaite. C’est donc que l’appel des époux dépasse le contenu et les limites de l’éros. De plus, cet appel, cette veille dure même dans le sommeil ; et le sommeil est intérieur. Ainsi, « la recherche a [donc] une dimension intérieure ». Plus précisément encore, cet appel est « recherche de la beauté intégrale », corps et âme : c’est donc que le mouvement qui incline l’époux n’est pas que le désir du corps, mais une inclination intérieure née de l’âme.
2’) L’éros implique une inquiètude (113, 2 ; p. 528 et 529)
La recherche dont il vient d’être question comporte aussi une inquiètude qui invite à se demander si elle fait partie de l’éros ? « S’il en était ainsi, cette inquiètude indiquerait aussi la nécessité du dépassement de soi ». En fait, le sens profond de cette dynamique inquiète, est le respect de la personne, « la quasi-impossibilité pour une personne de s’emparer, de prendre possession de l’autre personne ». Où l’on rejoint l’intuition précédemment formulée sur la nécessité du mystère, du secret dans l’amour. Pourquoi ? Le repos du désir est l’appropriation ou plutôt la possession, la satisfaction ; mais la personne ne peut se posséder, elle ne peut que se donner à l’autre et alors l’appartenance est réciproque et fruit d’un don (libre). L’amour ignore donc le repos absolu et demeure dans l’inquiètude.
3’) L’éros appelle l’agapè (113, 4 ; p. 529)
Nous avons déjà montré que l’éros, le désir sensible n’épuise pas les relations interpersonnelles, surtout conjugales : il doit inclure l’amour personnel, c’est-à-dire l’amour de don. Mais l’amour comporte encore une troisième dimension : la charité ou amour surnaturel.
Autrement dit, le désir, l’inclination née du désir nécessite la charité. En effet, que nous dit S. Paul de la charité ? Notamment que « la charité n’est pas envieuse », qu’« elle excuse tout, croit tout, supporte tout, espère tout ». Et surtout : « La charité ne passera jamais ». (1 Co 12,4-8) Or, telles sont les qualités de l’amour dont parle le Cantique, notamment à la fin : l’amour « est tenace comme les enfers » et « fort comme la mort » (Ct 8, 6). Ainsi, sans confondre les deux perspectives, « l’agapê conduit l’éros à son accomplissement, en le purifiant ». C’est la charité qui porte le désir à sa perfection, ainsi que nous allons maintenant le voir, à travers deux beaux textes, l’un de l’Ancien Testament et l’autre du Nouveau.
3) La vision théologique le livre de Tobit (114-116)
a) La continuité (114, 4 ; p. 531)
Jean-Paul II marque d’abord la continuité avec le Cantique, et cela par une double charnière : « Dans le récit des épousailles de Tobit et de Sara, nous trouvons [aussi] le terme ‘sœur’ ». D’autre part, il est dit que Tobit aima Sara « au point de ne plus pouvoir se détacher d’elle » (Tb 6,19) ; n’est-ce pas un écho à l’amour « plus fort que la mort » du Cantique ?
Ce second point est confirmé par l’histoire précise de Tobit, puisque précédemment, l’amour était lié à la mort pour Sara (ses sept maris étaient tous morts du fait d’un esprit malin). Mais Tobit et Sara n’hésitent pas à aller au-devant de cette épreuve » et c’est la vie qui triomphe lors de la première nuit de noce, puisque Tobit ne meurt pas ; or, ils sont tous deux conduits par l’amour ; c’est donc que « l’amour […] se révèle plus fort que la mort ».
Le chant de l’amour
- Jean Chrysostome suggère aux jeunes mariés de tenir ce discours à leur épouse : « Je t’ai prise dans mes bras, et je t’aime, et je te préfère à ma vie même. Car la vie présente n’est rien, et mon rêve le plus ardent est de la passer avec toi, de telle sorte que nous soyons assurés de n’être pas séparés dans celle qui nous est réservée […]. Je mets ton amour au-dessus de tout, et rien ne me serait plus pénible que de n’avoir pas les mêmes pensées que les tiennes ». (Homélie sur Éph., 20, 8 ; PG 62,146 et 147)
On ne peut plus dire que l’Église a une conception « rabat-joie, éteignoir » de l’amour.
b) La nouveauté (115, 3 à 116, 5 ; p. 534 à 537)
Cette différence est double et constitue l’apport propre de ce Livre dans la compréhension du langage des corps dans le cadre du mariage.
1’) Première différence (115, 3 ; p. 534)
Le Livre de Tobit est plus réaliste que le Cantique. En effet, dans le concret de la réalité, « la vérité et la force de l’amour se manifestent dans la capacité de se placer entre les forces du bien et du mal qui luttent dans l’homme et autour de lui ». Or, si le livre de Tobit en a pleinement conscience, « le duo des époux du Cantique », vivant « dans un monde idéal », ne semble pas percevoir combien l’amour implique cette lutte contre le mal (intérieur et extérieur).
Cette différence emporte aussi une différence d’ordre anthropologique notée en passant : le Cantique parle le langage « du transport amoureux », tandis que le livre de Tobit exprime la vérité de l’amour « dans les actes qui assument tout le poids de l’existence humaine » ; le premier parle passion, le second liberté responsable jaillie de l’amour.
2’) Seconde différence (116, 5 ; p. 537)
Mais il y a une seconde différence encore plus décisive. L’amour dont parle le livre de Tobit est pénétré de la grâce de Dieu, tandis que « les époux du Cantique se déclarent […] leur amour humain ». Le meilleur témoin de cette dimension théologique est la prière de Tobit et de son épouse Sara (Tb 8, 5-8). Elle se termine ainsi : « Fais que nous obtenions miséricorde, elle et moi, et que nous arrivions ensemble à la vieillesse ». Ils « demandent [donc] à Dieu la grâce de savoir répondre à l’amour ». De plus, cette prière montre qu’ils voient que le pacte conjugal est l’image et la réalisation de l’Alliance de Dieu et des hommes ; or, tel est le fondement du sacrement de mariage, comme nous l’avons vu. Tobit et Sara sont donc « conscients » du sacrement dont ils sont les « ministres », que « dans le pacte conjugal s’exprime et se réalise le mystère qui a sa source en Dieu lui-même ».
Jean-Paul II voit un signe subjectif (émotif) de cette dimension divine plus profonde lorsqu’il note que « la prière des nouveaux époux dans le livre de Tobit […] émeut plus profondément » que le Cantique.
Selon les catégories qui lui sont chères, le pape note aussi en passant une autre distinction entre les deux ouvrages : le Cantique est plus « pénétré […] de la force émotive » et subjective du mystère du mariage et Tobit de sa gravité objective.
Enfin, loin d’être opposées, ces deux composantes humaine et divine, sont complémentaires : elles « participent l’un et l’autre à la formation » du signe sacramentel. En effet, selon une doctrine classique dans la théologie, la grâce ne nie pas la nature mais l’assume, et cela est particulièrement vrai du mariage qui est le seul sacrement à être une réalité naturelle avant d’être sanctifiée par le sacrement.
Le mariage est une vocation, un appel de Dieu
« On se marie, on entre dans l’état de mariage parce que l’on a reconnu que c’est là la volonté particulière de Dieu à son endroit, et que pour cette raison on a le droit et le devoir de la faire. […] On est alors libre, mais on n’est pas libre envers cette permission […] par nature, par naissance, […] selon sa propre impulsion, mais on est rendu libre par la vocation, le don et la grâce de Dieu [9] ».
4) La vision christologique et mystique l’épître aux Éphésiens (117b)
Nous retrouvons une nouvelle fois ce riche texte Ep 5, 22-33. « Ce texte nous conduit à une dimension du langage du corps » que l’on pourrait qualifier de « mystique » (id., 1 ; p. 539). « Le langage du corps […] s’exprime non seulement comme l’attrait et la complaisance réciproque du Cantique des Cantiques, mais aussi comme la profonde expérience du ‘sacrum’ ». (id., 3 ; p. 540 et 541) Il faut donc approfondir le sens seulement anthropologique que l’on a pu lire antérieurement.
a) Preuve
1’) Première raison (id., 1 ; p. 539)
- Paul lui-même qui « parle en effet du mariage comme d’un ‘grand mystère’« (cf. Ep 5, 32). Certes, ce mystère s’exprime d’abord dans l’union nuptiale du Christ avec l’Église, ainsi qu’on l’a vu, mais l’analogie s’étend jusqu’au mariage sacramentel. Or, le corps, notamment l’union conjugale, exprime et réalise le mariage. Aussi S. Paul étend-il cette « analogie mystique au langage du corps ». Autrement dit, le corps acquiert une dimension mystique.
2’) Seconde raison (id., 2 ; p. 539 et 540)
C’est ce que confirme et approfondit la seconde raison. En effet, le mariage est un sacrement. Or, « les sacrements greffent la sainteté [donc le mystère de Dieu] sur le terrain de l’humanité de l’homme » et c’est ce qui est « exprimé [et réalisé] dans la langue de la liturgie » qui est la prière de l’Église et comporte donc les sacrements. Aussi, « la liturgie […] élève le pacte conjugal […] aux dimensions du mystère ». Et Jean-Paul II n’hésite pas à dire que « la langue liturgique devient langage du corps ». (id., 3 ; p. 540 et 541) Nous sommes donc loin du manichéisme…
3’) Ebauche d’une troisième raison (id., 3 ; p. 540 et 541)
Le mysterium magnum, le « grand mystère » dont parle Ep 5 – et le mariage en fait partie, nous venons de le rappeler – « plonge précisément ses racines dans l’origine » ; or, celle-ci est le mystère de la création de l’être humain ».
b) Conséquence (id., 3 à 5 ; p. 540 et 541)
« Le signe sacramentel signifie non seulement […] la naissance du mariage », « mais constitue aussi […] toute sa durée ». Aussi tout le langage quotidien du corps devient spirituel. Or, le quotidien du mariage est constitué de tâches : c’est « la spiritualité du mariage, son ethos » ; ces tâches, ces faits sont donc de nature spirituelle. Le langage quotidien du corps est expérience du sacré.
Comment cela ? Nous allons retrouver une doctrine connue, éclairée sous un autre jour. L’auteur de l’épître aux Éphésiens demande aux époux l’amour et le respect, la crainte mutuelle (cf. Ep 5, 21. 28. 33) ; or, la crainte est un des sept dons de l’Esprit-Saint ; aussi, vivre le langage du corps spirituellement, en sa dimension mystique, c’est le vivre dans la motion du don de crainte : « la maturité spirituelle de cet attrait n’est autre que la fructification du don de crainte ». C’est ce que confirme saint Paul quand il parle « de la chasteté comme ‘vie selon l’Esprit’ (Rm 8, 5) ».
Et il faut joindre la vertu au don (id., 5 ; p. 541), selon ce qui a été largement développé avant et sera vu à nouveau. Jean-Paul II accorde toujours une attention particulière à ne pas séparer la double fructification de la vertu et du don de l’Esprit, la dimension morale et charismatique. Il valorise ainsi particulièrement la doctrine trop oubliée des sept dons de l’Esprit.
5) Conclusion
À plusieurs reprises, Jean-Paul II dit que, dans la perspective divine et mystique, le langage des corps « devient la langue de la liturgie ». (116, 5 ; p. 537) Telle est « la signification intégrale du signe sacramentel du mariage ». Le corps de l’homme et de la femme, est appelé à transférer au jour le jour le mystère de la fidélité aimante de Dieu pour l’homme. « …la vie conjugale devient, en un certain sens, liturgie ». (117b, 5 ; p. 541)
Cette liturgie des corps est, dans l’ordre de la grâce et de la rédemption, la plus haute réalisation de la signification sponsale.
F) Conclusion
Se fondant sur ses précédentes analyses relatives à la théologie du corps, Jean-Paul II s’attache maintenant à son point privilégié d’application : le sacrement du mariage. En effet, c’est dans ce cadre, et seulement dans ce cadre, que se vit la signification plénière (sponsale et procréative) du corps. Mais, avant d’entrer dans le détail de la pastorale (qui occupera la sixième partie), il faut d’abord s’interroger avec précision sur la nature du sacrement de mariage, notamment en son lien avec le corps (tel est l’objet de cette cinquième partie), tant cette question s’est obscurcie ces dernières décennies.
Pour cela, comme à son habitude, le pape revient à l’Écriture (A), en particulier au texte le plus profond et le plus détaillé sur le mariage, qu’est le passage du chapitre 5 des Éphésiens (v. 22 à 33). Le texte est riche et difficile. Aussi en est-il fait d’abord une exégèse minutieuse, verset par verset, s’attachant notamment à préciser le terme de « mystère » et montrant qu’il peut aussi s’appliquer au sacrement de mariage, même si ce n’est pas son premier sens.
Jean-Paul II est dès lors à pied d’œuvre pour aborder la théologie du sacrement de mariage (B). Or, tout sacrement est signe visible de la grâce invisible. Comme tout signe, sa structure est double : il est visible et invisible. De quoi, tout d’abord, le mariage est-il signe ? Du mystère de l’amour de Dieu pour les hommes. En effet, il est frappant de voir tant l’Ancien Testament que le Nouveau Testament parler souvent de cet amour en termes sponsaux. Il y a, dans la pensée de S. Paul et celle du Saint-Père qui le suit fidèlement, comme un va-et-vient entre le mystère et le sacrement, l’un éclairant l’autre à tour de rôle.
Mais en quoi le mariage est-il signe (C) ? Qu’est-ce qui, dans le mariage, exprime le Mystère de l’amour de Dieu pour les hommes ? Le mariage est signe visible de deux manières étroitement articulées : par la parole, c’est-à-dire l’échange des consentements, grâce auquel les époux se donnent l’un à l’autre ; et par le corps, plus précisément, ce que Jean-Paul II appelle magnifiquement le langage des corps, par lequel les époux deviennent « une seule chair ». Et voilà où les acquis antérieurs relatifs à la théologie du corps trouvent leur point d’application et leur fécondité : ce sera détaillé dans le dernier cycle.
D’autres textes de l’Écriture nous parlent aussi du sacrement de mariage (D). Le pape va y faire appel pour finir, s’arrêtant à trois textes décisifs (notamment le Cantique des Cantiques) qui vont à la fois confirmer et prolonger les conclusions précédentes. Il manifestera ainsi les riches significations anthropologique, théologique et christologique du sacrement de l’union des époux.
Pascal Ide
[1] Cf. par exemple Pierre Adnes, Le mariage, coll. « Mystère chrétien », Paris, Desclée, 1963, p. 147 à 151.
[2] Cf. Jean-Louis Brugues, « L’homme de lecture », La fécondation artificielle au crible de l’éthique chrétienne, Paris, Communio-Fayard, 1989, p. 90-103.
[3] Erich Fuchs, Le désir et la tendresse. Sources et histoire d’une éthique chrétienne de la sexualité et du mariage, trad., coll. « Le champ éthique » n° 1, Genève, Labor et Fidès, 1979, p. 48. C’est moi qui souligne.
[4] S. Grégoire de Nysse, PG 44, 128B, cité par Paul Evdokimov, Le sacrement de l’amour. Le mystère conjugal à la lumière de la tradition orthodoxe, Paris, Éd. de l’Épi, 192-1977, p. 142
[5] Blaise Arminjon, La cantate de l’Amour. Lecture suivie du Cantique des Cantiques, coll. « Christus » n° 56, Paris, DDB-Bellarmin, 31983, p. 30 à 42.
[6] Un théologien et philosophe portugais du XVIe siècle, Jean de Saint-Thomas, définissait le signe comme « ce qui, étant connu, fait connaître autre chose que lui ». Cf. l’exposé de Jacques Maritain, « Signe et symbole », in Quatre esais sur l’esprit dans sa condition charnelle, in Œuvres complètes VII (1939-1943), Fribourg (Suisse), Éd. Universitaires, Paris, Éd. Saint-Paul, 1988, p. 97 à 158.
[7] J. Winandy, Le Cantique des Cantiques. Poème d’amour mué en écrit de Sagesse, Maredsous, 1960, p. 26.
[8] A.-M. Dubarle, « Le Cantique dans l’exégèse récente », in Aux grands carrefours de la Révolution et de l’exégèse de l’Ancien Testament, « Recherches bibliques » VIII, Louvain, 1967, p. 149.
[9] Karl Barth, Die Kirchliche Dogmatik, t. III.4, p. 205.